De l’impérialisme à l’Empire

Extrait d’un texte paru dans les Nouveaux Cahiers du socialisme, numéro 13, 2013 [1]

En 2000, Michael Hardt et Antonio Negri font paraître une petite bombe intitulée Empire [2]:

Le passage à l’Empire sort du crépuscule de la souveraineté moderne. Au contraire de l’impérialisme, l’Empire n’établit pas de centre territorial du pouvoir et ne s’appuie pas sur des frontières ou des barrières fixées. C’est un appareil décentralisé et déterritorialisé de gouvernement, qui intègre progressivement l’espace du monde entier à l’intérieur de ses frontières ouvertes et en perpétuelle expansion. L’Empire gère des identités hybrides, des hiérarchies flexibles et des échanges pluriels en modulant ses réseaux de commandement. Les couleurs nationales distinctes de la carte impérialiste du monde se sont mêlées dans l’arc-en-ciel mondial de l’Empire[3]. (17)

Empire n’est pas un ouvrage ordinaire. Les concepts suspects y abondent : Empire, travail immatériel, déterritorialisation, multitude, bio-pouvoir, bio-politique. Les thèses révisionnistes ou douteuses sont aussi soulevées : la loi de la valeur ne fonctionne plus, la multitude est le nouveau sujet politique, la représentation politique et le parti sont dépassés, l’État-nation est en déclin, l’impérialisme est derrière nous. Empire en laisse plus d’un dubitatif. Pourtant, il y a un souffle, un style dans cet ouvrage qui, s’il pose toutes sortes de difficultés, ouvre un chantier plein de promesses. En 2004, Hardt et Negri publient Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire et, en 2012, Commonwealth[4]. Leur pensée évolue, mais, fondamentalement, ils persistent et signent.

Mais qu’est-ce donc que cet Empire ?

Avec Empire, Negri et Hardt proposent une analyse globale de la crise ouverte à la fin des années soixante sous l’impulsion des luttes ouvrières, des mouvements populaires et des mobilisations de peuples des anciennes colonies, qui a conduit à une mutation du capitalisme, laquelle implique un passage à un stade post-impérialiste. L’Empire, c’est le concept qui tente de capter ces transformations. L’une des thèses centrales d’Empire est que la mondialisation du marché et des circuits de production donne naissance à un nouvel ordre mondial dans lequel les États-nations voient leur souveraineté décliner au profit d’organismes supranationaux. Alors que le colonialisme et l’impérialisme se déploient dans un univers découpé en territoires et en États plus ou moins puissants aux frontières bien délimitées, l’Empire est un dispositif à plusieurs têtes et à plusieurs bras, qui infiltre tout, investit tout, qui n’a pas de siège social et ne connaît pas de frontières. Nul ne peut y exercer un pouvoir hégémonique, ce qui ne veut pas dire que la destruction et la guerre aient disparu. Au contraire, l’Empire exige un état de guerre permanent.

L’Empire serait-il alors la forme suprême de la domination ? Devrions-nous regretter les anciennes formes de pouvoir et les luttes frontales qu’elles engendraient ? Non, répondent Hardt et Negri : L’Empire est « meilleur » parce qu’il libère de nouvelles puissances de vie. L’Empire représente le terrain radicalement nouveau sur lequel la multitude s’engendre, résiste et crée. Cette multitude, disent-ils, c’est l’ensemble pluriel constitué par les « subjectivités productives et créatrices de la mondialisation, qui ont appris à naviguer sur cette énorme mer »[5]. Dans la modernité, encadrée par l’État-nation, la multitude s’était muée en peuple, avec une identité définie, un sentiment d’appartenance, et des frontières séparant le peuple de ceux qu’on avait exclus de la définition de la nation. Dans l’Empire, les frontières s’ouvrent  —  de gré ou de force  —  et la multitude vagabonde refait surface, hybride, éclatée et précaire. Si Hardt et Negri s’intéressent surtout à la multitude créatrice de valeurs dans le travail (qu’ils ne réduisent cependant pas au travail matériel ni au travail productif), ils évoquent aussi d’autres figures telles que les nouvelles configurations de sexe et de sexualité qui constituent à leurs yeux des déploiements de créativité de la multitude. S’ils célèbrent l’exode et la fuite de la multitude, les auteurs d’Empire insistent sur le fait que cela ne saurait suffire. Ils nous invitent donc à devenir les nouveaux barbares de cet Empire, à attraper une arme, à détruire avec une violence affirmative et à tracer des nouveaux chemins de vie.

L’impérialisme n’est pas l’Empire

Notre hypothèse fondamentale est que la souveraineté a pris une forme nouvelle, composée d’une série d’organismes nationaux et supranationaux unis sous une logique unique de gouvernement. Cette nouvelle forme mondiale de souveraineté est ce que nous appelons l’Empire [6].

Avec la mondialisation se pose la question du fondement de la souveraineté politique. On entend souvent dire que le politique, incarné par l’État-nation, aurait perdu ses prérogatives au bénéfice du seul marché. À droite, on s’en réjouit. À gauche, on déplore cette perte de souveraineté, car l’État-nation est toujours perçu comme la voie royale pour faire triompher les revendications ouvrières et populaires. On tente donc d’empêcher son démantèlement et de le  recréer avec des projets progressistes. L’État se situe donc ici au cœur des projets politiques d’émancipation. Hardt et Negri rompent radicalement avec cette position. Ils reconnaissent les fonctions progressistes de la nation lorsqu’elle sert de levier pour lutter contrer l’oppression ou lorsque qu’elle permet de créer un espace de vie commune, mais l’État-nation souverain ne peut pas, selon eux, régler la crise de la souveraineté. Son fondement, la constitution de la multitude en peuple et l’unification de la société et de l’État, ne peut que se poser comme un obstacle pour la multitude créatrice.

Plus important encore pour notre propos, les pouvoirs de l’État-nation sont objectivement en déclin. Dans le capitalisme postmoderne, les facteurs de production traversent les frontières et les États n’arrivent plus à réguler les flux. Les décisions économiques les plus importantes leur échappent, les capitaux financiers circulent à leur guise dans un espace virtuel. La souveraineté loge maintenant en grande partie dans de grandes institutions supranationales qui, à l’instar du marché lui-même, débordent des frontières et se déploient à l’échelle de la planète. Les Nations Unies elles-mêmes, dernier avatar peut-être de la relation contractuelle entre États souverains, ont donné naissance à une sphère de décisions où, à travers le Conseil de sécurité notamment, les États souverains cèdent leur pouvoir à une instance proprement impériale. Il en va de même des organismes comme le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, l’Organisation mondiale du commerce, le Forum économique mondial, ou encore les structures qui encadrent les traités de libre-échange comme l’Aléna ou le Mercosur, et bien d’autres encore. L’ordre mondial ne se présente plus comme une hiérarchie d’États-nations, mais comme un réseau d’acteurs multiples et d’alliances instables qu’aucune force hégémonique, soit-elle l’État-nation le plus puissant de la planète, ne peut contrôler.

Ceci  ne veut pas dire que les États-Unis n’occupent pas dans cet espace une position privilégiée. Les auteurs s’attardent à la transformation du concept de souveraineté moderne dans l’histoire constitutionnelle des États-Unis pour décrire certains éléments ayant favorisé ce passage de l’impérialisme à l’Empire. Au départ, la Constitution des États-Unis elle-même rompt avec la conception européenne de la souveraineté, c’est-à-dire avec l’idée d’un pouvoir transcendant, un État qui devient un Dieu sur terre et réunit en une totalité les forces désordonnées de la multitude sur un territoire bien délimité. La Constitution américaine, au contraire, contient déjà dans son esprit certaines caractéristiques propres à l’Empire : le pouvoir y est immanent, dans la mesure où la multitude productive est censée être la source de la société, et c’est d’elle qu’émaneront les institutions de contrôle conçues pour se contrebalancer ; le projet est ouvert et expansif, la frontière ne peut que reculer[7]. Il faudra toutefois effectuer un grand détour pour aller de cette Constitution rêvée à la réalité de l’Empire. Hardt et Negri décrivent longuement ce processus[8].

À partir de 1917, les choses s’accélèrent, les États-Unis se déclarent les défenseurs des Amériques et y imposent pendant des décennies leur impérialisme brutal, qui s’étendra à d’autres territoires au fur et à mesure que les puissances européennes cèderont devant les luttes anti-coloniales. Avec le New Deal et la trinité formée par le fordisme, le taylorisme et le keynésianisme, la société tout entière est absorbée dans l’État et le capital. Avec la Deuxième Guerre mondiale, ce mouvement s’étendra à l’Europe et les États-Unis feront figure de modèle de rechange à la crise des impérialismes européens. Leur hégémonie ne fait pas de doute avec les accords de Bretton Woods  et le règne du dollar. Les peuples des colonies se soulèvent et les frontières commencent à se redessiner, mais les États-Unis ne remplaceront pas les anciens maîtres. Dans la phase néo-coloniale, de nouvelles tendances se développent déjà et préparent le passage à l’Empire. Les transnationales envahissent le terrain et le profit commence à se détacher de son ancrage national. Le tiers-monde se transforme sous les mots d’ordre du développement et de la modernisation. Le salariat s’étend, le marché mondial s’ouvre, les règles s’uniformisent, bref les conditions se mettent en place pour un déploiement mondialisé du capital.

C’est finalement la défaite au Vietnam en 1968 qui ouvrira pour de bon les vannes de l’Empire. Dans les années 1970 et 1980, les pays capitalistes traversent des crises profondes, le capital doit se restructurer et se mondialiser pour relancer l’accumulation, et l’État-nation n’est plus en mesure d’appuyer efficacement la course au profit. La possibilité d’un projet mondial de « pouvoir en réseau » s’ouvre donc concrètement. La première Guerre du Golfe permettra en effet aux États-Unis de se présenter sinon comme une puissance capable de gagner des guerres pour son propre bénéfice, du moins comme la seule puissance capable de s’occuper des affaires du monde au profit de tous. En quelque sorte, George Bush avait raison : un nouvel ordre mondial se met en place avec son lot d’institutions supranationales, ses acteurs étatiques et non étatiques (États, ONG diverses, organisations économiques, mercenaires, etc.) qui édictent des normes et se tournent vers les États-Unis pour policer le monde. Si ces développements présentent des éléments de continuité avec les avancées impérialistes précédentes, ils n’en constituent pas moins, selon Hardt et Negri, une rupture. Ce processus est très clair dans la transformation du droit international : « Le droit actuel implique […] un processus institutionnel interne et instituant. Les réseaux d’accords et d’associations, les canaux de médiation et de résolution de conflits, et la coordination des diverses dynamiques étatiques sont tous institutionnalisés dans le cadre de l’Empire. Nous vivons la première phase de la transformation des frontières mondiales en un espace ouvert de la souveraineté impériale.[9]»

L’apparition d’une nouvelle notion de la « guerre juste » offre une autre illustration de la rupture qui s’est produite. La guerre se justifie dorénavant par des états d’exception ou d’urgence permanents, soutenus par des valeurs dites universelles. Avec le droit d’ingérence, on n’intervient plus pour se défendre d’un agresseur sur la base d’accords internationaux reconnus et signés en bonne et due forme, mais à partir d’objectifs politiques abstraits. Les guerres sont préventives et « ordinatrices » : on fait la guerre pour éviter les guerres et pour assurer l’ordre du monde, celui du marché, des frontières. Cet état de guerre permanent, qui repose sur des alliances variables et instables, est l’une des caractéristiques fondamentales de l’ordre mondial post-impérialiste, de l’ordre mondial impérial.

Quelle est la place des États-Unis dans cette gouvernance impériale ? Selon Hardt et Negri, ils n’y sont plus hégémoniques bien qu’ils y occupent toujours une position privilégiée, entre autres parce que leur Constitution les prédispose à être le chef d’orchestre de ce monde en réseau. Toutefois, répétons-le, l’Empire n’est pas un simple perfectionnement de l’impérialisme et la position des États-Unis dans le monde ne ressemble aucunement à celle des anciennes puissances européennes qui, à partir de leur État, contrôlaient leur territoire et des territoires extérieurs. L’Empire n’a plus de centre, plus de frontières, et les États-Unis ne peuvent être que l’hégémon  désigné par un ensemble d’acteurs pour présider à un ordre qui les surdétermine tous.

Ellen Meiksins Wood : l’indispensable État et l’impérialisme démesuré

Dans un texte paru en 2003[10], Ellen Meiksins Wood se livre à une charge en règle contre Empire. D’entrée de jeu, le texte nous invite à imaginer un gourou qui considérerait que l’opposition au capitalisme est futile, qu’il faut suivre le courant et penser à Nike. Selon Meiksins Wood, Hardt et Negri ne feraient pas mieux, leur position se résumant à dire que la mondialisation est inévitable, qu’il est impossible de s’y opposer, que la concentration du pouvoir n’existe pas, que l’État est inutile et la domination politique chose du passé. Autrement dit, Empire ne serait qu’une marmelade d’arguments pluralistes relevant de la plus pure orthodoxie libérale. Fort heureusement, une fois sa colère passée, l’auteure apporte à leur thèse des objections sérieuses, entre autres sur trois éléments qui nous intéressent ici : la nature de la mondialisation, le rôle de l’État et l’hégémonie américaine[11].

Meiksins Wood partage en gros l’analyse de Negri et Hardt quant à la montée de la puissance américaine après la Deuxième Guerre mondiale et elle définit la mondialisation comme une stratégie pour exporter la crise qui s’est installée aux États-Unis. Le gouvernement américain est en effet en mesure d’imposer aux économies subordonnées toutes sortes d’accords, par exemple les programmes d’ajustements structurels imposés aux pays d’Asie et d’Afrique, qui vont ouvrir toutes grandes les portes de la planète aux capitaux américains. Cependant, là où Hardt et Negri voient non seulement une stratégie économique, mais le résultat des luttes et l’ouverture d’un nouveau champ de possibilités, l’auteure voit essentiellement une nouvelle forme de domination. La mondialisation à ses yeux n’est pas intégrée : les capitaux bougent, mais les marchés restent déséquilibrés ; les transnationales ont toujours une base nationale ; le capital ayant besoin de consommateurs, les frontières ne s’ouvrent qu’à moitié et les salaires, les prix et les conditions de travail restent totalement disparates. En fait, la mondialisation vise tout autant à empêcher l’intégration qu’à la favoriser[12].

Dans cette mondialisation, l’État, loin de décliner, reste l’atout indispensable du capital. Ici, Meiksins Wood s’en prend autant aux mouvements alter-mondialistes qu’à Negri et Hardt qui, à son avis, auraient le tort de viser les mauvaises cibles. Selon elle, il faut d’abord viser le capitalisme  et non sa dimension mondiale. Hardt et Negri feraient erreur dans leur analyse des rapports entre l’État et le capital. Loin d’être en déclin, l’État est à ses yeux au cœur du processus de mondialisation. Le capital pourrait en effet se passer de l’OMC, mais pas de l’État-nation. D’abord, celui-ci gère la main-d’œuvre grâce aux lois sur la nationalité et aux politiques d’immigration. Il est toujours le garant de l’ordre social et de la propriété privée. Il crée les conditions de l’accumulation. Sa fonction sociale même est indispensable au capital qui, laissé à lui-même, n’entraînerait qu’excès et désordres. « Le monde d’aujourd’hui est plus que jamais un monde d’États-nations. La mondialisation n’a ainsi pas pris la forme d’un État mondial ou d’une souveraineté mondiale.[…] Fondamentalement, la mondialisation est une économie mondiale, gérée par un système formé de nombreux États et de structures de pouvoir locales et qui fonctionne dans un rapport complexe de domination et de subordination »[13].

Que devient alors l’État américain dans ce paysage ? Pour Meiksins Wood, il occupe sans contredit une position hégémonique. En effet, le capital a bel et bien fait sauter les frontières économiques, mais il a dû pour ce faire recourir à un pouvoir extra-économique, en particulier le pouvoir militaire. Le géant américain est donc devenu le gendarme de la planète, une force capable, grâce à sa puissance militaire, de mettre tout le monde au pas et de maintenir suffisamment d’ordre pour que le capital puisse se déployer librement. En 2003, les États-Unis contrôlent 40 % des dépenses militaires mondiales et il faut aligner les huit pays suivants les plus importants pour arriver à les égaler. Après 2001, ils se lancent dans une nouvelle politique que Wolfowitz décrit comme « une guerre ouverte sans limite de temps ou de lieu » impliquant des alliances changeantes. On rompt avec la tradition de la « guerre juste », celle qui devait être motivée par une juste cause, déclenchée par une autorité reconnue, celle qu’on pouvait gagner et pour laquelle les moyens étaient proportionnels aux fins ; dorénavant, la guerre n’a plus d’objectif et les moyens importent peu. Pour Meiksins Wood, la nouveauté de ce capitalisme mondialisé, c’est donc qu’il a donné naissance non pas à un empire riche de nouvelles possibilités, mais plutôt à un impérialisme démesuré[14], un impérialisme où le règne économique du capital n’a plus de frontières, mais où la puissance militaire la plus importante au monde s’appuie sur un réseau multiétatique et contrôle le jeu du seul fait de sa suprématie, de sa capacité à mobiliser des forces et à frapper sinon partout à la fois, au moins souvent et à différents endroits, histoire de garder toujours ouvertes les avenues de l’accumulation.

Au final, Meiksins Wood opte pour une approche très classique : la lutte contre cet impérialisme démesuré passe par l’opposition au capitalisme (on peut penser qu’il s’agit ici de lutter pour la social-démocratie) et le retour au multilatéralisme.

Multitude et Commonwealth : l’Empire s’affirme

Après Empire, dont Meiksins Wood dit qu’il implique la futilité de toute lutte contre le capitalisme, Hardt et Negri publient Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, un livre consacré à la multitude, à ses luttes et à ses revendications, à « l’alternative vivante qui croît au sein de l’Empire »[15]. Le livre s’ouvre sur une analyse de l’état de guerre permanent qui constitue pour les auteurs la plus grande menace au projet démocratique de la multitude. Ici, on n’est pas loin de Meiksins Wood, mais la nation moderne poursuit son inexorable déclin. Le meilleur exemple en est peut-être le nation-building, cette « fabrication » de nations  — qui n’a rien à voir avec le processus de construction de la nation moderne  —  dans le seul but de favoriser l’ordre économique impérial. On se rend cependant compte que l’accent se déplace et que le rôle de l’État-nation dans l’Empire se précise : « …l’administration impériale est aujourd’hui principalement le fait de structures et du personnel des principaux États-nations. De même que les ministres de l’Économie et les gouverneurs des Banques centrales peuvent souvent agir sur la base d’intérêts qui ne sont pas strictement nationaux, mais de nature impériale… les officiers militaires et les ministres de la Défense peuvent aussi conduire des guerres impériales ». Contrairement à Meiksins Wood, Hardt et Negri restent toutefois convaincus que l’ordre capitaliste mondial ne peut être contrôlé depuis un centre unique et c’est dans Commonwealth, en 2012, qu’ils vont répondre le plus systématiquement aux critiques formulées à l’encontre de leur analyse de l’impérialisme. Le monde a déjà changé et ils y lisent la confirmation de la tendance qu’ils tentent de cerner depuis Empire.

Sous Bush père et fils, les États-Unis ont voulu revenir à l’unilatéralisme ; septembre 2001 a légitimé leur projet. Avec ironie, Hardt et Negri notent qu’une certaine gauche a eu du mal à ne pas s’en réjouir : l’impérialisme américain était de retour et les vieilles idées étaient toujours bonnes ! Nos auteurs soutiennent néanmoins que l’hégémonie américaine a continué de décliner et que le plan a lamentablement échoué. En effet, les États-Unis ont beaucoup de mal à assurer l’ordre mondial, l’Afghanistan et l’Irak en témoignent. Avec Guantanamo et Abou Graïb, c’est la légitimité même de leurs prétentions hégémoniques qui s’effrite. Au niveau économique, les revers se sont aussi multipliés : que ce soit à Doha en 2001 ou à Cancun en 2003 (OMC), ou encore à Mar del Plata en 2005 (ZLEA), les Américains ont été incapables d’imposer leurs vues. La crise de 2008 quant à elle fragilisé toutes les économies et affaibli encore la position américaine dans le monde. Reviendrons-nous au multilatéralisme ? Hardt et Negri n’y croient pas. Les institutions multilatérales sont en crise, l’ONU au premier chef, et certaines fonctions se dénationalisent (à leurs yeux, Davos est plus important que Washington). Reste l’argument militaire, l’objection la plus sérieuse à leur théorie, de l’aveu même des auteurs. Avec les données du SIPRI[16], ils pourraient cependant démontrer que la part des États-Unis dans les dépenses militaires mondiales, si elle reste colossale, est en déclin constant, passant de 46 % en 2006 à 36% en 2013[17], tandis que les dépenses de la Chine et la Russie connaissent une forte croissance. Fait intéressant, en juin dernier, le président Obama a incité les pays européens à augmenter leur budget militaire. Bref, les données ne manquent pas pour alimenter la thèse du déclin de l’impérialisme ancienne manière et de l’hégémonie américaine.

Continuité ou rupture ? Le choc des présupposés

Le plus frappant peut-être dans ce débat, c’est qu’on a l’impression que les uns disent que le verre est à moitié vide et les autres qu’il est à moitié plein. Dans le premier cas, le constat débouche sur un nouveau langage, dans le second, les classiques du marxisme sont toujours valables.

Hardt et Negri l’affirment sans ambages : la modernité, c’est terminé. Toute leur œuvre documente ce passage du travail matériel au travail immatériel, du peuple à la multitude, du pouvoir transcendant au pouvoir immanent, de l’opposition dialectique aux hybridations, de l’impérialisme à l’Empire. La rupture est totale, les anciennes catégories ne fonctionnent plus et un nouveau langage est nécessaire. Negri va commencer à trouver ce langage à la fin des années 1970, alors qu’il lit Spinoza et tente de se remettre de la défaite de la gauche autonomiste italienne. Spinoza, et après lui Foucault et Deleuze que Hardt et Negri liront et fréquenteront, c’est le refus de toute transcendance, le rejet de la dialectique, l’affirmation de la multiplicité et des puissances créatrices de la multitude. C’est une pensée enracinée dans le présent, qui exclut toute certitude quant à l’avenir et qui permet d’échapper à la dialectique tout en restant absolument matérialiste et révolutionnaire. De Marx à Spinoza, de l’opéraïsme à Empire, quelques constantes se dégagent, notamment la puissance créatrice du travail vivant qui ne se laisse jamais enfermer dans les catégories du capital, l’autonomie de l’ouvrier ou la multitude dont les luttes motrices poussent le capital vers l’avant. La résistance possède ici un caractère ontologique et l’Empire, comme tous les systèmes avant lui, voit grossir en son sein les forces capables de le dépasser.

Pour Meiksins Wood, comme pour bien d’autres critiques, la modernité n’a pas épuisé ses possibilités et le projet reste de refonder, même si personne ne sait trop comment, une gauche écorchée par tous ses échecs. Empire, Multitude et Commonwealth ne seraient qu’une grande fuite en avant, un salmigondis plus ou moins libéral assaisonné d’une bonne dose de jovialisme. Ces critiques s’inquiètent et se désolent « du déclin ou de l’effondrement du vieux monde et des institutions qui lui donnaient un sens »[18]. On reste attaché au parti et à l’État comme outil de lutte politique ; on trouve illusoire de définir la multitude comme une puissance créatrice, de postuler que la résistance croît dans l’Empire.

Hardt, Negri et ceux qu’ils inspirent, sont conscients de l’audace et des présupposés de leur pensée, de ses errements, de ses imprécisions. On doit cependant reconnaître que ces auteurs ont  entamé un débat stimulant et jeté les bases d’innombrables chantiers de recherches et de pratiques. Pendant qu’à gauche, on s’accroche à de vieux concepts, on s’enferme dans la social-démocratie et on tente de réformer l’État, Hardt et Negri nous invitent à penser autrement, à être attentifs à ce qui naît sous nos yeux dans l’Empire et à inventer de nouvelles formes de lutte et de vie sociale.

[1] Extrait d’un texte paru dans les Nouveaux Cahiers du socialisme, numéro 13, 2013

[2] Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris, Exils, 2000.

[3] Empire, p. 17.

[4] Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, Paris, La Découverte et Montréal, Boréal, 2004 ; Commonwealth, Paris, Stock, 2012.

[5] Empire, p. 92

[6] Empire, p. 16.

[7] Même si pour y arriver, il faut réduire les Indiens à l’état de nature et les rejeter hors de l’humanité. Les Noirs, force de travail indispensable, seront intégrés avec un statut subordonné.

[8] Empire, II.5, pp. 205-230.

[9] Empire, p. 230.

[10] Ellen Meiksins Wood, « A Manifesto for Global Capitalism ?», dans Gopal Balakrishnan (dir.), Debating Empire, Londres et New York, Verso, 2003.

[11] Ellen Meiksins Wood, L’empire du capital, Montréal, Lux Éditeur, 2011, ch. 6 et 7

[12]   L’empire du capital, pages 185-189.

[13] L’Empire du capital, p. 194.

[14] En anglais, surplus imperialism, un terme emprunté à Robert Brenner et qui se traduit mal, surtout si on veut éviter les expressions associées à des tendances politiques bien précises (super, ultra, surimpérialisme).

[15] Multitude, p. 7.

[16] Institut international de recherche pour la paix de Stockholm

[17] Données du SIPRI.

[18] Gilles Labelle, « Que des ‘bonnes nouvelles’… ? Lecture critique d’Empire et de Multitude de Hardt et Negri », Science et esprit, vol. 62, no 1, 2010, pp. 17-37.

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