« En huit ans, la présence militaire au Sahel n’a rien réglé » – Thomas Borrel et Thomas Deltombe

Une manifestation contre la présence française au Sahel après une attaque ayant fait 32 morts, le 16 novembre à Ouagadougou. (Anne Mimault/Reuters)

Entrevue réalisée par par Maria Malagardis avec Thomas Borrel et Thomas Deltombe dans Libération, 26 novembre 2021

À la suite des récents incidents au Burkina Faso, où de nombreuses manifestations ont
éclaté sur le trajet d’un convoi français, deux spécialistes de la Françafrique analysent la
résurgence de la défiance envers la présence des forces françaises. « Vous ne devez qu’une seule chose aux militaires français : les applaudir ! » déclarait Emmanuel Macron le 28 novembre 2017, devant des étudiants à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso. Quatre ans plus tard, les forces françaises qui traversent en convoi ce pays se heurtent à une foule en colère. Mais de quoi ce «sentiment antifrançais» est-il réellement le nom ? Eléments de réponse avec Thomas Borrel et Thomas Deltombe, qui ont dirigé un ouvrage collectif consacré à l’histoire de la Françafrique (1). Il y a encore un an, Emmanuel Macron évoquait une «histoire d’amour entre la France et l’Afrique».

Comment en est-on arrivé à ces scènes d’hostilité ouverte dans plusieurs pays africains ?

Thomas Deltombe : L’histoire d’amour entre la France et l’Afrique, c’est un vieux cliché
colonial, recyclé par Emmanuel Macron. La propagande coloniale a toujours justifié «la
présence française» en Afrique par de prétendus «intérêts communs». Le discours
officiel n’a pas beaucoup changé et le concept de «sentiment antifrançais» n’est pas
nouveau non plus. Dans les années 50, le terme est utilisé pour stigmatiser la contestation
montante de l’ordre colonial. Avec souvent l’idée avancée d’une «manipulation étrangère». En 1957, François Mitterrand, ex-ministre de la France d’outre-mer, évoque
ainsi «les concurrents subtils et les ennemis opiniâtres» qui «sapent nos positions» en
Afrique. Il songeait surtout aux «Anglo-Saxons». Aujourd’hui, on retrouve la même
rhétorique chez Macron ou son ministre des Affaires étrangères, Jean Yves Le Drian,
quand ils dénoncent les «ingérences» russe, chinoise ou turque. Reste que l’agitation est réelle ! On l’a vu encore ces jours-ci au Burkina Faso avec le blocage inédit d’un convoi militaire de la force Barkhane…

Thomas Deltombe : Réelle, mais pas nouvelle ! Et cette expression de «sentiment
antifrançais» est d’abord brandie par les dirigeants français eux-mêmes. Pour les acteurs
locaux, il y a toujours eu une distinction entre le peuple français et la politique française.
Le leader indépendantiste camerounais Ruben Um Nyobè [tué par l’armée française en
1958, ndlr] déclarait : «Je ne confonds pas le peuple français avec les colonialistes
français.» Déjà à l’époque, les anticolonialistes étaient considérés par Paris, comme
«antifrançais». Est-ce que cela justifie pour autant les accusations portées contre l’armée
française dans le Sahel, ouvertement soupçonnée d’aider les jihadistes ?

Thomas Borrel. : Ces accusations sans fondement montrent avant tout un ras-le-bol de
la politique française en Afrique. Au Sahel, en huit ans, la présence militaire française n’a
rien réglé, bien au contraire, avec désormais une contamination régionale du phénomène
des groupes armés. La fameuse «guerre contre le terrorisme» s’est révélée contreproductive: elle nourrit des accusations qui sont avant tout la conséquence logique de cette politique, de l’ignorance d’une histoire qui pèse encore lourd. Elle est même parfois récente : au Burkina Faso, lors de la révolte populaire de 2014, c’est l’armée française, sur ordre de François Hollande, qui a exfiltré le dictateur Blaise Compaoré, lui permettant de se soustraire à la justice de son pays. En octobre, lors d’une conversation téléphonique avec le président russe Vladimir Poutine, Macron l’a mis en garde contre l’arrivée des mercenaires russes au Mali, qui serait vécue par Paris comme une «agression
caractérisée». Comment les Maliens sont-ils censés réagir à cette intervention d’un président étranger dans les affaires de leur pays ? Ce mépris constant revient en boomerang contre tous les symboles de la politique française.

Les réseaux sociaux alimentent aussi une forme de complotisme qui crée des
amalgames.

T.B. : On dit souvent que le complotisme est très fort en Afrique et c’est certainement
vrai. Mais pas plus qu’ailleurs en réalité. En revanche, on sous-estime souvent le
complotisme des élites françaises. Quand Macron évoque «une stratégie à l’oeuvre», et
des «puissances étrangères» qui «jouent sur le ressentiment postcolonial», il est dans le
registre de la conspiration. Ce qui lui permet au passage de disqualifier en bloc toute
contestation, même légitime. Et évite tout examen de conscience ou réflexion critique sur
la politique africaine de leur pays.

Mais pourquoi en France, ni la classe politique ni l’opinion ne réclament cet
examen de conscience ?

T.D. : La société française reste habitée par un imaginaire colonial. Beaucoup de Français
ont l’impression que la France en Afrique est à l’écoute, généreuse. A droite, tous les
candidats potentiels à la présidentielle se focalisent sur l’immigration et fustigent la
«repentance». A gauche, on concède que sous la colonisation, il y a eu des abus, mais le
système lui-même est rarement condamné. Or la Françafrique s’est prolongée avec de
simples changements cosmétiques. Macron, comme ses prédécesseurs, avait promis d’y
mettre un terme, mais lui aussi n’a fait qu’aménager le système. En janvier 2020, il
convoque cinq chefs d’Etat africains à Pau, pour qu’ils réaffirment publiquement leur
demande d’intervention militaire française au Sahel. Un an et demi plus tard, en juin, le
même président annonce la «fin» de Barkhane, même si ce n’est en réalité qu’un
réaménagement du dispositif. En octobre, il organise un sommet à Montpellier pour
mettre en scène une certaine jeunesse africaine, en apparence critique mais qui se prête
au jeu de la communication élyséenne. L’objectif est clair : contrer le fameux «sentiment
antifrançais». Mais dès le mois suivant, voilà à nouveau plusieurs présidents, symboles
de la Françafrique qui défilent à l’Elysée, mais plus discrètement cette fois-ci. Et les

Français qui ont suivi Montpellier ne voient pas que Paris collabore toujours avec des
dictatures. Les Africains, eux, sont au courant. Et cette différence de perception crée un
fossé au sein du couple franco-africain que l’Elysée prétend réformer.

(1) L’Empire qui ne veut pas mourir, une histoire de la Françafrique, édition du Seuil, octobre 2021.