Jean-Patrick Clech, Le vent se lève, 13 mars 2020
« La réalité, disait l’écrivain étatsunien Mark Twain, dépasse la fiction, car la fiction doit contenir la vraisemblance, pas la réalité ». Le père des Aventures de Tom Sawyer et socialiste convaincu qu’était Twain aurait rajouté à la formule, s’il avait connu la pandémie actuelle de Covid-19, que la réalité capitaliste est souvent encore plus terrifiante que la plus noire des fictions.
On se croirait presque dans un film à l’humour grinçant d’un Sacha Baron Cohen. Désormais, la République du Turkménistan refuse l’entrée sur son territoire aux citoyens munis d’un passeport européen. C’est l’Europe, et non une lointaine région d’Afrique ou d’Asie, qui est le théâtre d’une crise sanitaire que rien ne semble pouvoir arrêter, victime d’un virus au nom énigmatique. En Chine, la solution à la pollution extrême des centres urbains et industriels a été la maladie. Le premier ministre italien, qui gouverne aujourd’hui avec le centre-modéré après l’avoir fait avec l’extrême droite – peu coutumier, donc, de la radicalité dès lors qu’il s’agit de la propriété privée – vient de signer un décret prévoyant la réquisition des immeubles, des hôtels et des cliniques privées à des fins sanitaires. Emmanuel Macron, élu pour mettre la France au régime néolibéral à coup de 49.3, annonçait jeudi 12 mars vouloir protéger certains secteurs de l’économie de marché. Enfin, toujours pour rester dans la péninsule italienne, un essayiste et philosophe, Giorgio Agamben, pourtant insoupçonnable de tentation complotiste, en vient à nier la pandémie.
Miroir grossissant des contradictions du système, mais pas que
Dans le meilleur des cas, donc, c’est le monde à l’envers. Mais si la pandémie a entraîné quelques renversements conceptuels, symboliques ou bien réels, elle a surtout révélé, amplifié et accéléré un certain nombre de contradictions d’un système qui, lui, marche sur la tête. Cette particularité ne relève pas d’un mauvais pli que le capitalisme aurait pris au cours de la dernière période : c’est l’une de ses caractéristiques intrinsèques. Les incendies, les accidents ou les maladies sont consubstantiels à tout mode de développement humain. Il y a eu transmission de maladies de l’animal à l’être humain dès qu’il y a eu concentration en un même lieu des deux, ce qui nous renvoie à la Mésopotamie de 9000 avant notre ère. En revanche, les incendies gigantesques en Australie, ces derniers mois, des catastrophes industrielles à la Lubrizol, en septembre, ou la dimension actuelle de la pandémie et la réponse qui lui est donnée relèvent autant qu’ils révèlent, des contradictions d’un système qui, sur son échelle de valeur, met les profits avant la vie.
L’un des éléments les plus impactants de la crise actuelle est liée au caractère soudain, total et mortifère du virus que rien ne semble réellement pouvoir stopper. Même les pays « les plus développés » se retrouvent donc aujourd’hui en extrême difficulté pour lutter efficacement contre la pandémie – ce qui est pour partie distinct de la question de trouver un traitement ou un vaccin puisqu’il ne s’agirait, dans un premier temps, que de freiner sa propagation et de sauver les populations les plus fragiles ou à risque. Cela n’est pas lié à un problème scientifique, mais bien systémique. Le Covid-19 agit ainsi comme un révélateur, un amplificateur et un accélérateur des contradictions d’un système qui, elles, n’ont rien de « naturel » et ne dépendent pas de la fatalité mais, au contraire, d’une logique bien orchestrée.
Pour n’aborder que quelques points à partir d’exemples européens, le Covid-19 révèle, d’une part, l’état absolument catastrophique et, parfois, de délabrement dans lequel se trouve la santé publique dans les pays qui avaient pourtant fait d’un pacte sanitaire ambitieux (à l’instar du National Health Service britannique, de la Sanità italienne ou du système hexagonal) l’un des piliers du compromis (et des acquis) d’Après-guerre. La logique budgétaire rapace appliquée à ce secteur depuis bientôt quarante ans laisse apparaître une réalité apocalyptique : des personnels en sous-effectifs et donc à peine capables d’affronter les urgences en temps normal et, aujourd’hui, largement dépassés, un nombre de places en soins intensifs qui semble dérisoire au vu de la gravité de la situation que nous connaissons et qui n’a pas été anticipée par les autorités sanitaires dépendant des gouvernements successifs qui se sont, à l’inverse, attachés à briser le système de santé publique [1].
La pandémie, d’autre part, amplifie certains traits déjà inscrits au sein des appareils étatiques de contrôle des corps, des personnes et, plus largement, des subalternes que nous sommes aux yeux des puissants et des gouvernants. Pour le dire autrement, l’utilité publique des mesures d’exception telles que les entraves à la circulation, les restrictions des réunions, les fermetures administratives sont autant de décisions, prises au nom de la lutte contre l’expansion de la pandémie, et qui pourraient, scientifiquement, se discuter. En réalité, et avant tout, l’ensemble de ces mesures se situent dans le sillage des politiques bonapartistes qui caractérisent, de façon croissante, les régimes européens, au premier rang desquels celui de la Vème République C’est ce que nous rappellent les « réponses » liberticides et répressives qui ont été données aux différentes crises auquel l’Hexagone a pu faire face depuis Hollande. Ainsi, pour ce qui est des mesures les plus spectaculaires annoncées par Macron, à l’instar du confinement ou des fermetures d’écoles et d’établissements ou la fermeture des bars, restaurants, restaurants et lieux culturels par Philippe, samedi 14, dans la mesure où elles ne sont pas accompagnées d’une campagne massive de dépistage auprès de la population pour isoler les foyers de façon ciblée et efficace, comme cela a pu être fait en Corée du Sud, elles ne sont que l’extension de l’état d’urgence permanent dans laquelle nous vivons. Leur résultat, très probablement, sera minime par rapport aux mesures qui devraient être prises si tant est que l’Élysée avait réellement à cœur de protéger la santé de la population. Sous d’autres latitudes, ou dans le discours de certains politiciens, la crise sanitaire est également l’occasion en or pour réactualiser un certain nombre de discours nationalistes et xénophobes à travers la proposition de mesures de « bon sens » (ou, à l’inverse, le négationnisme de la situation), qui seraient aussi inefficaces, si elles étaient mises en œuvre, qu’elles sont réactionnaires [2]
Enfin, le Covid-19 est un puissant accélérateur. Jamais un virus n’a provoqué de krach boursier, mais la pandémie actuelle a fait précipiter, plus tôt qu’on n’aurait pu le penser, les équilibres instables d’un système financier international qui n’a jamais véritablement pu se rétablir depuis la crise de 2007-2008.
Quelle confiance dans leur urgence ?
Face à ces trois « principes actifs » du Covid-19, dans les différents pays d’Europe (le continent étant, aujourd’hui, l’épicentre de la pandémie), les gouvernements ont répondu, jusqu’à présent, par la stratégie de l’autruche, par l’impéritie ou par la sinistre et la cynique instrumentalisation ou, encore, par la combinaison de ces trois options politiques. Macron, pour ne parler que de lui, est loin d’être en reste : stratégie de l’autruche car alors que le matin même son ministre de l’Éducation balayait d’un revers de la main la possibilité de fermeture des établissements scolaires, la présidence lui a donné tort le soir même (des fermetures pour les élèves mais pas pour tous les personnels, ce qui est parfaitement incohérent) ; impéritie dans la mesure où, face à la gravité de la situation (relevant du « scénario catastrophe annoncé », depuis la mi-février, au regard de ce que vivait à l’époque, déjà, la péninsule italienne), le gouvernement français a choisi de mettre en œuvre une politique erratique, au coup par coup, à l’image des mesures d’interdiction frappant les rassemblements (d’abord 5 000 personnes, puis 1 000 et, samedi 14, 100, complétée en soirée par la fermeture de l’ensemble des établissements commerciaux récréatifs, mais ni les entreprises, ni les usines) ; sinistre et cynique instrumentalisation, enfin, comme le montre le maintien des élections municipales. Ces dernières sont maintenues non par amour de la démocratie, même représentative (il suffit de songer au 49.3 dégainé par Philippe), mais en raison des pressions exercées par la droite et par Les Républicains sur l’exécutif, d’une part, mais également, de l’autre, par le fait que le Covid-19 sera la meilleure des façons pour la macronie afin « d’enjamber » la séquence électorale et tourner la page. C’est en tout cas le pari qui est fait. Reste à voir le résultat qui sortira des urnes, au premier tour, ce dimanche. IL y a néanmoins de fortes chances que la majorité présidentielle se voit sérieusement recadrée dans les urnes, comme cela était annoncé, sans pour autant que les effets du discours « rassembleur » de Macron, si tant est qu’ils ont fonctionné, n’agissent sur l’électorat.
Y aurait-il eu pandémie et Covid-19 sous le socialisme ?
Dans un contexte qui est, véritablement, une situation d’urgence, ce sont bien des mesures d’urgence, radicales et ambitieuses, qui devraient être prises, au niveau sanitaire, social et politique. Elles devraient aller d’une aide massive et pérenne au système de santé et de recherche jusqu’à la réquisition immédiate de l’ensemble des structures privées du secteur sanitaire et social ainsi que pharmaceutique de manière à répondre aux enjeux de la situation, en passant par l’arrêt de secteurs entiers de l’économie, surtout dans les grandes entreprises qui concentrent des centaines ou des milliers de personnes [3]. Il ne s’agit en rien de mesures anticapitalistes mais de simples mesures d’urgence si l’objectif était de stopper la progression de la pandémie et de sauver des vies. Mais ce sont des demi-mesures, contradictoires et aberrantes, qu’a proposées Macron. Il n’est pas le seul à l’avoir fait. Les autres exécutifs européens ont montré jusqu’à présent que le système capitaliste était incapable de toute planification rationnelle et les chefs d’État et de gouvernement se gardent bien de l’y contraindre au nom de la sacro-sainte loi du profit.
Pour l’heure, le Covid-19 tue les personnes âgées et/ou déjà affectées par une pathologie, sans faire de distinction de statut social. Pourtant, nous ne sommes pas tous égaux devant la maladie. Ceux et celles qui doivent se déplacer pour aller au travail, les personnes qui travaillent manuellement, c’est-à-dire ouvriers, agents d’entretien ou de ménage, etc., sont les plus exposés à la maladie. Par ailleurs, au niveau mondial, si le virus continue de se propager en direction des pays dits, « du Sud », il est évidemment qu’apparaîtront, clairement, des malades de première et de seconde catégorie.
Malgré cette menace bien globale, les fondés de pouvoir du capital que sont Macron et ses homologues européens ont choisi la plus-value avant la santé et la vie. On ne s’expliquerait pas, sinon, la façon dont même lorsqu’il n’existe aucune utilité stratégique, du point de vue de la lutte contre le Covid-19 à laquelle on nous invite à nous joindre dans l’unité, on continue à forcer les salarié.es à se rendre sur leur lieu de travail et à produire, si ce n’est par l’obsession du profit capitaliste et de sa garantie qui guide la stratégie des gouvernements. Lorsqu’il n’y a pas d’autre choix, les gouvernements promettent « d’intervenir » en soutien à l’activité (en réalité en soutien aux entreprises et aux patrons), à grand renfort d’argent public, européen ou national, et de soutien au capital privé. Ces transferts de richesses se réalisent en réalité sur la base de l’argent public, à savoir ce que l’on nous a déjà volé, et sans jamais toucher aux profits faramineux accumulés ces dernières années par le patronat. Dès lors que le monde du travail commence à résister, exigeant, dans certaines unités de production, en Italie notamment, l’arrêt du travail et le droit des salariés à rester chez eux, l’État répond par la manière forte.
Le Covid-19 met en lumière la dystopie permanente qui caractérise le système capitaliste. Le plus souvent, les traits les plus cauchemardesques de ce type de société sont occultés ou, alors, uniquement l’apanage des populations « du Sud ». Cette fois-ci, l’horreur, la mort, l’impuissance individuelle face à la maladie ne concernent pas un pays périphérique dont la population serait aux prises avec un vague épidémique qui, potentiellement, serait maîtrisable compte-tenu de l’état d’avancement et de la science et des progrès technologiques ainsi qu’en termes de nouveaux modes d’organisation du travail , mais elles touchent le cœur-même des pays impérialistes. On peut même dire que la crise actuelle annonce la catastrophe écologique qui s’annonce : celle-ci affectera riches et pauvres, patrons et ouvriers, pays impérialistes et pays dominés. C’est la crise (sanitaire, écologique, économique, politique, etc.) du capitalisme qui gagne enfin l’Hexagone. Le choc risque d’être dur.
Mais il est déjà ici. On songera à l’Italie, où les personnels sont forcés de décider, faute de lits, qui doit vivre ou qui doit mourir ou, encore, où l’on donne un permis de tuer afin de neutraliser les mutineries de détenus qui sont condamnés à des prisons déjà surpeuplées. Ce qui est arrivé dans la péninsule pourrait bientôt gagner l’Hexagone. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, sans le dire, Paris semble suivre l’exemple de Rome.
Face à un tel dérèglement et une telle déréliction, face à cette dystopie permanente du système capitaliste, il nous faut opposer et rappeler la planification et la rationalité que serait, en dernière instance, l’utopie en acte du socialisme. Un système qui ne serait débarrassé ni des catastrophes naturelles, ni des maladies ni de ce qui fonde aussi notre humanité à toutes et tous, à savoir la mort. Un système, néanmoins, qui saurait aborder et affronter ces défis de façon collective, solidaire et rationnelle. Tout le contraire de la logique actuelle qui veut parer à la catastrophe sans rien régler sur le fond et qui, en dernière instance, en prépare ou en fomente de nouvelles.