Guerre contre le terrorisme, le passé d’une illusion

ALAIN GRESH, Orient 21,

« Liberté immuable ! » Sous ce mot d’ordre aussi pompeux que dérisoire, le président américain George W. Bush lance en octobre 2001 sa « guerre contre le terrorisme » en envahissant l’Afghanistan. N’avait-il pas expliqué, devant le Congrès américain :

Ils haïssent ce qu’ils voient dans cette assemblée, un gouvernement démocratiquement élu. Leurs dirigeants se désignent eux-mêmes. Ils haïssent nos libertés : notre liberté religieuse, notre liberté de parole, notre liberté de voter et de nous réunir, d’être en désaccord les uns avec les autres ?

« Ils », c’étaient « les terroristes », que le président américain s’engageait à traquer jusqu’aux confins les plus obscurs de la planète. La guerre serait longue, reconnaissait-il, et elle aurait comme terrain la terre entière, mais bientôt le Bien l’emporterait, le Mal serait éradiqué et la Liberté, avec un grand L et un accent américain, illuminerait des peuples subjugués et ravis.
La « communauté internationale » autoproclamée, en réalité réduite aux gouvernements occidentaux, ne pouvait que se rallier à de si martiaux propos. Utilisant la sidération des opinions créée par le 11-Septembre, nombre de politiques, d’éditorialistes, de « spécialistes » autoproclamés du terrorisme, d’intellectuels contribuèrent à mobiliser contre le nouvel ennemi, le terrorisme, confondu souvent avec l’islamisme, voire avec les musulmans.
Les premières « victoires » à Kaboul poussaient à l’optimisme, pour ne pas dire à l’aveuglement. « Les Américains (…) l’ont gagnée, cette guerre, proclamait dès décembre 2001 Bernard-Henri Lévy1, qui ne rate pas une occasion de se tromper en faisant, au total, quelques centaines, peut-être un millier de victimes civiles… Qui dit mieux ? De combien de guerres de libération, dans le passé, peut-on en dire autant ? »
REMPLACER LE 14-JUILLET PAR LE 11-SEPTEMBRE
D’autres exaltaient « une résistance » aussi indispensable que celle qui s’était dressée contre le nazisme. « Oh, je sais, s’exaltait l’écrivain Philippe Sollers,

il y a encore pas mal de travail à faire là-bas, du côté de Kaboul, de Ramallah, de Bagdad. (…) Mais enfin, le Mal sera terrassé, c’est l’évidence même. Je trouve qu’on tarde trop, d’ailleurs. Pourquoi ces atermoiements ? Ces freinages ? Ces pseudo-scrupules ? Ces onuseries qui ne trompent personne ? Il faut frapper, encore et encore. Le 11-Septembre l’exige. Le 11-Septembre est l’horizon indépassable de notre temps. Plus de 14-Juillet : 11-Septembre. Espérons que les Français, toujours un peu à la traîne de la vraie conscience historique, finiront par s’en convaincre et par s’aligner sur la nouvelle religion2.

Cette « nouvelle religion », c’est « la guerre contre le terrorisme ». Mais de quoi parlait-on exactement ? Le général prussien Carl Von Clausewitz (1780-1831) expliquait que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Et il insistait : « La première et la plus vaste question stratégique est de juger correctement du genre de guerre dans laquelle on s’engage », et de définir les objectifs à atteindre pour parvenir à la victoire. Mais éliminer « le terrorisme », cette forme de violence qui a marqué chaque étape de l’histoire humaine sous des visages multiples, utilisée par des acteurs aux convictions parfois antagonistes, n’a, au sens strict, aucun sens. Même les Croisades, guerres religieuses menées contre l’islam, visaient un objectif concret, « la libération du tombeau du Christ », et pas la conversion de la planète.
Un coup d’œil sur la Global Terrorism Database de l’université de Maryland illustre à sa manière le confusionnisme qui domine. Elle dresse le relevé des « attentats terroristes » à travers le monde3, avec nombre d’informations intéressantes sur les principaux terrains d’instabilité – même si on n’est pas surpris d’apprendre qu’il s’agit du Yémen, de l’Afghanistan et de l’Irak. Mais le rapport additionne une attaque de suprémacistes blancs aux États-Unis et un attentat-suicide de l’organisation de l’État islamique en Afghanistan, y rajoute une pincée d’actions des restes de guérilla en Colombie et un attentat antisémite en Europe pour produire un salmigondis indigeste.
Cette confusion — multiplication des ennemis, flou des objectifs — a contribué aux échecs répétés de « la guerre contre le terrorisme », même si le complexe militaro-industriel américain naguère dénoncé par le président Dwight D. Eisenhower en a tiré de substantiels profits. Comme l’écrivent dans leur ouvrage La Guerre de vingt ans (Robert Laffont, 2021) Marc Hecker et Élie Tenenbaum,

La définition large de la menace terroriste adoptée par l’administration Bush — incluant non seulement Al-Qaida, mais aussi un grand nombre de groupes armés et d’“États voyous”, du Hezbollah à la Corée du Nord — allait donner lieu à ce qui peut être rétrospectivement considéré comme l’une des erreurs majeures de ces premières années.

Mais de quoi cette « erreur » était-elle le nom ? Avant tout de l’hubris d’un Occident dont le numéro de téléphone, comme le formule joliment Régis Debray, est celui de la Maison Blanche, car c’est là et seulement là que se prennent les « décisions occidentales ». La France a pu émettre quelques protestations au moment de l’invasion de l’Irak en 2003, mais ses velléités ont vite cédé le pas à l’alignement. Nouvellement élu, le président Nicolas Sarkozy déclarait, devant le Congrès américain, le 7 novembre 2007 : La France restera engagée en Afghanistan aussi longtemps qu’il le faudra, car ce qui est en cause dans ce pays, c’est l’avenir de nos valeurs et celui de l’Alliance atlantique. Je le dis solennellement devant vous : l’échec n’est pas une option.
« UN FOUTEUR DE MERDE QUI SE CROIT FAISEUR DE PLUIE »
Quant à son successeur socialiste François Hollande, il étendit le domaine de la lutte au Mali et au Sahel, renouant avec les aventures coloniales du socialisme français avec le même insuccès.
Durant ces vingt dernières années, l’Occident a aussi perdu la bataille de la légitimité et du droit. Du bagne de Guantanamo à la prison d’Abou Ghraib, de l’intervention illégale en Irak au trucage des élections en Afghanistan, du soutien au dictateur égyptien au mépris pour les droits des Palestiniens, la pureté des principes proclamés — droit international, droit des peuples à l’autodétermination, défense des droits humains — a été corrompue par la prosaïque réalité du terrain.
La débâcle américaine en Afghanistan — à laquelle peuvent être associés nombre de pays européens même s’ils n’avaient pas leur mot à dire sur la conduite de la guerre, on l’a vu lors de l’évacuation de Kaboul — marque l’échec d’une énième tentative de l’Occident de rétablir sa domination sur le monde en niant les bouleversements qui se sont produits depuis la seconde moitié du XXe siècle, et notamment l’effondrement du système colonial. Le temps n’est plus, comme au lendemain de la première guerre mondiale où Londres et Paris pouvaient dépecer le Proche-Orient et imposer, sans état d’âme et sans résistances insurmontables, leur domination à des populations rétives. Le refus de la domination étrangère, même parée des vertus de « la démocratie » et des « droits humains » est devenu général.
D’autres puissances s’affirment, comme le prouve l’évolution en Afghanistan. Le Pakistan, la Chine, la Russie, le Qatar, la Turquie ou l’Inde contribuent de même que les États-Unis et bien plus que l’Union européenne à décider de l’avenir de ce pays. Tout en restant, et pour des décennies sûrement, une puissance majeure, les États-Unis n’ont plus les moyens de régenter le monde, encore moins de décider du sort de pays comme l’Afghanistan et l’Irak, même s’ils ont la capacité, on l’a vu, de détruire ces pays.
La guerre contre le terrorisme a été l’ultime illusion d’un Occident qui ne se résout pas au nouvel état du monde et veut renverser le cours de l’Histoire. Une tâche chimérique bien sûr, mais dont la poursuite ne peut qu’aggraver le désordre mondial, alimenter « le choc des civilisations » et déstabiliser nombre de sociétés, y compris occidentales, en les divisant selon des critères religieux.