La Izquierda Diario : Où en est l’économie mondiale ?
Michael Roberts : Pour surmonter cette pandémie, les gouvernements et les banques centrales ont imprimé d’énormes quantités de monnaies, les banques et banques centrales ont accordé de très grandes quantités de prêts garantis par l’État, du moins dans les pays capitalistes avancés. Des milliards de dollars ont été distribués pour aider les gens à survivre, pour essayer de sauver les petites entreprises, mais surtout sauver les grandes entreprises de la faillite. L’une des thèses que j’avance est que cette dette ne peut être financée et maintenue que si les entreprises font suffisamment de profits. Il existe une contradiction permanente entre les efforts des différentes entreprises individuelles pour essayer d’augmenter leurs propres profits au même moment. Cela conduit en fait à une baisse générale du rendement du capital au fil du temps. C’est une théorie que Marx a mise en avant pour expliquer la crise du capitalisme. La rentabilité du capital a tendance à diminuer avec le temps et, malgré les efforts des capitalistes individuels pour augmenter leurs propres profits, le système capitaliste ne peut maintenir ce niveau de rentabilité.
Le taux de profit à l’échelle mondiale et dans des pays comme l’Argentine, le Brésil et d’autres pays est à un minimum historique. Vous avez donc de grosses dettes et une faible rentabilité, ce qui est la recette d’une profonde crise du crédit, pour l’année prochaine. Nous savons déjà qu’il y a quelque chose comme 20 ou 25 % d’entreprises moyennes qui ne font pas assez de profits pour couvrir les frais d’intérêt qu’elles doivent payer pour leurs dettes existantes. Nous les appelons les « entreprises zombies ». Elles ne sont pas mortes, elles ne sont pas en faillite, mais elles ne sont pas non plus en vie, elles ne se développent pas, elles sont « non mortes ». C’est la situation d’une grande partie du secteur des entreprises. Nous allons donc entrer dans une période de faible croissance, de faible reprise, même si les vaccins fonctionnent, avec la possibilité d’une sorte de crise du crédit et financière à mesure qu’on s’approche de 2021.
Isabel Infanta : Face à cette situation économique sombre, quelles sont les perspectives, surtout pour la classe ouvrière ?
Michael Roberts : De nombreuses entreprises vont faire faillite. Les banques ont beaucoup d’argent parce que les banques centrales en ont imprimé pour éviter un effondrement bancaire comme celui de 2009, mais nous pourrions connaître une crise du crédit des entreprises dans laquelle de nombreuses sociétés feraient faillite. Peut-être que les gouvernements laisseront cela se produire. Si c’était le cas, ce serait désastreux pour des millions de personnes en raison de leurs emplois et de leurs revenus et ainsi de suite, mais du point de vue du capitalisme, c’est un très bon moyen de sortir d’une crise. Il suffit de mettre des millions de personnes au chômage, de fermer toutes les entreprises « pourries », de laisser les grandes entreprises efficaces et rentables prendre la place laissée par les plus faibles et les remplacer, et on obtient un nouvel essor des capitaux. C’est une possibilité. Je pense qu’elle est peu probable, même s’il y a un effondrement d’une partie des plus petites entreprises, il semble que les gouvernements et les banques centrales ne veulent pas de ce genre de solution qui a été envisagée dans les années 1930.
Ce qu’ils veulent, c’est essayer de maintenir ces entreprises. Maintenir plus ou moins les entreprises « zombies », ne pas les laisser s’effondrer et espérer que l’économie, l’économie mondiale, se redresse et qu’à terme le capitalisme survive à cette crise. Ce que nous verrons, c’est donc une croissance très lente, le chômage qui a augmenté au cours de l’automne de cette année ne diminuera pas beaucoup, les salaires resteront bas, il n’y aura pas beaucoup de croissance des salaires, les gens seront en difficulté, les gouvernements essaieront de récupérer une partie de cet argent qu’ils ont dépensé par une augmentation des impôts ou en procédant à de nouvelles réductions des dépenses publiques. C’est le genre de choses que nous avons vues au cours des dix dernières années. Le capitalisme se trouve dans une situation où sa rentabilité est si faible et ses dettes si élevées qu’il ne peut pas sortir de cette crise, la seule issue serait une chute sévère qui modifierait complètement la proportion de bonnes et de mauvaises entreprises et cette situation ne semble pas encore se dessiner.
Claudia Cinatti : « Les tendances à de plus grandes rivalités entre les puissances ne disparaitront pas avec le départ de Trump »
Isabel Infanta : L’un des événements les plus importants de l’année qui s’achève est le changement de président américain. Que pouvons-nous attendre de la présidence du démocrate Joe Biden ? Quels changements et quelles continuités avec l’époque de Trump, face aux impérialismes européens, mais vis-à-vis de l’Amérique latine ?
Claudia Cinatti : Il y a une grande attente, surtout de la part des alliés traditionnels des Etats-Unis, qu’avec l’arrivée de Biden à la Maison Blanche s’inverse ce qu’a été la politique de Trump guidée ces quatre dernières années par le slogan America first. Une politique hostile à l’Allemagne et aux puissances européennes, exigeant qu’elles contribuent davantage au budget de l’OTAN, leur expliquant que les États-Unis n’allaient pas être leur gendarme, etc. Dans une certaine mesure il s’agit effectivement d’une autre orientation, mais il faut s’interroger sur les bases matérielles des attentes suscitées. Ce monde du multilatéralisme n’existe plus.
Il se peut que l’on n’entende plus beaucoup parler d’America First, mais cela ne signifie pas que les conditions sont réunies pour revenir à une sorte de mondialisation plus harmonieuse. Il y a des nœuds dans la politique étrangère qui ont déjà été anticipés, d’autres sont des hypothèses. Le premier est l’accord avec l’Iran. Par exemple, la déclaration de Biden est de revenir à l’accord nucléaire, mais non pas de lever les sanctions, sinon les utiliser pour obtenir de plus grandes concessions et même intégrer l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis à l’accord. Avec la Chine, quelque chose de similaire se produit, Biden a précisé qu’il n’entendait pas lever les droits de douane que Trump a imposé sur plusieurs biens exportés par la Chine. C’est-à-dire que c’est une présidence qui, même si elle change d’orientation, va se baser sur des éléments que l’on retrouvait dans la politique agressive de Trump.
Il y a aussi un changement de ceux qui s’alignent sur la politique nord-américaine et certains acteurs sont très importants, par exemple l’Église catholique. Nous avons déjà vu le pape François s’aligner. Il y a une communauté d’intérêts avec cette politique plus multilatérale et moins polarisée. Les systèmes d’alliances en Amérique latine sont en train de changer, par exemple Bolsonaro ou Boris Johnson lui-même au Royaume-Uni avec le Brexit, tout ce secteur qui avait les faveurs de la principale puissance impérialiste, aujourd’hui ne les a plus. Evidemment ce sera un changement.
La base matérielle a changé. L’émergence de la Chine en tant que concurrent stratégique des États-Unis imprègne toute la politique étrangère américaine. L’Union européenne n’est donc pas non plus la même : si vous regardez les déclarations de Macron, il insiste sur le fait que l’Europe doit de toute manière encore progresser sur son autonomie, sur sa souveraineté, ce qui signifie par exemple, progresser sur la construction de forces armées communes à l’UE. Ces tendances à de plus grandes rivalités entre les puissances ne disparaîtront pas avec le départ de Trump. Il faudra également regarder ce qu’il en est de la politique intérieure. L’aspect le plus important était la constitution du cabinet économique. On peut notamment en attendre une politique de relance budgétaire pour soutenir la reprise économique post-récession de la Covid et un endettement. La nomination du cabinet économique est en ce sens un message adressé à la classe patronale.