Stéphane Baillargeon, Le Devoir, 3 septembre 2020
Micah Uetricht, coauteur de Bigger Than Bernie. How We Go From the Sanders Campaign to Democratic Socialism (Verso), est éditeur adjoint de Jacobin, publication socialiste basée à New York qui célèbre son 10e anniversaire en septembre. Propos recueillis par Stéphane Baillargeon dans le cadre du deuxième texte de notre série de trois sur la gauche de la gauche américaine.Comment présentez-vous Jacobin ?
C’est un magazine socialiste, et même la plus populaire des publications socialistes aux États-Unis. Jacobinmag.com attire plus d’un million de visites mensuelles. Nous publions un trimestriel, un site Internet, des livres. Nous avons des balados et des publications affiliées dans le monde, au Brésil, en Grande-Bretagne, en Italie, en Allemagne. Nous lancerons bientôt un documentaire. Nous nous intéressons principalement à la politique.
Pourquoi avoir choisi le nom «Jacobin» qui, en français, évoque une démocratie centraliste et révolutionnaire ?
C’est une référence aux jacobins de la Révolution française et encore plus une référence aux jacobins noirs d’Haïti qui ont renversé l’esclavage. Les esclaves ont donc pris au sérieux les idéaux de la révolution pour se libérer eux-mêmes, comme les citoyens français ont renversé le système monarchique. En anglais, jacobin décrit aussi une attitude, un tempérament indiquant qu’un feu brûle en vous. Quand le magazine a été fondé en 2010, une bonne part du discours appelait au calme, se voulait raisonnable, négligeant la réalité des inégalités. Le magazine voulait et veut toujours incarner cette perspective forte, critique. Nous ne voulons pas tout brûler, mais nous prenons acte de la dure réalité des conflits de classes en Amérique et nous voulons lui donner une voix.
On reconnaît le vieux vocabulaire marxiste. Comment s’articule cette idée liée aux inégalités économiques, aux revendications identitaires, de genres ou raciales qui portent la gauche en ce moment ?
Nous avons publié des douzaines d’articles sur le mouvement Black Lives Matter et d’autres sujets liés aux rapports de classes ou de genre aux États-Unis. Seulement, les luttes identitaires détachées de la lutte des classes finissent par rater la cible. La communauté afro-américaine, victime de racisme, est aussi désavantagée économiquement. Il faut considérer ces deux réalités en même temps.
Vous êtes donc pour une révolution plutôt que pour une réforme du système ?
Nous nous assumons comme magazine marxiste et comme un magazine du socialisme démocratique. La social-démocratie à la scandinave a rendu la vie bien meilleure pour la grande majorité de leurs citoyens. C’est juste et important. Nous ajoutons que si nous persistons dans un modèle social où les capitalistes ont le pouvoir, même les social-démocraties comme la Suède ou le Québec vont y passer. Nous militons donc pour un système qui renforcerait et étendrait la social-démocratie.
Vous sentez que ce message porte aux États-Unis, pays réputé très conservateur ?
Je viens d’une famille progressiste. Mon père était pasteur et ma mère
aide-soignante. Je croyais que mes opinions politiques socialistes ne rejoindraient jamais un large public et que les États-Unis tellement conservateurs n’y adhéreraient jamais. Et puis la campagne de Bernie Sanders en 2016 a prouvé le contraire. Il y a un réel appétit pour le socialisme et une politique qui prend en compte la lutte des classes dans mon pays quand cette option est bien présentée et fait sens. Je comprends que le socialisme peut devenir un mouvement de masse ici. J’ai donc décidé de consacrer ma vie à cette cause en travaillant pour Jacobin. Le magazine a d’ailleurs toujours cru que le socialisme sortirait de la marge et qu’il fallait contribuer à communiquer ses idées de base de manière simple et facile à comprendre. Je crois que nous réussissons très bien.
Pourtant, les États-Unis demeurent très conservateurs. Comment expliquez-vous cet ancrage à droite ?
Ceux qui font l’apologie des États-Unis répètent que ce pays est différent, plus individualiste, naturellement capitaliste. C’est de la foutaise. Ce n’est pas vrai du tout. On voit bien par exemple qu’une grande majorité des Américains souhaitent une couverture médicale universelle comme en Europe ou au Canada. Ceux qui défendent l’idée d’une Amérique si unique, si
exceptionnelle avec son individualisme exacerbé refusent finalement ce genre de politiques qui profitent à la majorité, ce qui en dit long sur la puissance de sa classe dominante.
Par contraste, les questions identitaires positionnent-elles les États-Unis à l’avant-garde par rapport au reste du monde ?
Les États-Unis donnent certainement des leçons positives à certaines parties du monde avec un mouvement comme Black Lives Matter. Mais notre pays montre aussi comment un parti de gauche peut renier ses fondements, se soumettre au néolibéralisme et
finalement défendre des positions de centre gauche qui sont à peine différentes de celles du centre droit. En plus, les États-Unis occupent une position hégémonique dans le monde et pourtant, beaucoup de ses citoyens ne portent pas attention à ce qui se passe ailleurs dans le monde. Jacobin croit au contraire qu’il faut s’ouvrir et
adopter une perspective internationale sur la politique. Notre magazine parle de la république, mais aussi de ce qui se passe en France, au Canada ou au Mali.
Comment votre média survit-il dans le contexte de la crise qui touche très profondément le secteur médiatique ?
Notre survie dépend de deux choses. D’abord, notre fondateur, Bhaskar Sunkara, a été décrit comme le socialiste le plus capitaliste d’Amérique. Il a la bosse des affaires. Pour rajouter à l’ironie, Jacobin est un des seuls magazines qui s’en tire bien sur le marché sans s’appuyer sur un riche mécène. Ensuite, notre média peut compter sur des gens comme moi qui s’impliquent sans compter. Nous sommes dévoués et nous sommes prêts à faire des sacrifices personnels pour la cause, pour cette publication qui a un rôle important à jouer dans la reconstruction d’un mouvement socialiste et pour la transformation de notre société et du monde.