Élections 2024 en Afrique du Sud: un appel au réveil pour la gauche

@Celso FLORES's Photo sur flickr - CC BY 2.0

Éditorial publé dans Amandia ! le 17 avril.

Les élections nationales et provinciales du 29 mai en Afrique du Sud s’annoncent les plus déterminantes depuis les «élections de la liberté» de 1994. Reste qu’encore une fois aucune force de gauche ou anticapitaliste crédible n’est en lice. Selon l’appréciation générale, l’ANC ne devrait pas remporter une majorité absolue, ce qui implique des possibilités de nouvelles configurations de pouvoir. L’incapacité de la gauche de se faire une place dans le cadre des élections qui arrivent en dit long sur son état et sur la situation des mouvements syndicaux et sociaux. Ces derniers ne sont guère que l’ombre des mouvements qui ont été si décisifs pour bouter le régime raciste du Parti national hors des «Union Buildings» (Siège du gouvernement sud-africain — NDT).

Les 30 années de règne de l’ANC ont été un désastre pour notre pays et une catastrophe pour les pauvres et les travailleuses et travailleurs. Le taux de chômage a atteint des sommets inégalés. Les disparités sociales se sont aggravées au point d’être sans équivalent dans le monde. La violence à l’égard des femmes atteint des niveaux effrayants. En moyenne, une femme est violée toutes les 25 secondes et on compte un féminicide toutes les huit heures dans nos contrées. La plupart des municipalités sont incapables de fournir des services de base à la population locale en raison d’un manque de financement abyssal.
La corporisation et la marchéisation des entreprises publiques ont été un désastre. Eskom et Transnet se trouvent dans une spirale de mort. Extrêmement endettées, elles sont incapables de répondre aux besoins de la population et de l’économie en matière d’électricité et de transport. Presque toutes les autres sociétés d’État souffrent des mêmes symptômes.

Le vide à gauche

Il est donc tragique que la gauche, qui a développé une critique convaincante des politiques néolibérales, ne soit pas en mesure de promouvoir des voies véritablement nouvelles, au moment même où l’électorat réclame plus que jamais des solutions de rechange.
Tous les fragments de l’opposition à l’ANC (et chaque jour un nouveau fragment émerge) offrent des explications largement superficielles et fausses de l’état actuel de la nation. Pour l’Alliance démocratique (Democratic Alliance) et ses alliés, c’est la corruption et le placement des cadres dans les institutions de l’État qui sont en cause. Les populistes blâment soit l’immigraiton illégale, soit la protection défaillante des valeurs familiales chrétiennes. En ce qui concerne celles et ceux qui ont pris leurs distances par rapport à l’ANC, on dénonce le manque de prise de pouvoir économique de la population noire (Black Economic Empowerment — BEE) et déplorent que la transformation économique radicale prônée n’aille guère au-delà des mots.

L’incapacité de la gauche à constituer une force crédible a donné lieu à une situation grotesque : des populistes corrompus, qui ont autrefois dirigé l’ANC, se présentent de manière opportuniste comme des radicaux de gauche. Zuma et son parti MK (uMkhonto we Sizwe en zoulou/xhosa; fer de lance de la nation) ne sont que les derniers d’une longue série à incarner cette tendance. Citons aussi Ace Magashule et son parti, le Congrès africain pour la transformation (African Congress for Transformation), le parti Mouvement du peuple pour le changement (People’s Movement for Change) de Marius Fransman et, bien sûr, le parti Combattants pour la liberté économique (Economic Freedom Fighters – EFF), dernier en date auprès duquel Carl Niehaus a réussi à faire son nid. Quant aux nouveaux partis, comme l’Alliance patriotique (Patriotic Alliance) et l’Action pour l’Afrique du Sud (Action SA), ils ont pour stratégie électorale de faire appel aux pires sentiments d’un peuple désespéré par la crise socio-économique. Ils se livrent à une surenchère pour être les plus farouchement xénophobes, homophobes et durs à l’égard de la criminalité.

Les résultats désastreux du Parti socialiste révolutionnaire des travailleuses et travailleurs (Socialist Revolutionary Workers Party) aux élections de 2019 ont eu des répercussions pour l’ensemble de la gauche. Cette débâcle marque la fin de ce qu’on a appelé le «moment Numsa» (National Union of Metalworkers of South Africa, le syndicat national des métallurgistes de l’Afrique du Sud) de 2013 — une opportunité de renouveau pour une politique de gauche indépendante enracinée dans les mouvements populaires de masse. Ces déboires renforcent l’idée fausse selon laquelle il est difficile de construire des mouvements politiques démocratiques, radicaux, faisant appel aux masses et à même de percer dans les élections — l’idée selon laquelle la politique électorale n’est pas un domaine dans lequel la gauche devrait intervenir. De même, la dérive du parti EFF vers une politique nationaliste grossière et l’application d’un calque radical de l’ANC fera obstacle au renouveau d’une politique de gauche militante.

La conséquence pour une véritable gauche socialiste démocratique est que, même si elle était en mesure d’entrer dans la mêlée électorale, elle se retrouverait dans un champ des possibles encombré, à lutter pour se démarquer par rapport aux nombreux imposteurs.
Et puis il y a les électrices et électeurs en puissance de la gauche qui ont été tellement désillusionné.es par l’état des choses qu’ils et elles se sont retiré.es du jeu, ne prenant même pas la peine de s’inscrire sur les listes électorales.

Les élections nécessitent une considérable cagnotte. Trouver les fonds nécessaires pour rivaliser avec les partis bourgeois sans sombrer dans l’opportunisme, représente une énorme montagne à gravir pour une gauche qui dépend du soutien de celles et ceux qui ne possèdent rien.

Il est urgent de résoudre le problème de l’absence électorale d’une gauche crédible. Il faudra repenser en profondeur les perspectives et la stratégie de la gauche, ce qui provoquera une réorganisation substantielle de celle-ci.

La longue marche vers la construction d’un mouvement de gauche de masse susceptible de détourner l’électorat du camp politique nationaliste demandera de faire face à des décisions stratégiques et tactiques difficiles, en particulier dans le contexte d’un déclin des mouvements sociaux de la classe ouvrière, et notamment de l’affaiblissement et de la fragmentation du bloc travailliste.

Notre point de départ

Notre compréhension de l’absence d’un parti anticapitaliste aux prochaines élections doit aller au-delà de l’analyse de Steven Friedman, qui attribue cette absence à la centralité de la race et de l’inégalité raciale. Un bon point de départ serait de reconnaître la défaite de la gauche en Afrique du Sud. Le philosophe et militant socialiste français Daniel Ben, en intervenant dans le cadre d’une évaluation de la stratégie révolutionnaire au tournant du 21e siècle a pointé ce qui suit : d’où venons-nous? D’une défaite historique. Mieux vaut l’admettre et en mesurer la portée. L’offensive néolibérale du dernier quart de siècle est la cause de cette défaite, en plus d’en être la conséquence et l’aboutissement.

Quelque chose a été accompli au tournant du siècle, entre la chute du mur de Berlin et le 11 septembre. Mais de quoi s’agit-il? De la fin du «court vingtième siècle» et de son cycle de guerres et de révolutions? De la fin de la modernité? De la fin d’un cycle, d’une période ou d’une époque?

Il est clair que la gauche sud-africaine a souffert et qu’elle n’est pas la seule dans ce cas. Mais on peut relever des éléments qui lui sont spécifiques.

Tout d’abord, les déboires du pays émergent dans le sillage de l’effondrement de la distorsion socialiste de l’URSS et de ses États satellites, dont ils procèdent. Ensuite, comme l’a adéquatement expliqué Vishwas Satgar :

«Deux décennies de néolibéralisation sous la direction de l’ANC, qui a abandonné la démocratie, de même que le développement et la formation de l’État par rapport au capital, ont consacré la défaite stratégique de la gauche et de la classe ouvrière en Afrique du Sud. Le moment et le processus de la “National Union of Metalworkers of South Africa (Numsa)”, sous la houlette du plus grand syndicat d’Afrique du Sud (plus de 330 000 membres) et du plus militant aussi, ont constitué un vaste agrégat visant à faire face à cette défaite stratégique. Ce fut le ferment d’une bataille pour déterminer l’avenir de l’Afrique du Sud, une initiative stratégique pour la classe ouvrière du pays.»

Il n’en demeure pas moins que c’est l’effondrement de ce «moment Numsa» qui rend la situation de la gauche encore plus difficile et complexe. C’est comme s’il fallait reconstruire à partir de zéro. Comme le souligne le marxiste britannique Stuart Hall :
«Lorsqu’une conjoncture se déploie, il n’y a pas de “retour en arrière” possible. L’histoire change de palier. Le terrain se modifie. Vous êtes dans un nouveau moment. Vous devez approcher les choses avec “violence”, avec tout le “pessimisme de l’intellect” dont vous êtes capable, en phase avec la “discipline de la conjoncture”.»

La politique stalinienne a prévalu

Pourquoi la gauche anticapitaliste sud-africaine n’a-t-elle pas réussi à marquer ce moment de son empreinte? Le dogme marxiste-léniniste à l’ancienne était dominant, avec son autoritarisme intrinsèque et son emprise sur d’importantes machines bureaucratiques telles que le parti communiste sud-africain (South African Communist Party ou SACP, en anglais), le Congrès des syndicats sud-africains (Congress of South African Trade Unions ou COSATU, en anglais) et le Numsa. Cette coupe réglée a exterminé les jeunes pousses d’une politique émancipatrice plus ouverte, démocratique et pluraliste.

Parmi les protagonistes à l’origine de la formation du parti EFF et de celui du SRWP, le Numsa, il y a pu y avoir rupture avec l’ANC/le SACP, mais pas avec les politiques et les pratiques du congrès/du stalinisme. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne la régurgitation des notions de «révolution démocratique nationale» — la théorie étapiste du changement révolutionnaire — étayée par une alliance avec la bourgeoisie patriotique, au nom de la classe ouvrière. Les jeunes militant.es et cadres issus des luttes ouvrières, communautaires et étudiantes ont été absorbés par ces bureaucraties dans leur quête d’un revenu stable et d’une sécurité personnelle.

Reconnaître la défaite que nous avons subie, ce n’est pas se démoraliser. C’est plutôt reconnaître un échec sans capituler devant l’ennemi, en sachant qu’un nouveau départ est susceptible de prendre des formes inédites.

Vers un renouveau

Il n’y aura pas de voie rapide pour sortir de cet état de déclin. L’élection qui vient pourrait être déterminante dans la mesure où elle mettra, selon toute vraisemblance, un terme à la domination totale de la politique nationaliste. Partant, une telle évolution pourrait avoir de meilleures chances de structurer l’échiquier politique selon l’opposition entre classes. Mais dans une autre optique, de tels changements seront totalement insignifiants — ils n’auront aucun effet sur la vie matérielle de la classe ouvrière et des pauvres. Les canalisations d’eau et d’égout brisées ne se répareront pas pour autant. Les délestages, les longues coupures d’électricité quasi quotidiennes, ne cesseront pas demain la veille. Et surtout, cela n’éloignera pas le gouvernement de l’orientation néolibérale que partagent la plupart de ses opposants politiques.

Pour un véritable changement, il n’y aura pas d’autre option que de continuer à construire des organisations populaires, de lutter pour reprendre le mouvement syndical à sa direction bureaucratique et de lutter pour reconstruire l’unité du mouvement de la classe ouvrière afin d’en faire un mouvement pour le socialisme. Il ne doit plus y avoir d’élections sans représentation de la gauche sur le bulletin de vote. Et pour que la gauche fasse entendre sa voix, celle-ci doit être ancrée dans des organisations populaires actives.

Publiée sur le site d’Alternatives International et traduit par Johan Wallengren.