Roger Martelli, Regards 29 mai 2019
http://www.regards.fr/politique/article/europeennes-ou-est-le-peuple
L’échec cuisant du PCF et surtout celui de la France insoumise relancent un débat : faut-il tourner la page de la gauche ?
- En avril 2017, Jean-Luc Mélenchon rassemble 70% du total – faible il est vrai – des voix de la gauche. En juin 2017, le PCF mord la poussière, mais le total des deux ex-partenaires du Front de gauche approche les 14% et ils regroupent presque la moitié du score de la gauche. La gauche de gauche a manifestement pris la main, après quarante années de vache de plus en plus maigre.
Le 26 mai 2019, le PC et la FI font un petit 8,8%. Cette fois, les deux ne rassemblent plus qu’un quart des voix de gauche. La FI à elle seule comptait pour 40% du total de la gauche en juin 2017 ; elle ne compte plus que pour un peu moins d’un cinquième au printemps 2019.
Dans notre Midinale d’hier [1], Raquel Garrido expliquait que le score décevant était dû l’abandon de la fibre « antisystème » qui aurait fait le succès de Jean-Luc Mélenchon en avril 2017. Je pense pour ma part que le succès ne venait pas de là et que, en le pensant explicitement ou implicitement, le noyau dirigeant de la France insoumise a laissé s’éloigner une grosse part de la gauche qui avait alors choisi le vote Mélenchon.
- Les études disponibles sur le vote Mélenchon 2017 sont concordants et infirment à mes yeux l’idée d’un moteur « populiste » de ce vote. Celui-là a certes retrouvé une part de la composition populaire des électorats de la gauche française d’autrefois. Près d’un quart des catégories populaires (ouvriers et employés) a choisi le vote en sa faveur. On notera que cette propension n’est pas univoque : alors que les électorats de Marine Le Pen et d’Emmanuel Macron sont déséquilibrés, au détriment des couches moyennes dans un cas, des couches populaires dans l’autre, Mélenchon réussit à « parler » à la fois à des cadres, à des professions intermédiaires, à des employés et à des ouvriers. Dans une France déchirée par les inégalités, c’était plutôt de bon augure !
Plus de 70% des employés et ouvriers sont allés voter à cette élection présidentielle, où la représentation populaire est donc moins défavorisée que dans d’autres consultations. Or ce vote sociologiquement marqué n’a pas obéi à de seules logiques sociales. Contrairement à ce qui se dit parfois, la logique de la droite et de la gauche a fonctionné en avril 2017 et cela se voit, que l’on prenne en considération le vote antérieur ou la proximité partisane. Mélenchon attire d’abord la gauche (dont un gros quart de l’électorat Hollande de 2012) ; Macron bénéficie d’une autre partie de la gauche, du centre et même d’une petite frange du sarkozysme en décomposition ; Le Pen retrouve l’écrasante majorité de ses électeurs de 2012 (80%) et absorbe une partie de la droite. Les ouvriers qui votent pour Marine Le Pen ne sont pas neutres idéologiquement : ils ont voté précédemment pour elle, ou bien ils se trouvent dans des milieux locaux déjà fortement marqués par le vote frontiste d’hier.
En sens inverse, la force de Mélenchon, éclatante lors de son discours du 18 mars 2017, sur la place de la République, a été de redonner un sens éthique et populaire à des valeurs que le socialisme de gouvernement avait épuisées. Sans doute notera-t-on qu’il est parvenu, comme Macron et Le Pen, à attirer vers lui des individus qui ne se reconnaissent dans aucun parti. Mais l’expérience montre que cette capacité s’explique par un effet d’entraînement, et pas parce que tel ou tel candidat est supposé n’être ni de droite ni de gauche. Les « indéterminés » sont attirés vers ceux qui incarnent un souffle et une accroche profonde dans un monde incertain. En 2017, Mélenchon était de ceux-là.
En 2017, il entraîne la gauche et ne mord pas sur la droite ; Martine Le Pen dynamise la droite et ne mord pas sur la gauche ; Emmanuel Macron se nourrit d’abord de la gauche et du centre, puis de la droite pour une part plus modeste – c’est une fois au pouvoir qu’il va s’installer plus avant sur sa droite.
La gauche sans peuple
- Que nous disent les récentes élections ? Le constat est cruel, si l’on en croit les instituts Harris, Ifop et Ipsos. Le PC et la FI attirent entre 8 et 14% des employés et des ouvriers qui se sont déplacés pour voter. Le Rassemblement national de son côté en attire entre un gros quart et la moitié. Est-ce parce que le RN tient un discours « anti-système » et la FI pas assez ? Mais qu’est-ce qui explique alors que le PS, Génération.s et les Verts, censés être des partis englués dans le système, aient au total obtenu les suffrages de plus d’employés et ouvriers que le PC et la FI réunis ? Sans compter les 11 à 12% des ouvriers qui ont choisi la liste patronnée par le Président détesté…
- On sait que le premier parti ouvrier est celui de l’abstention. Mais parmi les ouvriers, ceux qui votent pour le Rassemblement national confirment qu’ils voient en lui le premier parti des ouvriers. Ils le font parce que le RN surfe sur leur ressentiment en leur offrant des solutions d’apparent bon sens, incluant l’exclusion d’une part du peuple (les immigrés), et parce que la gauche les a abandonnés au fil des décennies, après avoir incarné tous leurs espoirs. Il ne sert à rien de mépriser cette part du peuple qui se place sous la protection de l’extrême droite. Mais il ne faut pas se leurrer : la reconquête ne se fera pas en « imitant » la logique frontiste, mais en remplaçant le couple de la colère et du ressentiment par celui de la combativité (la lutte collective et l’engagement civique personnel) et de l’espérance.
- Si l’on passe des déterminants sociologiques aux déterminants politiques, que voit-on ? L’électorat Mélenchon de 2017 s’est abstenu plus que la moyenne (55% contre 48,7% en moyenne). Sur ceux qui ont voté dimanche dernier, entre 32 et 36% ont choisi la liste de la FI ; la liste de la République en Marche a mobilisé 57 à 60% des siens et la liste du RN a regagné 78 à 81% des électeurs de 2017 venus dans les bureaux de vote.
Si l’on prend le critère de la proximité partisane, le résultat est le même. Sur les votants du 26 mai, deux tiers seulement des sympathisants FI ont voté pour la liste proposée par leur parti préféré. Le pourcentage respectif est de 78% pour LREM et de 91% pour le RN !
Pour regagner une dynamique populaire positive, il vaut mieux éviter les mots qui, en cautionnant la haine, provoquent du ressentiment populaire, davantage que de la colère. En se laissant aller à cette pente, on écarte ceux que l’on dit vouloir rassembler.
Au total, le FI perd des voix du côté la gauche (30 à 34% des électeurs de Mélenchon venus voter l’ont fait pour un des autres partis de gauche en lice), voit un dixième de ses électeurs de 2017 choisir le RN comme vote utile « anti-Macron » et ne gagne rien ni à gauche ni à droite. Le RN fidélise son électorat et grignote celui de la droite (à la marge pour la gauche). La REM conserve un peu plus de l’électorat Macron de 2017 et grignote une part de celui de la droite. Le PC reste encalminé ; la FI perd et ne regagne pas.
Le RN a mobilisé le peuple de droite ; le PCF et la FI n’ont pas mobilisé le peuple de gauche. De ce fait, l’équilibre interne à la gauche s’est à nouveau déplacé, et pas en faveur de ceux qui, depuis bientôt deux décennies, ont incarné la gauche la plus à gauche. Celle-ci avait retrouvé une certaine hégémonie à gauche. Elle l’a perdue pour l’instant. Elle ne la retrouvera ni en tournant le dos à la gauche, ni en revenant à ses formules de rassemblement du passé. Les Verts, aujourd’hui en tête de la gauche, expliquent qu’il n’y a plus que « trois forces : l’extrême droite, les conservateurs et nous » (Julien Bayou), ce qui les rapproche du macronisme plus que de la gauche. Dans ce contexte incertain, s’enfermer dans un rassemblement sans rivage (que certains nomment « populiste ») ou dans une ressassée de l’union de la gauche serait pour le moins une faute.
Le PC a pensé qu’une candidature autonome relancerait la machine à faire voter communiste. À l’arrivée, malgré une campagne reconnue comme très engagée et de qualité, il ne sort pas de la marginalisation qu’avait déjà exprimée les votes présidentiels de 2002 et 2007 et le vote législatif de 2017. Ni la volonté ni le dynamisme militant ni l’image ne suffisent à stimuler le vote, quand c’est l’utilité profonde d’une organisation qui est en cause structurellement.
Quant à la FI, il est difficile de penser qu’elle peut contourner le bilan de ceux années. En 2017, la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon a redonné un sens politique et moral à une gauche en déshérence. Ce faisant, elle a retrouvé l’esprit et le cœur d’un monde populaire que la gauche avait désespéré et qui en gardait la souffrance. Depuis cette date, la FI a cultivé plus que de raison l’esprit de différence, a préféré dénoncer la « caste » plutôt que le système qui produit la coupure du « peuple » et de « l’élite ». Elle a confondu, dans un même mépris, la passion à gauche du rassemblement – elle est née avec le socialisme – et les formules surannées de l’union de la gauche. Si l’on y ajoute un mode de fonctionnement pour le moins discutable, on ne peut conclure que sur un regret : la dynamique d’agrégation du printemps 2017 a laissé la place à un mécanisme de désagrégation, qui a éloigné une bonne part de la gauche de ce qui pouvait être une espérance.
Ce mot d’espérance est finalement le bon. Pour regagner une dynamique populaire positive, il vaut mieux éviter les mots qui, en cautionnant la haine, provoquent du ressentiment populaire, davantage que de la colère. En se laissant aller à cette pente, on écarte ceux que l’on dit vouloir rassembler. Et, au bout du compte, on laisse le champ libre aux forces de la fermeture et de l’amertume. À ce jeu, la gauche et le mouvement populaire n’ont jamais gagné.