Par Denis Rogatyuk, Le vent se lève, publié le 9 octobre 2020
Pouvoirs autoritaires
Au cours des deux dernières années, le gouvernement de Moreno est devenu de plus en plus enclin à user de tactiques autoritaires et à usurper le pouvoir du système judiciaire pour réduire ses opposants au silence. D’autres dirigeants pro-Correa du Mouvement de la révolution citoyenne, tels que la gouverneure de la province de Pichincha, Paola Pabon, et l’ancien député Virgilio Hernandez, ont été emprisonnés puis libérés faute de preuves. Ricardo Patiño, Gabriela Rivadeneira [ex-présidente de l’Assemblée nationale, ndlr] et Sofia Espin ont eux été contraints de s’exiler au Mexique.
En outre, en août 2019, plusieurs membres du Conseil pour la participation des citoyens et le contrôle social ont été démis de leurs fonctions et remplacés – alors qu’ils avaient été élus en mars de cette même année – après s’être opposés de manière constante aux mesures du gouvernement de Moreno. La répression généralisée contre les manifestants, notamment indigènes, en octobre 2019 – lorsque des mouvements massifs protestaient contre la promulgation des réformes parrainées par le FMI – a placé le gouvernement de Moreno sur la longue liste des régimes répressifs d’Amérique latine. Pendant près d’un mois d’affrontements, des dizaines de militants et de manifestants indigènes ont été tués.
Cette soudaine escalade de la répression, en particulier contre Correa et ses alliés, peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Le gouvernement Moreno est confronté à une crise politique aiguë. Le régime a du mal à se défaire des conséquences des manifestations d’octobre 2019 contre la suppression des subventions aux carburants et les autres réformes mandatées par le FMI.
Ces événements ont en particulier aggravé les tensions avec les organisations politiques indigènes qui sont venues s’ajouter à l’opposition des forces politiques conservatrices traditionnelles basées à Guayaquil. Cette instabilité est aggravée par la crainte qui entoure les prochaines élections générales, prévues pour février 2021, et le possible retour de Rafael Correa à la présidence. Bien que la carte électorale actuelle soit entourée d’incertitude et qu’aucune alliance politique concrète n’ait été conclue, il est largement reconnu dans tous les secteurs politiques que Correa bénéficie du soutien d’au moins un tiers de l’électorat. Compte tenu des divisions actuelles entre les factions politiques proches du gouvernement Moreno et celles qui s’y opposent, cela rend sa victoire d’autant plus probable si sa candidature est acceptée par le Conseil national électoral.
Enfin, la crise du Covid-19 s’est présentée comme une arme à double tranchant pour le gouvernement de Moreno. D’une part, elle lui a permis d’accélérer la procédure judiciaire contre Correa et sa candidature potentielle à la présidence. D’autre part, elle a introduit une répression sévère contre les revendications ouvrières, sous couvert de faire respecter la quarantaine.
Un régime néolibéral dans la tourmente
Dans la mégapole côtière de Guayaquil, les effets de la pandémie pourraient évoquer les ravages d’une zone de guerre ou les scènes d’un film catastrophe. Des centaines de cadavres enveloppés dans des sacs mortuaires – lorsque ce ne sont pas simplement des sacs poubelles – remplissent des camions entiers qui traversent la ville pour livrer leur funeste cargaison à des morgues qui débordent déjà de victimes.
Face à l’impossibilité de cacher la catastrophe, les sources officielles ont commencé à donner des estimations plus précises : le total de personnes infectées et de morts atteignait respectivement 7 161 et 297 le 10 avril – une augmentation de 30 % en 24 heures. D’autres sources privées ont indiqué des chiffres bien plus élevés, avec plus de 1 900 cadavres collectés dans la seule province de Guayaquil au cours des deux dernières semaines.
Les trois dernières années du gouvernement de Lenín Moreno ont progressivement détruit le tissu de l’État-providence équatorien ainsi que les projets sociaux initiés et développés pendant la décennie précédente. Durant celle-ci, le secteur de la santé avait bénéficié de la plus haute priorité. La part des dépenses publiques pour ce domaine était passée de 1,81 % du PIB en 2007 à 4,21 en 2016. Les résultats ont été significatifs : le nombre total de médecins est passé de 16 pour 10 000 personnes en 2009 à 20,5 en 2016, le nombre total de lits aux urgences est passé de 473 en 2006 à 2535 en 2018 et le nombre total de lits d’hôpital de 19 945 à 24 359 au cours de la même période. Ce processus s’est toutefois arrêté net suite au virage du pays vers le néolibéralisme et au démantèlement progressif des acquis sociaux construits pendant cette décennie. Bien que les dépenses publiques globales en matière de santé n’aient pas été réduites de manière substantielle, les structures de l’État ont été vidées de leur substance.
Parmi les annonces de ce gouvernement figurent notamment l’élimination de 13 des 40 institutions ministérielles du pays d’ici avril 2019, 2 milliards de dollars de coupes budgétaires par l’élimination de postes ainsi que la privatisation d’un certain nombre de sociétés d’État et d’entités publiques. Avant la crise, Moreno avait pris la décision d’expulser plus de 400 médecins et personnels médicaux cubains en novembre 2019, à l’instar de ses homologues néolibéraux en Bolivie et au Brésil. Il a également été réticent à rétablir les liens diplomatiques avec Cuba afin d’acheter le médicament antiviral Interféron Alfa-2B, actuellement produit par la nation insulaire pour lutter contre la propagation du Covid-19. Affaibli par ce long processus de démantèlement de l’infrastructure gouvernementale, le secteur de la santé n’a pas pu faire face seul à la pandémie.
Cette dégradation se reflète dans le leadership de Moreno lui-même. Sa présidence a progressivement été vidée de sa substance et déléguée à d’autres hauts fonctionnaires. C’est notamment le cas d’Otto Sonnenholzner qui a gagné sa place suite à la gestion désastreuse des manifestations de 2019 par le gouvernement et à sa décision de déplacer temporairement la capitale de Quito à Guayaquil. À partir de début mars et pendant toute la période de la pandémie, Moreno a grandement limité ses apparitions publiques et ses annonces, tandis que Sonnenholzner a pris le devant de la scène.
À bien des égards, Sonnenholzner est le prodige de l’élite économique équatorienne. Remplaçant Maria Alejandra Vicuña à la vice-présidence en décembre 2018 suite à la chute de celle-ci pour corruption, Sonnenholzner a d’abord été nommé à ce poste par le Parti social-chrétien (PSC), classé à droite. Il a ensuite obtenu le soutien de l’Alliance nationale (AP) au pouvoir et des différentes forces politiques alignées sur le nouveau projet néolibéral de Moreno. Professeur à la faculté des sciences économiques de l’Université catholique de Guayaquil et précédemment consultant dans les secteurs de la construction, de l’agriculture et du commerce, ce jeune homme de 37 ans n’avait aucune affiliation préalable avec l’AP ou l’un des partis politiques traditionnels. Cette position a fait de lui l’homme idéal pour combler le fossé entre Moreno et ses nouveaux alliés à Guayaquil. L’un de ses soutiens privés les plus visibles a été l’Association équatorienne de radiodiffusion (ARE), d’autant plus qu’il a réussi à faire abroger la loi de communication de l’ère Correa qui visait à soutenir les médias communautaires et publics tout en limitant le pouvoir des médias privés. Il a depuis joué un rôle de modérateur entre le président et les élites économiques du pays. Plus récemment, certains ont fait remarquer que ses apparitions publiques et ses visites auprès du personnel de santé et des victimes ressemblent davantage à une campagne électorale qu’à une gestion de crise.
Une fois l’étendue de la propagation largement connue, Moreno et Sonnenholzner ont tous deux affirmé que les images qui montraient la quantité de victimes et la répression du gouvernement équatorien étaient le fait de « réseaux en ligne » et de centres de trolls gérés par Rafael Correa et ses alliés. L’annonce a été reprise et promue par un certain nombre de médias privés et de journalistes alignés sur le gouvernement mais largement ridiculisée et critiquée sur les réseaux sociaux. Elle a été suivie d’une autre conférence de presse de Sonnenholzner, pour le moins étrange, où il a présenté des excuses publiques pour « la détérioration de l’image internationale de l’Équateur », plutôt que pour l’absence de réponse initiale du gouvernement. Dans une autre action largement critiquée, la police a procédé à l’arrestation d’un homme pour avoir publié des vidéos critiquant Lenín Moreno et Cynthia Viteri, la maire de Guayaquil. Il répétait en outre les allégations selon lesquelles le nombre réel de personnes infectées et décédées était beaucoup plus élevé que ne le laissaient croire les sources officielles. Cette action a été menée après que le gouvernement Moreno ait annoncé qu’il allait enquêter sur la publication de « fausses nouvelles » concernant l’actuelle urgence sanitaire.
L’austérité aux temps du Coronavirus
Avant même l’apparition du Covid-19, le pays était confronté à une crise économique et politique. De nouvelles mesures d’austérité menaçaient de s’installer suite à la signature d’un paquet de dettes de 4,2 milliards de dollars avec le FMI en février 2019. Auparavant, la gestion de Moreno n’avait effectivement pas été en mesure de mettre en œuvre les principales « recommandations » formulées par le fonds, telles que la levée des subventions aux carburants et à l’essence, en raison des protestations massives des mouvements indigènes et syndicaux en octobre 2019.
De plus, la pandémie n’a pas empêché le gouvernement de placer ses obligations envers la finance mondiale au-dessus de la santé de ses citoyens. Le 23 mars, le ministre de l’économie, Richard Martínez, a indiqué que le gouvernement équatorien prévoyait de rembourser 324 millions de dollars de sa dette envers les prêteurs internationaux afin de « remplir ses obligations envers les investisseurs », malgré le besoin évident d’investir d’urgence dans des mesures pour faire face au Covid-19. Ironie du sort, après quelques jours seulement, les dirigeants du FMI et de la Banque mondiale ont préconisé l’allègement de la dette des économies émergentes ainsi qu’un financement d’urgence de plus de 12 milliards de dollars pour aider les pays à lutter contre la pandémie. Au regard de l’étroite coopération du gouvernement Moreno avec les autorités du FMI depuis mars 2019, il semble impossible que celui-ci ait ignoré cette décision dans les jours qui ont précédé son annonce.
Dans le même temps, le gouvernement a lancé l’étape suivante du processus interne d’ « optimisation et de réduction » de l’État et a annoncé 1,4 milliard de dollars de coupes budgétaires – austérité qui résulte à la fois de la pandémie de coronavirus et du récent effondrement du prix mondial du pétrole. Si le secteur de la santé semble avoir été épargné par ces réformes, elles prennent toujours pour cible plusieurs ministres, secrétaires, comités et fonctions publiques de premier plan qui ont été mis en place par Correa. Le secrétariat de la jeunesse, cinq entreprises publiques, quatre secrétariats techniques et l’agence publique de régulation des médias sont autant d’entités dont la suppression ou la privatisation a été confirmée.
Ce cycle d’austérité s’est accompagné de l’annonce de nouveaux impôts, tant pour les particuliers que pour les entreprises, ainsi que d’une réduction de 10 % des salaires des travailleurs du secteur public destinée à amortir la crise. Ces mesures comprennent un impôt temporaire de 5 % sur les sociétés qui ont réalisé plus d’un million de dollars de profits. Un nouvel impôt progressif pour les travailleurs a également été créé : une augmentation de 2 dollars par mois pour ceux qui gagnent plus de 500 dollars et qui monte jusqu’à 4 400 dollars par mois pour les salaires de 50 000 dollars et plus. À ceux qui gagnent moins de 400 dollars par mois, M. Moreno a promis deux paiements de 60 dollars, effectués en avril et en mai.
Jugeant ces mesures largement insuffisantes, des syndicats comme le Front unitaire des travailleurs (FUT) et le Comité des entreprises équatoriennes (CEE) ont annoncé qu’ils s’opposeraient à ces mesures.
La gestion de la crise du coronavirus risque donc de fragiliser davantage un gouvernement à l’impopularité record. Dans ce contexte, on ne peut que s’attendre à un durcissement de la répression de l’opposition, représentée au premier chef par Rafael Correa.