Et Moussavian de définir les contours de pourparlers d’envergure qui pourraient donner satisfaction à Joe Biden… et aux Iraniens. Dès les premiers mois de la nouvelle Maison Blanche, écrit-il dans Middle East Eye, Téhéran doit constater un retour réel aux termes de l’accord de 2015, donc une levée des sanctions. Ce point acquis, la suite de la négociation pourrait porter sur les demandes américaines d’extension du domaine de l’accord. Auquel cas, donnant-donnant, il serait élégant que Washington fasse aussi un geste. Retirer les Gardiens de la Révolution de sa liste des organisations terroristes en serait un ; cesser les sanctions nominales contre des dirigeants iraniens un autre.
Puis, tôt ou tard, viendra la question des missiles balistiques. Les Occidentaux souhaitent que Téhéran cesse d’en amasser. Pour l’Iran, explique Moussavian, le problème doit être résolu par une « approche multilatérale ». Il rappelle que l’Arabie saoudite dispose de nombreux missiles chinois d’une portée de plus de 5 000 kilomètres, et qu’Israël détient des centaines de têtes nucléaires et dispose de 5 000 missiles Jéricho pour les porter. Ces pays et d’autres seraient donc invités à des négociations multilatérales. Bref, la position de départ iranienne est simple. Si Israël, l’Arabie et d’autres forces régionales renoncent ou limitent le nombre de leurs missiles, Téhéran fera de même. S’ils s’y refusent, pourquoi l’Iran s’inclinerait-il ? La marge de négociation des Occidentaux n’est pas nulle, mais elle est ténue ; cependant, elle l’était aussi lorsque la négociation sur le nucléaire (qui a duré près de quinze ans) a débuté.
« RÉÉVALUER » LA RELATION AVEC RIYAD ?
Certes, la réponse saoudienne et israélienne à une telle requête serait une fin de non-recevoir outragée. Mais ce faisant, les Iraniens enfonceraient un coin supplémentaire entre l’administration Biden et ses deux alliés régionaux. Sur ce plan, un hiatus a commencé de poindre dès la victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle. Nétanyahou et MBS l’ont saluée avec peu d’empressement et de chaleur. Depuis, Nétanyahou «réchauffe délibérément l’atmosphère à l’approche de l’entrée de Biden à la Maison Blanche»,écrit Amos Harel, le chroniqueur militaire de Haaretz. Israël, avec l’accord du Caire, a fait passer un sous-marin par le canal de Suez en direction du golfe Arabo-Persique. Et Nétanyahou, devant les élèves de l’école de pilotage de l’armée, leur a assuré qu’en toutes circonstances Israël empêchera l’Iran d’accéder à l’arme nucléaire.
Biden, lui, n’est pas un grand admirateur de l’alliance que Trump a bâtie au Proche-Orient où les monarchies du Golfe (ainsi que l’Égypte) s’associaient à l’axe américano-israélien dans un front anti-iranien assumé. Il a laissé entendre qu’une fois à la Maison Blanche, il pourrait « réévaluer » sa relation avec Riyad ; et surtout qu’il demanderait au Congrès de mettre fin au soutien financier à l’intervention saoudienne dans la guerre du Yémen. Quant à sa relation avec Israël, derrière les manifestations d’amitié indéfectible, Biden, qui a vu combien Barack Obama a été humilié avec succès par Nétanyahou, sait que s’il promeut un nouvel accord avec l’Iran, il devra affronter l’hostilité israélienne, plus encore peut-être que pour Obama. Les Israéliens, à commencer par la grande majorité de leur classe politique, sont orphelins de Donald Trump. Les sondages réalisés avant l’élection américaine montraient que les juifs israéliens soutenaient Trump à 77 % (seuls 22 % favorisaient Biden). Après l’élection de Biden, Nétanyahou a déclaré qu’il «ne peut y avoir aucun retour au précédent accord nucléaire» avec l’Iran. Dès l’abord, le hiatus est flagrant.
S’il est déterminé à revenir à un accord avec Téhéran, Joe Biden devra se confronter aux Israéliens. Y est-il disposé ? Qu’aura-t-il à leur offrir, si besoin, pour les soumettre ? Biden s’inscrit dans une tradition où son parti, les démocrates, a été historiquement le plus favorable à Israël aux États-Unis, avant que ne se forme l’alliance quasi fusionnelle entre la droite américaine républicaine et radicale, qu’elle soit évangélique ou nationaliste, et l’extrême droite coloniale israélienne, toutes deux en forte progression dans leur pays. Ses prédécesseurs démocrates Bill Clinton et Barack Obama ont tenté de régler le conflit israélo-palestinien, sans succès. Ce n’est pas faute d’efforts. Israël, dans les deux cas, a empêché tout accord, par refus d’accepter l’existence d’un État palestinien sur la totalité du territoire qu’il occupe depuis la guerre de juin 1967. Et les deux présidents démocrates, chaque fois, ont choisi de ne pas se confronter aux Israéliens. Biden est-il capable de comprendre qu’après ces échecs, et au vu de la politique persistante d’accaparement et de dislocation des territoires palestiniens systématiquement menée par les Israéliens, une « négociation » entre deux partenaires extraordinairement inégaux sur tous les plans et qui aboutirait à la coexistence de deux États « vivant en paix côte à côte » est devenue un mirage illusoire ? Un mantra sans autre contenu que la garantie de la préservation du statu quo, donc de la continuation de l’occupation militaire et de la colonisation ?
LA FIN DE L’OCCUPATION DE LA PALESTINE
Biden est-il capable de comprendre que l’enjeu désormais n’est pas « la paix », mais la fin de l’occupation des Palestiniens ? De comprendre que ceux-ci n’ont d’autre arme que leur seule existence, quand les Israéliens, à force d’impunité accumulée, se sont engoncés dans une mentalité coloniale qui les empêche de concevoir par eux-mêmes une autre perspective que celle d’une éternelle domination sur un autre peuple ? Bref, Biden est-il capable de comprendre qu’il n’y a aucune raison pour que les Israéliens s’engagent d’eux-mêmes dans un processus qui équilibre à la fois l’idée du compromis et celle de la parité en droits et en dignité de ceux qu’ils oppriment ? Pour qu’ils y viennent, il faudra leur forcer la main. À défaut, ils ne bougeront pas, et continueront de saboter tout accord possible en clamant que les Palestiniens ne veulent pas la paix, tout en rognant chaque jour davantage le peu d’autodétermination qui leur reste.
Biden est-il conscient de cette réalité ? Serait-il disposé à la modifier ? C’est très peu probable. Son entourage, durant sa campagne, n’a cessé de répéter qu’il ne touchera en aucune circonstance au soutien militaire américain à Israël (3,8 milliards de dollars annuels — soit 3,1 milliards d’euros — de fournitures d’armements gratuites accompagnées d’annulations de dettes). «Si tel est le cas,écrit le politologue Peter Beinart, directeur d’une revue juive progressiste, cela donne [à Nétanyahou] peu de motifs de reconsidérer son comportement actuel. […] C’est inquiétant. Effrayant, même.»
Jusqu’ici, les signaux qu’a envoyés Biden ne sont pas très rassurants. Certes, il a affirmé qu’il rouvrirait la représentation étatsunienne auprès des Palestiniens, et celle de l’OLP à Washington, toutes deux fermées par Trump, tout comme il reverserait la contribution américaine à l’UNRWA, l’agence onusienne pour les réfugiés palestiniens. Mais il a aussi plaidé pour le maintien de l’ambassade américaine à Jérusalem. Surtout, il s’est peu appesanti sur la thématique israélo-palestinienne. Il faut dire que celle-ci, en une décennie, a chuté de plusieurs places dans les priorités de la politique internationale américaine.
UN CHOIX PEU AUDACIEUX POUR LE DÉPARTEMENT D’ÉTAT
Enfin, en nommant Antony Blinken au département d’État, Biden pouvait difficilement être plus agréable aux Israéliens. Ancienne ministre des affaires étrangères de centre droit d’Ariel Sharon, Tzipi Livni a déclaré que ce choix était «le meilleur possible» pour Israël. Dore Gold, un idéologue de la droite coloniale très proche de Nétanyahou s’est dit «rassuré». Après Bill Clinton, que la droite israélienne avait récusé, et Barack Obama, qu’elle avait honni, voilà que Joe Biden, en nommant Blinken, lui apparait plus compréhensif. Non seulement il a applaudi le déplacement par Trump de l’ambassade américaine à Jérusalem, mais Blinken s’est aussi dit partisan de «la préservation des accords de normalisation entre Israël et les États du Golfe […] pour pousser ces États à être des acteurs productifs dans des efforts de paix israélo-palestiniens». Cette « normalisation » entre Israël et les monarchies de la région s’est entre autres bâtie sur l’idée très israélienne d’une « paix économique » avec les Palestiniens, supposée les convaincre de renoncer définitivement à toute revendication politique.
Contrairement à une frange du parti démocrate qui s’émancipe de plus en plus du « lien indéfectible » avec Israël, Blinken incarne sa position traditionnelle sur la question israélo-palestinienne. Cette attitude s’est toujours avérée bénéfique pour les tenants de la colonisation, leur assurant le bénéfice de l’impunité. D’ailleurs, durant toute la campagne électorale de Biden, Blinken n’a eu de cesse de répéter devant des forums juifs américains son «engagement inébranlable» envers Israël. Et, ajoutait-il, en cas de différends avec les dirigeants israéliens, Biden «croit fortement en la nécessité de maintenir les désaccords entre amis derrière des portes closes». Ce n’est pas Blinken qui traitera Israël comme il a traité un autre pays pourtant lui aussi « ami » des États-Unis : l’Arabie saoudite. Car dans le même temps, Blinken déclarait également : «Nous réviserons notre relation avec le gouvernement saoudien, auquel le président Trump a octroyé un chèque en blanc pour ses politiques désastreuses, incluant la guerre au Yémen, mais aussi le meurtre de Jamal Khashoggi et la répression des dissidents dans son pays».
CINQ MOIS POUR DÉCIDER
Bref, Blinken, qui a joué un rôle de premier plan dans la phase de finalisation de l’accord sur le nucléaire avec l’Iran en 2015 assure ou veut faire croire qu’il lui sera possible de concilier à la fois un réengagement avec l’Iran, la préservation des intérêts israéliens tels que ceux-ci les conçoivent et la mise au pas de MBS. En d’autres termes, il entend d’abord rassurer le Congrès américain (inconditionnel d’Israël, très hostile à Téhéran, mais aussi à Riyad). Cela peut faire une politique de communication, mais pas une diplomatie cohérente. La difficulté majeure à laquelle devrait se heurter l’administration Biden est que l’alliance mise en place par Trump au Proche-Orient entre tous ceux qui, comme lui, pensent « mon pays d’abord », apparait fondée sur une communauté d’intérêts relativement solide. Elle réunit un pays, Israël, qui a beaucoup à offrir à ses nouveaux amis, de l’ouverture de nombreuses portes à Washington à la fourniture de matériel très pointu de cybersurveillance des populations, et des régimes dont les récents « printemps arabes » ont montré combien ils craignaient le soulèvement de leurs propres peuples. Cette alliance-là apparait aussi plus cohérente et facile à mettre en place que le projet de rééquilibrer les rapports de force entre les protagonistes au Proche-Orient.
Pourtant, estime Trita Parsi, un analyste iranien vivant aux États-Unis (il est ex-président du Conseil national irano-américain), Biden ne dispose que de cinq mois, jusqu’aux élections en Iran, pour purger la relation américano-iranienne de l’héritage légué par Trump. S’il y renonce, ou si les pourparlers s’enlisent, juge-t-il, cette relation «connaitra une grave détérioration, qui augmentera significativement la probabilité d’une guerre».
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