RENÉ BACKMANN. extraits d’un texte publié dans Médiapart, 28 mars 2021
Dénoncée depuis des années comme nuisible par la droite israélienne, l’agence de l’ONU pour les réfugiés de Palestine (UNRWA) a failli disparaître en 2018, étranglée par l’arrêt de la contribution américaine décidé par Donald Trump. Son commissaire général, Pierre Krähenbühl, l’a sauvée du naufrage en réunissant in extremis les fonds nécessaires. Cela lui a valu d’être la cible d’une campagne de déstabilisation à l’origine de sa démission. Il vient d’être nommé représentant du CICR (Comité international de la Croix-Rouge) en Chine.
Créée en 1949 pour fournir une assistance humanitaire aux 750 000 Palestiniens chassés de leurs foyers par la création de l’État d’Israël l’année précédente, l’UNRWA dépendait étroitement de l’aide américaine.
Pendant des années, Washington a assuré près de 30 % du budget de l’agence. À la veille de l’élection de Trump, la contribution américaine s’élevait à 365 millions de dollars. Fin 2020, cette participation avait disparu et les principaux contributeurs étaient l’Allemagne (170 millions de dollars), l’Union européenne (130 millions), le Royaume-Uni (64 millions) et la Suède (60 millions). Le montant des contributions promises s’élevait en février 2021 à 640 millions de dollars.
Des engagements manifestement insuffisants pour assurer les missions de base de l’agence : éducation, santé, aide alimentaire, formation professionnelle, services sociaux, dont le budget dépasse déjà 800 millions de dollars. Le tout au bénéfice de 5,7 millions de Palestiniens dispersés dans 58 camps et une multitude de localités de Cisjordanie, de la bande de Gaza, du Liban, de Syrie et de Jordanie.
Car en vertu des textes fondateurs de 1948 et 1949, le statut de réfugié palestinien s’applique à « toute personne qui vivait entre 1946 et 1948 dans la Palestine mandataire et qui a perdu son domicile et ses moyens de subsistance à la suite du conflit israélo-arabe de 1948 ». Mais aussi à ses descendants directs « aussi longtemps qu’une solution durable n’a pas été trouvée à leur situation ».
Ce caractère « héréditaire » du statut de réfugié palestinien comme le fait que l’UNRWA est la seule organisation des Nations unies dont l’activité soit consacrée à une unique nationalité constituaient pour Trump et ses collaborateurs des griefs majeurs contre l’agence. Peu familier du monde des organisations humanitaires et de leurs missions, le magnat de l’immobilier devenu président jugeait cette agence qui coûtait cher et ne rapportait rien « totalement défectueuse » et l’accusait de dilapider les fonds des donateurs.
Son ambassadrice à l’ONU, Nikki Haley, affirmait que l’UNRWA trafiquait ses chiffres pour grossir le nombre de réfugiés palestiniens, lesquels ne cessaient de « dénigrer les États-Unis ». « Il faut dire la vérité aux contribuables, assenait tweet après tweet le secrétaire d’État Mike Pompeo. La majorité des Palestiniens sous la juridiction de l’UNRWA ne sont pas des réfugiés et l’UNRWA est un obstacle à la paix. »
Sur ce point comme sur nombre d’autres, le discours de l’administration Trump et celui de Netanyahou et de ses alliés se confondaient. Au point que les mensonges des uns ajoutés à l’intox des autres éclipsaient souvent la véritable raison de leur haine commune de l’UNRWA et de leur volonté de l’éliminer. Car la réalité, moins avouable, est enracinée dans l’histoire : aux yeux des dirigeants israéliens et de leurs amis américains, l’agence incarne la permanence du problème des réfugiés palestiniens et de leur droit au retour.
Droit que les Palestiniens jugent inaliénable et imprescriptible. Et que les Israéliens tiennent pour inacceptable. Parce qu’il implique des réparations humaines et financières auxquelles ils ne sont pas prêts. Et surtout parce qu’il rappelle les conditions dans lesquelles leur pays a été créé, en rayant de la carte la Palestine et son peuple. Avec le statut de Jérusalem, l’avenir des colonies, le tracé des frontières, les arrangements de sécurité, la question des réfugiés était l’un des dossiers renvoyés à la discussion finale des accords d’Oslo sur le « statut permanent ». Discussion qui n’a jamais eu lieu.
Avant l’arrivée au pouvoir de Benjamin Netanyahou et de ses coalitions de droite et d’extrême droite, la plupart des gouvernements israéliens qui se sont succédé ont tenté d’en finir avec l’UNRWA. Ou de limiter son poids et son influence. Pour la même raison : faire disparaître ce témoignage encombrant de la faute originelle d’Israël.
Paradoxalement, Yasser Arafat a failli leur faciliter la tâche au lendemain d’Oslo en se déclarant prêt à accepter le transfert du siège de l’UNRWA de Vienne à Gaza. Avant d’en être dissuadé par ses jeunes conseillers qui refusaient de voir l’agence installer son QG dans un territoire occupé par l’armée israélienne. Donc en étant exposée à toutes les pressions possibles.
Ce poids symbolique de l’UNRWA dans l’histoire du conflit israélo-palestinien, mais aussi son rôle concret, depuis plus de soixante-dix ans, au bénéfice des réfugiés expliquent pourquoi l’agence a été ces dernières années la cible d’une offensive politique, diplomatique et financière de l’administration Trump, relayant et appuyant une stratégie constante d’Israël. Offensive à laquelle l’agence a résisté mais dont elle est sortie exsangue.
« Un effort sincère pour perturber l’UNRWA »
Lorsque Donald Trump entre à la Maison Blanche en janvier 2017, c’est à la tête de l’administration la plus pro-israélienne et anti-palestinienne de l’histoire des États-Unis. Soutenu par les évangélistes sionistes et les courants les plus à droite du judaïsme américain, le nouveau président est entouré de conseillers-militants que le doute n’effleure pas.
Chargé du dossier israélo-palestinien, son gendre, Jared Kushner, promoteur immobilier comme lui, dépourvu comme lui de toute formation ou expérience diplomatique, siège à la tête d’une fondation qui finance l’armée israélienne et soutient personnellement plusieurs yeshivas et la colonie religieuse de Beit El, près de Ramallah, connue pour son opposition au processus de paix.
Conseiller juridique de l’« Organisation Trump », Jason Greenblatt, qui a fait la majeure partie de ses études dans des établissements talmudiques, devient représentant spécial du président pour les négociations internationales. Lui non plus n’a aucune formation ni expérience géopolitique. Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer que les colonies de Cisjordanie « ne sont pas un obstacle à la paix ».
En charge jusqu’alors des investissements de Trump dans les casinos, David Friedman, juif orthodoxe et fils de rabbin, est nommé ambassadeur en Israël. Proche de l’extrême droite israélienne, défenseur ardent de la colonisation, il plaide pour l’annexion par Israël des territoires occupés. « Il donnait l’impression, dit un ancien diplomate israélien, d’être le second ambassadeur d’Israël aux États-Unis. » Tous sont des ennemis mortels de l’UNRWA. Mais la nouvelle administration – calcul ? improvisation ? – choisit d’abord de ne pas dévoiler ses cartes.
Lourde de menaces, la question est vite éclipsée par une initiative spectaculaire du nouveau président. Le 6 décembre 2017, Donald Trump confirme qu’il est résolu à prouver à son électorat et à son « ami Bibi » que « l’Amérique est de retour ». Rompant un consensus international vieux d’un demi-siècle, il annonce qu’il a décidé de reconnaître Jérusalem comme capitale une et indivisible d’Israël. Et qu’il a donné l’ordre de préparer le transfert de l’ambassade de Tel-Aviv vers la ville sainte. Ce sera la première d’une série de décisions unilatérales qui vont durablement déstabiliser l’équilibre diplomatique de la région.
Sans doute encouragé par l’enthousiasme qui a salué à Jérusalem l’annonce de Trump, Jared Kushner prépare déjà l’étape suivante du plan de la Maison Blanche pour « assurer l’avenir d’Israël » : ôter aux Palestiniens tout espoir de revenir un jour sur leur terre en déstabilisant, voire en paralysant, l’institution qui incarne ce rêve.
« Il est très important, écrit Kushner le 11 janvier 2018, dans un courriel (révélé en avril 2019 par Foreign Policy) adressé à plusieurs conseillers de Trump, dont Greenblatt, de faire un effort sincère et honnête pour perturber l’UNRWA. Elle perpétue le statu quo, est inefficace et ne contribue pas à la paix. Notre but ne peut être de garder les choses stables comme elles sont. Parfois il faut prendre le risque stratégique de briser les lignes pour avancer. » « Briser les lignes. » C’est ce que décide Donald Trump moins d’une semaine plus tard. Sa deuxième initiative unilatérale en faveur d’Israël vise l’UNRWA. C’est une déclaration de guerre.