États-Unis : la « guerre sans fin », hier et aujourd’hui

Depuis 2011, le projet « Coûts de la guerre » mené par un groupe d’universitaires américains tente d’établir le vrai bilan de « la guerre contre le terrorisme », de l’Afghanistan à la Libye, en passant par l’Irak. Entretien avec sa cofondatrice, Catherine Lutz.

À la suite des attaques du 11 septembre 2001, symbolisées par la chute des tours jumelles de New York, « les Américains voulaient du sang, et ils en ont eu ». Comme le soulignait le journaliste Nick Turse deux jours après la chute de Kaboul, le choc suscité par le premier coup porté contre l’empire états-unien sur son sol, avec près de 3 000 morts provoqués par les attentats suicides des terroristes d’Al-Qaïda embarqués sur des avions de ligne, a conduit Washington à mener pendant vingt ans des guerres à l’étranger. De l’Afghanistan à la Libye, en passant par l’Irak.

Le traumatisme a conduit à l’époque le pays à accorder un blanc-seing au président George W. Bush pour mener la « guerre contre le terrorisme », quitte à faire fi de certains principes démocratiques. On l’a vu avec le camp de Guantanamo (lire ici l’article de François Bonnet) où règne une justice d’exception – le procès des cinq présumés coupables des attentats du 11 septembre 2001 vient d’y reprendre –, mais aussi avec le recours à la torture, aux prisons secrètes dans des nations alliées, à la surveillance généralisée.

Au Congrès, seule Barbara Lee, élue démocrate de Californie à la Chambre des représentants, avait voté contre l’octroi au président d’une autorisation large et illimitée de recours à la force militaire. Pour elle, se souvient-elle vingt ans plus tard, c’était un chèque en blanc permettant à n’importe quel président d’utiliser la force partout dans le monde. « J’ai recommandé la prudence car je savais déjà à l’époque qu’il n’y avait pas de solution militaire en Afghanistan », a-t-elle expliqué à une journaliste de The Nation.

Les dirigeants états-uniens ont eu aussi recours aux mensonges généralisés, que ce soit pour justifier l’offensive contre l’Irak au nom de l’existence de supposées « armes de destruction massive » détenues par Saddam Hussein, ou en Afghanistan. Les passions l’ont emporté sur la raison.

Dans un livre récent, The Afghanistan Papers : A Secret History of the War, le journaliste du Washington Post, Craig Whitlock, montre en effet comment ces responsables, civils ou militaires, ont sciemment menti au Congrès et au peuple américains sur ce qui se passait dans ce pays d’Asie du Sud.

Il s’est appuyé sur les documents et les interviews de responsables recueillis depuis 2011 par une agence du gouvernement américain, Sigar (Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction), mise en place pour comprendre pourquoi, dix ans après le début du conflit en Afghanistan, les États-Unis se trouvaient enlisés, comme au Vietnam au siècle précédent.

Le quotidien et son journaliste – qui ont obtenu documents et interviews grâce à des recours permis par la loi sur la liberté de l’information – avaient fait sensation lors de la publication des premiers articles. Ces mêmes responsables qui affirmaient publiquement que les États-Unis étaient en train de gagner la guerre en Afghanistan faisaient part de leurs doutes devant les fonctionnaires de Sigar. Si officiellement, tout allait bien, sur le terrain il n’en était rien.

Sur le plan militaire, les talibans apparaissaient aux yeux des Afghans des campagnes à la fois comme les garants d’un combat nationaliste et ceux qui allaient mettre un terme aux exactions des soldats, policiers et miliciens soutenus par les Américains (lire ce rapport de 2015 de Human Rights Watch sur l’impunité dont ils bénéficiaient).

En matière de reconstruction, la situation n’était guère meilleure, alors que les États-Unis avaient dépensé plus que pour le Plan Marshall, qui avait permis à l’Europe de se relever après-guerre. Le gouvernement afghan, soutenu par Washington, était devenu une cleptocratie.

Les militaires américains lui avaient même donné un surnom : « Vice » ; pour « Vertically Integrated Criminal Enterprise », une entreprise criminelle verticalement intégrée. Car la CIA, l’armée américaine, le Département d’État et les autres agences de l’administration états-unienne ont usé et abusé de l’argent liquide et des contrats lucratifs pour se gagner les faveurs des chefs de guerre afghans dans la lutte contre Al-Qaïda et les talibans.

Parmi eux, Mohammed Qasim Fahim Khan, un commandant des milices tadjikes, ministre de la défense de 2001 à 2004, puis nommé vice-président (il est mort d’une crise cardiaque en 2014). Interrogé par Sigar, l’ancien ambassadeur américain à Kaboul, Ryan Crocker, raconte sa rencontre avec lui en 2002, alors qu’il vient d’être nommé dans la capitale afghane, et son comportement lorsqu’il lui explique qu’un de ses collègues au sein du gouvernement a été tué.

« Il a gloussé en racontant cela, expliquait-il. Plus tard, beaucoup plus tard, il est apparu, je ne sais pas si cela a été vérifié ou non, que Khan lui-même avait fait tuer le ministre. Mais je suis certainement sorti de ces premiers mois avec le sentiment que, même selon les normes afghanes, j’étais en présence d’une personne totalement diabolique. »

Tout avait commencé par l’invasion de l’Afghanistan, à partir d’octobre 2001, pour capturer Oussama Ben Laden, qui était protégé par les talibans et qui serait tué en mai 2011 dans sa cachette du Pakistan par un commando des forces spéciales américaines. Cela s’est poursuivi par l’Irak deux ans plus tard. Et cela n’a jamais cessé, jusqu’au retrait décidé par Donald Trump – qui avait promis d’en finir avec les « guerres sans fin » – puis confirmé par Joe Biden.

Vingt ans de chaos et d’effroi au nom de la « guerre contre le terrorisme » et dont les principaux responsables n’ont jamais rendu de compte. Au contraire, on peut les voir aujourd’hui parader sur les chaînes de télévision américaines pour critiquer les mauvaises décisions du président Joe Biden. En étant présenté comme des experts, tout en oubliant leur statut de consultant ou de membre des conseils d’administration des sociétés du complexe militaro-industriel américain.

Depuis 2001, les interventions états-uniennes ont fait plus de 800 000 morts, déstabilisé des régions entières, poussé à l’exil des millions de personnes et coûté au total 6 400 milliards de dollars (sans compter les 2 200 milliards qui devront être dépensés sur les trente prochaines années pour s’occuper des anciens combattants). Elles ont aussi un impact dans la société américaine, de plus en plus militarisée et violente (voir notre entretien sur cette question avec l’historien Romain Huret enregistré avant la dernière élection présidentielle).

Le bilan de ces guerres post-11-Septembre, reflété dans les infographies ci-dessous, est dressé depuis 2011 par l’Institut Watson de l’Université Brown, située à Providence, dans l’État du Rhode Island (nord-est des États-Unis), dans le cadre du projet « Coûts de la guerre ». L’anthropologue Catherine Lutz en est la cofondatrice et la codirectrice. Vingt ans après les attaques du 11 septembre 2001, nous nous sommes entretenus avec elle.

Pourquoi avoir lancé le projet en 2011 ?

Catherine Lutz : Nous avons lancé ce projet, car nous avons estimé que, dix ans après le début de la guerre, l’information fournie au public était insuffisante. À l’approche du dixième anniversaire des attaques du 11-Septembre, nous nous sommes dit qu’il nous fallait trouver les experts qui pourraient donner au public américain une image beaucoup plus complète et détaillée de la guerre et de son impact. Nous avons donc fait appel à ces experts et publié leurs rapports. Nous avons eu beaucoup de succès au début, car nous donnions des informations que le gouvernement américain ne rassemblait pas ou bien ne publiait tout simplement pas. Cela a été utile pour le débat public.

Si cela est possible de résumer, quels ont été les principaux résultats de ce travail ?

Nous avons réussi à changer le discours public sur la guerre. Ce que nous avons réussi à faire, c’est changer le discours public selon lequel la guerre était en quelque sorte peu coûteuse, très protectrice des droits de l’homme sans provoquer de nombreux morts, autres que ceux des soldats américains. Ces derniers faisaient l’objet de beaucoup d’attention, qu’il s’agisse des pertes ou des blessés dans leurs rangs, mais on parlait très peu des victimes civiles et du fait qu’elles portent le plus lourd tribut dans ces conflits.

Les États-Unis vont-ils retenir les leçons de ces guerres, en particulier du conflit afghan, auquel Joe Biden a décidé de mettre un terme juste avant le vingtième anniversaire des attentats suicides du 11-Septembre ?

La question est plutôt de savoir qui a retenu la leçon. Le peuple américain peut-être. Mais je ne suis pas sûre que ce soit le cas avec les responsables gouvernementaux. À court terme, la leçon qui va être tirée est de ne pas retourner en Afghanistan, de ne pas faire du « nation building » dans les autres pays, mais ce n’était pas la raison initiale donnée pour se rendre en Afghanistan et je ne crois pas que ce raisonnement ait été remis en cause. Les dirigeants américains sont sûrement encore persuadés que la guerre peut être un outil diplomatique efficace.

Quel genre de leçon le président Joe Biden pourrait avoir apprise ?

Il a retenu la leçon de deux manières. Premièrement, il y a des années, il en est venu à croire que le contre-terrorisme devait se faire sans soldats sur le terrain, mais en ayant recours aux drones et aux assassinats sélectifs, des techniques qui ne sont en fait pas particulièrement légales. Il s’est battu en ce sens au sein de l’administration Obama [lorsqu’il était vice-président – ndlr], mais il n’a pas réussi à imposer son point de vue.

Deuxièmement, il a appris, par la mort de son fils Beau [décédé d’une tumeur au cerveau en 2015 après avoir été engagé sur une base en Irak – ndlr], que le coût humain des « boots on the ground » (« bottes sur le terrain ») est très élevé. Il s’est engagé à ramener à la maison les soldats américains et à utiliser des opérateurs de drones sur le sol américain pour mener la guerre en toute sécurité. C’est ce qui s’est passé avec lui.

Mais, malheureusement, hier [le 1er septembre – ndlr], le budget du Pentagone a été voté et il est en augmentation. Biden n’a pas retenu la leçon que le problème est plus généralement la militarisation, l’utilisation de la guerre comme premier outil de la diplomatie américaine. Il a eu un ton belliqueux dans ses discours ces derniers jours, lorsqu’il a évoqué la chasse aux terroristes et sa volonté de les détruire.

Peut-on expliquer ces vingt ans de guerres à l’étranger par le rôle important aux États-Unis du complexe militaro-industriel ?

Oui, c’est toujours un moteur des guerres américaines. Nous avons des entreprises puissantes qui gagnent des milliards de dollars chaque année grâce au flux régulier de l’argent en provenance du Pentagone. La guerre est très rentable. L’utilisation des contrats a augmenté de façon spectaculaire au cours des vingt dernières années. Nous avons publié sur notre site un article de la chercheuse Heidi Peltier sur ce qu’elle appelle l’« économie camo », l’économie de camouflage car, explique-t-elle, « le gouvernement américain a utilisé la commercialisation (souvent appelée à tort “privatisation”) de l’armée comme camouflage, dissimulant ainsi les véritables coûts financiers et humains des guerres américaines de l’après-11-Septembre ».

D’autres guerres pourraient-elles avoir lieu ?

Le Pentagone se concentre désormais sur la Chine et la Russie, ce qui est désigné sous le terme de « nouvelle guerre froide ». Même s’il n’y a pas de conflit, on continuera d’assister à des investissements massifs pour se préparer au prochain. C’est là que réside le problème. La guerre, ce n’est pas seulement une violence sans fin, c’est aussi une préparation sans fin à la guerre. Joe Biden a mis fin à la guerre en Afghanistan, mais il n’a pas mis fin aux « guerres sans fin ». Nous continuons d’avoir un immense établissement militaire et la préparation à la guerre représente toujours une menace au bien-être du pays et à la paix internationale.

Comment remédier à cette situation ?

L’une des solutions serait d’avoir plus de démocratie aux États-Unis afin que le Congrès soit le reflet des priorités du peuple américain, à savoir moins de dépenses de guerre et plus de dépenses intérieures. Notre tâche comme universitaires, mais aussi celle des journalistes, est d’aider à informer les gens sur les vrais coûts de ces guerres. Beaucoup de gens ne comprennent pas combien d’argent vont aux équipements et aux contrats militaires. Il faut que cette information soit disponible et que les enjeux soient appréhendés de manière différente. Mais d’abord, nous devons nous assurer que le Congrès n’est pas dans les mains des fournisseurs militaires mais qu’il est sensible à l’opinion publique.

La militarisation de la société américaine ne date pas, bien évidemment, de 2001, mais de quelle manière les attentats du 11-Septembre ont-ils influé ?

Ce fut quelque chose de vraiment particulier. C’est la première fois que nous avons vécu la guerre chez nous. C’était un véritable choc. Certains ont évoqué Pearl Harbor [la base américaine située dans le territoire américain de Hawaï attaquée par les Japonais en décembre 1941 – ndlr], mais on ne peut pas vraiment comparer. Pearl Harbor était loin dans le Pacifique, Hawaï n’était pas un État, mais une dépendance coloniale et les attaques ont ciblé des installations militaires. On pensait que deux océans [le Pacifique et l’Atlantique – ndlr] nous protégeaient, le 11-Septembre nous a montré que ce n’était pas le cas.