Alors que le nombre de cas de Covid diminue enfin dans le pays, un autre défi prend forme : traiter le traumatisme collectif causé par la pandémie. Selon Mental Health America, les jeunes et les minorités sont les plus vulnérables.
New York (États-Unis).– Angelina Proia a du mal à retenir ses larmes quand elle parle de son père, décédé en avril 2020 des suites du Covid-19. Pour elle, la tristesse de l’avoir perdu se mêle à la culpabilité de ne pas l’avoir sauvé.
« À l’époque, peu de tests de dépistage étaient disponibles. Quand il est tombé malade, nous pensions que c’était autre chose que le Covid-19. Mais je ne peux m’empêcher de penser : et si j’avais insisté pour qu’il soit dépisté ?, s’interroge la New-Yorkaise. Cela va me hanter pour le reste de ma vie. »
Outre la culpabilité et les funérailles « affreuses » organisées pour son père de 66 ans – « le prêtre n’est resté que dix minutes par peur de contracter le virus ! » –, d’autres facteurs ont progressivement fragilisé son état mental. À commencer par les déclarations des anti-masques dans les médias et sur les réseaux sociaux, et les minimisations de Donald Trump.
Son petit ami, notamment, a affirmé que le père d’Angelina avait été « tué par son respirateur », un argument répété à l’envi par les « covido-sceptiques ». Ses séances de thérapie sont devenues plus fréquentes et sa consommation de cannabis aussi. « Je savais que j’avais besoin d’un espace pour m’exprimer », confie-t-elle. Faute de groupes de parole, elle décide de lancer le sien sur Facebook pour se soigner et aider d’autres endeuillés. Plus de 8 100 membres, issus des quatre coins du monde, l’ont rejoint depuis.
L’expérience d’Angelina Proia rappelle qu’une autre crise sanitaire prend forme silencieusement dans l’ombre du Covid-19 aux États-Unis, celle de la santé mentale. Les chiffres sont alarmants. Selon Mental Health America (MHA), organisation de référence dédiée à l’amélioration de la prise en charge des maladies mentales, les examens de dépistage pour la dépression et l’anxiété ont bondi respectivement de 62 % et de 93 % entre janvier et septembre 2020.
S’appuyant sur les 1,5 million de personnes qui ont participé à son programme de dépistage en ligne, elle a aussi trouvé que le nombre d’individus songeant au suicide ou à l’automutilation n’avait jamais été aussi élevé depuis la création dudit programme en 2014. Les jeunes et les minorités étaient les groupes démographiques les plus vulnérables.
Cette crise s’entremêle avec d’autres maux, comme l’accès aux opioïdes, ces substances antidouleur à l’origine d’une épidémie d’addictions qui a fait des centaines de milliers de morts aux États-Unis. Entre juin 2019 et mai 2020, 81 000 décès par surdose ont été dénombrés outre-Atlantique. Un triste record qui s’explique, selon les autorités sanitaires, par « la disruption du quotidien à cause de la pandémie ».
« Les niveaux de stress post-traumatique, de suicide et d’anxiété explosent. Il y a eu des épidémies dans le passé, mais aucune n’a été autant relayée par les médias et les réseaux sociaux », résume le docteur Eugene Lipov, directeur médical du Stella Center, une clinique spécialisée dans le traitement des troubles post-traumatiques.
L’impact psychologique de long terme du Covid est difficile à cerner. Mais l’ampleur du traumatisme collectif est bien réelle aux États-Unis. Rappelons qu’à la fin décembre 2020, le Covid avait fait cinq fois plus de morts que la guerre du Vietnam, 40 fois plus que les conflits en Afghanistan et en Irak et près de 100 fois plus que le 11-Septembre, selon les calculs du site d’information médicale STAT. Au total, la pandémie a fait plus de 520 000 morts. Et au-delà des chiffres, elle a donné lieu à des images et des situations traumatisantes (camions-morgues aux abords des hôpitaux, séparations de familles, isolement…).
Sur la base de ses observations chez les vétérans de l’armée, exposés au stress post-traumatique, le docteur Lipov redoute désormais une vague de troubles mentaux divers. « Le stress post-traumatique peut rétrécir la taille du cerveau, ce qui conduit à une perte de contrôle. L’impulsivité augmente. La perte de sommeil aussi. Ce qui donne lieu à des crises cardiaques, des suicides ou encore des actes de violence domestique. »
L’impact de deuils incomplets, causés par l’impossibilité d’assister physiquement à l’enterrement d’un proche par exemple, ne doit pas non plus être sous-estimé. Les experts craignent qu’ils ne donnent lieu à des « troubles du deuil prolongé », un syndrome qui se manifeste par un risque accru d’anxiété, de dépression et de consommation de drogues notamment.
Une chose est sûre : les États-Unis ne sont pas armés pour affronter cette crise naissante. Déjà avant l’arrivée du nouveau coronavirus, la santé mentale des Américains était fragile, en particulier chez les plus jeunes, croulant sous les dettes universitaires et la pression des réseaux sociaux. La situation chez les adultes n’était pas plus réjouissante. D’après MHA, 19 % d’entre eux souffraient d’une maladie mentale entre 2017 et 2018, en augmentation de 1,5 million de personnes sur la période.
Encore plus inquiétant, 60 % des jeunes souffrant de dépression sévère disent ne pas avoir été traités et la part des Américains atteints d’une maladie mentale et n’ayant pas d’assurance-santé (10,8 %) a augmenté pour la première fois depuis l’adoption de l’Affordable Care Act (ACA) ou « Obamacare », la loi votée sous Barack Obama qui a étendu l’accès à la couverture médicale.
Aux États-Unis, près de la moitié de la population (49 %) était assurée à travers les employeurs avant la pandémie. Or les licenciements en masse ont conduit un grand nombre d’Américains à perdre leur assurance – entre 14 et 27 millions, d’après les estimations. Sans celle-ci, l’accès aux soins est coûteux et difficile.
« Historiquement, nous sommes l’un des seuls pays au monde qui utilise le modèle de l’assurance-santé fournie par les employeurs. Ces derniers voulaient protéger les corps car le travail était avant tout physique. Par conséquent, les services mentaux n’ont jamais été bien financés, explique Theresa Nguyen, chargée des programmes chez MHA. Aujourd’hui, il n’y a pas assez de professionnels de santé mentale et de moyens pour satisfaire les besoins. Nous devons investir dans la formation et créer des incitations pour rejoindre la profession. Certains États américains font des efforts, mais les disparités sont importantes. »
Pour les personnes sans accès aux soins, la solution provient souvent de groupes de discussion en ligne, comme celui qu’a lancé Angelina Proia sur Facebook. « Beaucoup de gens dans notre groupe ne peuvent pas s’offrir d’assurance-santé. Il y a beaucoup de groupes de discussion virtuels, mais l’accès aux thérapies individuelles n’est pas garanti quand on n’a pas d’assurance. Notre groupe Facebook est la seule ressource pour ces personnes, poursuit Angelina. Au vu des posts de membres qui se sentent suicidaires ou qui veulent se faire du mal, je suis convaincue qu’on verra des taux de divorce, d’arrestation et de suicide plus élevés dans les années qui viennent à cause du virus. »Avec l’incertitude de l’élection présidentielle désormais dans le rétroviseur et la distribution progressive des vaccins, l’humeur du pays devrait changer. Mais Theresa Nguyen, de Mental Health America, ne veut pas crier victoire. « J’ai peur que les efforts de vaccination ne soient pas suffisants car les résultats ne seront pas visibles tout de suite, s’inquiète-t-elle. Cette absence de résultats peut entraîner une vague de panique. Tous les problèmes que nous gardions en nous sans les traiter – le stress post-traumatique, le deuil, le sentiment de perte de repères – peuvent resurgir. On les ressentira pendant des années. »