GABRIELE VOM BRUCK, ORIENT XXI, 2 MAI 2018
À la veille de la visite officielle du prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman au Royaume-Uni, en mars 2018, le ministre des affaires étrangères Adel Al-Joubeir, producteur accompli d’argumentaires politiques1, a expliqué dans une interview à la BBC : « La guerre au Yémen nous a été imposée. Ce n’est pas une guerre que nous avons choisie. C’était une guerre pour appuyer un gouvernement légitime et les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU. Nous n’avons pas demandé à faire cette guerre2. »
Les analystes occidentaux affirment souvent que depuis l’intronisation du roi Salman en 2015, l’Arabie saoudite mène une politique étrangère plus affirmée et plus stratégique que sous ses prédécesseurs. Ses récentes initiatives visant à modifier le statu quo dans plusieurs pays de la région sont sans doute les plus audacieuses qu’ait connues l’Arabie saoudite depuis la seconde guerre mondiale. En alliance avec plusieurs autres États, l’Arabie saoudite a récemment lancé une campagne militaire au Yémen(depuis 2015), bloqué le Qatar (depuis 2017) et forcé le premier ministre libanais Saad Hariri à démissionner (2017). Pour le New York Times, ce dernier épisode « n’était qu’un chapitre dans l’histoire du prince Mohamed, le jeune héritier ambitieux déterminé à bouleverser les structures du pouvoir non seulement de son propre pays, mais de toute la région ». L’article se concentrait sur les liens entre les crises au Yémen et au Liban, à travers l’accent mis par la rhétorique saoudienne sur l’Iran et le Hezbollah.
Si ces rivalités régionales sont importantes, la façon dont l’Arabie saoudite « gère » le Yémen et le Liban présente certains parallèles. Les dirigeants des deux pays ont été traités par les autorités saoudiennes comme s’ils étaient des vassaux du roi. Dans ce qui suit, nous examinerons le déploiement par l’Arabie saoudite de techniques disciplinaires dans les deux États souverains, dans les limites du peu d’informations disponibles, en particulier pour le Yémen. Nous commencerons par la guerre de l’Arabie saoudite au Yémen, puis passerons à la question de la légitimité d’Abd Rabbo Mansour Hadi, et à la manière dont les autorités saoudiennes utilisent l’autorité de la chose écrite comme instrument de politique étrangère.
L’EXPÉRIENCE DE LA GUERRE DE 2009-2010
Le 25 mars 2015, l’Arabie saoudite a lancé une campagne militaire au Yémen, justifiée selon elle pour deux raisons : le président Hadi la demandait, et la résolution 2216 du Conseil de sécurité de l’ONU, décidée après le début des bombardements, soutenait son retour au pouvoir. L’intervention a été présentée comme une mission de sauvetage. Par conséquent, on n’a soulevé ni les questions éthiques et juridiques autour du pouvoir au Yémen ni celles du précédent constitué par l’intervention d’États arabes dans des pays voisins. Hostile au leadership charismatique exercé par certains imams zaydites jusqu’en 1962 et par les houthistes entre 2003 et 2015, Mohamed Ben Salman a décidé de s’engager dans un projet ambitieux visant à reconfigurer le paysage politique du Yémen : défaire la révolution de 2011, annuler les gains territoriaux des houthistes, (ré)instaurer un régime ami, et éventuellement restaurer les institutions salafistes.
Ayant subi des pertes considérables dans les combats contre les houthistes lors de sa brève incursion au Yémen en 2009-2010, l’Arabie saoudite a décidé de ne pas engager ses propres troupes terrestres dans sa croisade actuelle et de ne pas y aller seule. La coalition de la guerre du Golfe de 1990-1991 a servi de modèle pour celle que l’Arabie saoudite a formée en 2015 à partir de forces arabes, latino-américaines et africaines. Une telle coordination dans l’attaque d’un autre pays arabe est sans précédent. En ce qui concerne la « doctrine Obama » de la contre-insurrection (l’utilisation de frappes aériennes contre des forces de guérilla), Juan Cole a fait valoir de façon convaincante que « ce qui pourrait autrement rester des conflits locaux et des insurrections attire maintenant des interventions aériennes à grande échelle de la part des puissances régionales. »
L’erreur la plus grave de la politique étrangère d’Obama a sans doute été sa décision de permettre l’intervention menée par l’Arabie saoudite au Yémen, et d’y participer, dans l’espoir d’atténuer l’opposition de son allié à l’accord nucléaire avec l’Iran. Sa promesse de soutenir les opérations militaires de l’Arabie saoudite au Yémen rappelle celle faite par le premier ministre britannique Tony Blair à son homologue américain George W. Bush en 2003, avant l’invasion de l’Irak. Il a fallu cinq ans à la commission Chilcot pour produire un rapport accablant sur la décision du Royaume-Uni de jouer un rôle de premier plan dans l’invasion. La commission conclut que Blair a délibérément exagéré la menace posée par Saddam Hussein, tout en ne l’accusant pas d’avoir envahi l’Irak sous ce prétexte.
L’histoire dira si l’Arabie saoudite a exagéré la menace représentée par les houthistes contre le royaume, et la nécessité pour ce dernier de se défendre. Elle dira si l’objectif déclaré des Saoudiens de réinstaller Hadi à la présidence était un stratagème pour justifier son intervention dans un conflit interne. Selon l’analyste stratégique James Spencer, « l’ambassadeur saoudien Al-Jubeir a invoqué ‟le principe d’autodéfense, consacré par l’article 51 de la Charte des Nations unies” pour justifier ses opérations. Cependant, aucune force étrangère n’avait attaqué directement le Yémen avant l’attaque aérienne de la coalition saoudienne. [L’invocation…] du droit de légitime défenseautorisé par la Charte des Nations unies semble discutable, au moins du point de vue juridique. »
REMODELER LA RÉGION
Quelle était la légitimité constitutionnelle de Hadi en mars 2015 ? S’il a réellement demandé aux Saoudiens d’intervenir en son nom dans un conflit local, cette demande aurait été faite après l’expiration, le 21 février 2015, du prolongement de son mandat pour un an. Ce prolongement, en outre, avait été accordé dans le cadre de la Conférence de dialogue national (CDN), un organe non législatif, et n’avait pas été ratifié par le Parlement. Hadi n’aurait pas été autorisé à demander à une puissance étrangère de rétablir son gouvernement par la force sans consulter le Parlement yéménite, comme l’exige la Constitution. Il semblerait que dans le cadre de la résolution 2216 du Conseil de sécurité des Nations unies, publiée le 14 avril 2015 alors que l’Arabie saoudite avait déjà commencé à attaquer le Yémen le 25 mars, la communauté internationale était prête à reconnaître la présidence de Hadi aussi longtemps que nécessaire pour installer un nouveau gouvernement3. Pour légitimer son intervention au Yémen, l’Arabie saoudite avait besoin de l’aval de Hadi, ce qui lui a permis par la suite de demander au Conseil de sécurité de l’ONUd’invoquer l’article 51 de la Charte des Nations unies (droit de légitime défense collective).
L’obtention de la signature de Hadi et la pétition au Conseil de sécurité de l’ONU étaient des exercices d’autorité bureaucratique de style wébérien. Étudiant la documentation des généalogies saoudiennes dans le processus de consolidation de l’État, Nadav Samin4 affirme que le texte est devenu « le pivot autoritaire autour duquel tournait auparavant une vie culturelle orale ». Ce que Samin dit de la signification généalogique objectivée est également vrai pour la fétichisation des signatures et des scripts pré-écrits qui forment la base des autodéclarations. « Agissant comme un État », selon l’analyse de James Scott sur les États modernes (2002), l’Arabie saoudite utilise désormais des documents non seulement pour donner une existence écrite à ses citoyens-sujets, mais aussi pour remodeler l’ordre politique dans la région.
LA DÉMISSION DE SAAD HARIRI
Il est révélateur de comparer les interventions de politique étrangère de l’Arabie saoudite au Yémen et au Liban en 2015 et 2017 : la signature décisive de Hadi en mars 2015 semblait une mesure à usage interne. Qui sera utilisée de façon beaucoup plus publique dans la démission d’Hariri et son appel à s’opposer à l’Iran. Il semblerait que Hadi et Hariri, tous deux chefs d’État, aient été invités à endosser (sous forme écrite ou orale) des documents pré-écrits destinés à changer le cours des événements en faveur de l’Arabie saoudite.
Comme on le sait, après la prise d’Aden par les houthistes et les unités de l’armée restées fidèles à l’ancien président Ali Abdallah Saleh, Hadi s’est enfui vers la frontière omanaise. Un membre de haut rang du gouvernement de Hadi a déclaré que ni lui ni son patron n’étaient au courant à l’avance de la campagne militaire5. Hadi lui-même l’a admis dans une interview à la télévision d’Abou Dhabi en janvier 2016, au cours de laquelle il a expliqué qu’il n’avait appris le début du bombardement par d’autres forces yéménites que lorsqu’il s’est échappé d’Aden en direction du gouvernorat de Mahra. Conformément à un accord entre les services de renseignement omanais et saoudiens, Hadi a été pris en charge par un avion saoudien dans une ville frontalière en Oman et emmené en Arabie saoudite, où on lui a demandé de signer une déclaratio n sous serment déjà prête, indiquant qu’il avait demandé le soutien militaire saoudien. À ce moment-là, l’Arabie saoudite avait déjà commencé à bombarder des cibles au Yémen6.
La signature de Hadi a donc été instrumentalisée pour mobiliser le cœur de l’opinion internationale aux Nations unies. Le Conseil de sécurité a ensuite adopté la résolution 2216 qui jusqu’à présent constitue une pierre d’achoppement pour des négociations de paix significatives. La signature de Hadi était ce qui importait le plus ; son nom est souvent utilisé à des fins rhétoriques à la fois par la coalition et par les politiciens du gouvernement exilés à Riyad, mais il est peu probable que Hadi ait un avenir politique. Si le déroulement des événements décrits ci-dessus peut être suffisamment vérifié, l’affirmation de l’Arabie saoudite selon laquelle la guerre au Yémen lui a été imposée ne peut plus être justifiée, et son attaque peut être considérée comme un acte politique expéditif et irréfléchi. En outre, il faudrait soulever la question de la légalité de la résolution 2216.
DE NOMBREUSES BAVURES
Un autre cas de figure est celui de la double frappe aérienne en octobre 2016 contre une grande salle de réception à Sanaa où se tenait une cérémonie de deuil, tuant plus de 100 personnes et en blessant 550. Le général Ahmed Asiri, alors porte-parole de la coalition saoudienne au Yémen, a laissé entendre que l’explosion avait peut-être d’autres causes. La chaîne satellitaire saoudienne officielle Al-Arabiya a affirmé plus tard que les forces de la coalition n’avaient pas mené de frappes près de la salle, information confirmée par le général Asiri. Cependant, après que Jamie McGoldrick, alors coordonnateur humanitaire des Nations unies pour le Yémen, a lié la destruction de la salle à des frappes aériennes, la version officielle a changé. L’équipe conjointe d’évaluation des incidents de la coalition a conclu que les hauts responsables militaires liés à la présidence yéménite avaient transmis des informations erronées. Il a été prétendu que les forces aériennes avaient l’intention de frapper un rassemblement de chefs houthistes en armes, mais un fonctionnaire saoudien a révélé plus tard que la véritable cible était Ali Abdallah Saleh7. Le Centre des opérations aériennes au Yémen avait ordonné à une mission d’appui aérien rapproché de cibler l’emplacement sans obtenir l’approbation du commandement de la coalition et sans suivre les mesures de précaution du commandement de la coalition pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un emplacement civil. En d’autres termes, la responsabilité a été déplacée vers l’état-major yéménite. Selon un expert yéménite bien placé qui a requis l’anonymat, on leur a ensuite demandé de signer un document indiquant qu’ils avaient demandé le bombardement de la salle. De toute évidence, l’Arabie saoudite souhaite s’assurer qu’elle ne sera pas tenue responsable de l’attaque devant un futur tribunal qui se concentrerait sur les violations des règles de la guerre, si jamais il avait lieu.
Quant au discours de démission de Saad Hariri, le New York Times a décrit certaines des circonstances dans lesquelles il a été prononcé. Tout comme Hadi a été invité à signer un document indiquant qu’il avait fait une demande d’intervention de l’Arabie saoudite au Yémen, de même, alors qu’il se trouvait à Riyad, Hariri a été forcé de lire une déclaration d’abdication à la télévision Al-Arabiya, écrite pour lui sans tenir compte de la Constitution libanaise. Alors que dans le cas du Yémen, la communauté internationale a soutenu l’autorité du texte — matérialisée par une déclaration signée et quasi coercitive —, elle ne l’a pas fait dans le cas du Liban. Ces inscriptions textuelles du contrôle disciplinaire sont devenues des éléments importants de la politique étrangère et de la politique intérieure de l’Arabie saoudite. Elles fournissent des indices sur la manière dont l’Arabie saoudite cherche à imposer sa volonté politique aux États voisins.
Par conséquent, si une enquête gouvernementale, à l’instar de la commission Chilcot, était conduite sur la justification de la guerre « inéluctable » de l’Arabie saoudite au Yémen, elle pourrait conclure, premièrement, que la décision d’entrer en guerre a été prise avant épuisement de toutes les options pacifiques, et deuxièmement, que la menace représentée par les houthistes et l’Iran pour sa sécurité a été exagérée afin de maintenir et de renforcer le contrôle saoudien sur le Yémen. Il ne faut pas oublier que l’Iran a conseillé aux houthistes, en septembre 2014, de ne pas prendre le contrôle des institutions gouvernementales. Au lieu d’une aventure futile pour prendre pied au Yémen, comme on le prétend souvent, l’Iran est probablement plus soucieux d’empêcher l’Arabie saoudite d’établir une domination indirecte sur ce pays.