États-Unis : l’autre côté du miroir

Yorgos Mitralias. Possibles (Attac), printemps 2019 

L’idée reçue qui veut que les Américains soient imperméables au socialisme a manifestement la vie dure dans la gauche européenne. En effet, trois ans après que le socialiste indépendant Bernie Sanders eut fait un carton, à tel point que la direction du Parti démocrate fut obligée de recourir aux pires tricheries pour le priver de sa victoire sur Hillary Clinton et de la nomination du parti à la présidentielle de 2016, force est de constater que la gauche européenne – de toutes sensibilités – continue de rester impassible devant la percée toujours plus spectaculaire des idées socialistes aux États-Unis. Alors, aucune surprise si elle montre peu d’intérêt pour les conséquences et les manifestations politiques et sociales de cette percée et n’arrive pas à profiter de leur impact en Europe et de par le monde.

Et pourtant, les manifestations de cette percée socialiste sont désormais légion, crèvent les yeux, et jour après jour occupent le devant de la scène politique nord-américaine. Tout d’abord, selon tous les derniers sondages et enquêtes d’opinion, le socialiste Bernie Sanders n’est plus l’outsider qu’il était en 2016, mais le grand favori (front runner) parmi les candidats démocrates, tandis qu’il bat clairement Trump ! Et aussi, toutes les revendications phares de son programme considérées “utopiques” et “socialistes” en 2016 par les pontes des grands médias, jouissent maintenant du soutien de la grande majorité des États-uniens ! Et comme si tout cela ne suffisait pas, les meetings quotidiens de Bernie Sanders provoquent un engouement populaire sans précédent dans tout le pays, tandis que sa campagne électorale se targue d’avoir grossi ses rangs de plus d’un million d’activistes volontaires en moins d’une semaine. D’ailleurs, quoi de plus normal quand on sait que la majorité de ces Millennials de 18 à 35 ans, déclarent “préférer le socialisme au capitalisme” et n’ont aucun problème pour se définir “socialistes”…

1. Du jamais vu : la jeunesse américaine tentée par le socialisme

Alors, ce n’est pas un hasard si «  on voit se multiplier ces derniers temps aux USA, les événements fondateurs d’un changement social mais aussi politique qui pourraient avoir une importance historique pour tout le monde  ». Comme par exemple, écrivions-nous, « celui qui concerne l’organisation de gauche des Socialistes démocrates d’Amérique (Democratic Socialists of America – DSA), qui, après avoir végété durant les derniers 40-45 ans, a vu ses membres croître de 7 000 en 2016 à plus de 55 000 fin 2018 (!), l’écrasante majorité de ces nouveaux membres étant des jeunes de moins de 30 ans. En même temps, les DSA ont été métamorphosés : d’une organisation pratiquement à la remorque du Parti démocrate et proche de la social-démocratie européenne, à un parti aux tendances très radicales, participant activement à tous les mouvements sociaux du pays et disposant de quelques centaines d’élus à tous les niveaux, des conseils communaux et des parlements locaux jusqu’à même la Chambre des représentants ! Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Cela veut dire que ça fait au moins 70 ans que les États-Unis n’ont pas vu une organisation de gauche aussi grande que les DSA, et que cela fait peut-être 110 ans, depuis le temps du Parti socialiste du grand Eugene Debs, que les socialistes n’avaient pas gagné des élections pour se faire élire par centaines, comme maintenant, et à tous les niveaux ! Et cela veut dire aussi, qu’il faut être un sectaire invétéré ou un “marxiste de salon” pour feindre ignorer ou snober un tel développement et un tel événement au cœur même de la superpuissance capitaliste mondiale… »  [1]

Évidemment, cette montée en flèche des DSA doit beaucoup à Bernie Sanders, mais aussi à ses jeunes dirigeantes, et surtout au… « phénomène » (selon la couverture que lui a consacrée le Time Magazine) que constitue Alexandria Ocasio-Cortez, la plus illustre des représentantes de ces Millennials radicaux et socialistes : «  Il va sans dire que tous ces jeunes de DSA, mais aussi ceux des grands mouvements sociaux qui balaient les États-Unis, sont en grande partie des “enfants” de Bernie Sanders ou plutôt de sa campagne électorale en 2015-2016, qui a radicalisé la jeunesse américaine et a fait sortir de la quarantaine ce qui était jusqu’alors “le mot sale commençant par un S”, le socialisme. Une jeunesse américaine qui a trouvé en Alexandria Ocasio-Cortez, cette jeune métisse du Bronx de 29 ans et d’origine « portoricaine – et aussi de lointaine origine juive –, sa personnalité la plus représentative et la plus emblématique  ». [2]

Mais, qu’a fait la jeune Alexandria durant ces trois ou quatre derniers mois pour qu’elle soit aujourd’hui omniprésente dans les médias, une des deux ou trois personnalités politiques les plus populaires des États-Unis, et surtout, le plus grand épouvantail des Républicains ? Voici la réponse qu’on donnait il y a quelques semaines : « Il y en a eu qui, sans être de mauvaise foi, avaient exprimé un certain scepticisme quant à la capacité de la “jeune et inexpérimentée” députée Ocasio-Cortez (que les médias américains appellent désormais par ses initiales AOC) à résister aux tentations de sa nouvelle vie de parlementaire et à continuer à défendre avec le même zèle ses credo radicaux. Maintenant, on peut le dire sans hésiter : ils se sont tous trompés ! AOC non seulement n’a pas cédé aux “tentations” en mettant de l’eau dans son vin radical, mais elle s’est imposée en tant que bête noire numéro 1 de l’établissement nord-américain. Non seulement celui de Trump et de ses Républicains, mais aussi de celui du Parti démocrate, qui menace d’écraser et d’évincer Alexandria du Parlement en 2020 ! Et tout ça pour deux raisons : parce qu’elle traduit toutes ses paroles en actes, proposant jour après jour, à la Chambre des représentants avec des projets de loi, et dans la rue avec des manifestations, des mesures sans précédent et en tout cas incroyablement radicales pour les États-Unis des dernières décennies, comme la fin totale de la dépendance aux énergies fossiles (Green New Deal), l’imposition à un taux de 70 % des revenus des ultra-riches, le doublement du salaire horaire minimum qui passerait de 7,5 à 15 dollars, ou l’abolition de la police de l’immigration (ICE) qui réprime les migrants et les sans-papiers. Et surtout, parce que toutes ces propositions acquièrent une “force matérielle” puisqu’elles mobilisent dans la rue et sont partagées par la majorité de ses compatriotes et même par 40 %-45 % des Républicains !

« Et en plus de tout cela réalisé en à peine un mois (!), Alexandria est en train de devenir l’épouvantail de Trump et du Parti républicain mais aussi de grands médias de toute sensibilité partidaire (New York Times, Washington Post, …) car elle sait se défendre avec une rare maestria des attaques quotidiennes (y compris vulgaires) contre elle, tandis qu’en même temps elle introduit dans la vie politique américaine des nouvelles mœurs, démythifiant l’obscurantisme pudibond des uns, et dénonçant le “progressisme” néolibéral des autres. Alerte et omniprésente, Ocasio-Cortez, qui n’est pas et ne déclare pas être communiste, combine la théorie avec l’action, l’activisme dans et hors les institutions, et évidemment ne surprend pas que 74 % des membres et des sympathisants du Parti démocrate n’excluent pas de voter pour elle aux… élections présidentielles de 2024, c’est-à-dire quand Alexandria aura l’âge requis de 35 ans ! Et cela bien qu’elle soit la bête noire et peut être la personne la plus haïe des dirigeants de leur parti… »  [3]

Voilà donc pourquoi la réalité du socialisme américain ne se résume plus aux faits et gestes du seul Bernie Sanders. Car, entre-temps, le vieux sénateur du Vermont a fait des petits et surtout… des petites socialistes du nom d’Alexandria Ocasio-Cortez, Rachida Tlaib, Ilhan Omar et de centaines d’autres désormais élues à tous les échelons et même au Congrès des États-Unis ! Des jeunes femmes qui n’ont peur de rien, et qui s’attaquent même aux plus grands et solides tabous de la politique américaine : son système bipartite, son complexe militaro-industriel, ses guerres impérialistes et même à son gendarme moyen-oriental, l’État d’Israël ! En somme, c’est tout a fait logiquement que ces jeunes députées d’origine portoricaine (Alexandria Ocasio-Cortez), palestinienne (Rashida Tlaib) et somalienne (Ilhan Omar) dominent l’actualité politique de leur pays car elles bouleversent – comme nul autre dans le passé et en un temps record – les équilibres, les traditions et le paysage politique de la superpuissance planétaire…

2. L’émergence d’une troisième force politique radicale et de gauche !

Et pourtant, les médias internationaux, qui ne parlent que de la nouvelle majorité des Démocrates à la Chambre des représentants, persistent à ignorer superbement la grande leçon des élections de novembre 2018 : l’émergence d’une troisième force progressiste et radicale, laquelle “enfonçait un coin dans le bipartisme séculaire”. Et voici ce que nous disions de cet événement fondateur de portée historique, qui allait plus que tenir ses promesses dans les mois suivants :

“Nous voici donc devant le nouveau et bien différent paysage politique de la superpuissance mondiale, façonné par la première percée électorale d’une troisième force politique progressiste et de gauche, liée aux mouvements sociaux radicaux de masse ! Cependant, ce nouveau paysage ne se résume pas à la simple apparition d’une troisième force politique qui vient s’ajouter aux deux grands partis traditionnels qui monopolisent depuis des siècles le pouvoir. Son entrée au Parlement du pays, provoque déjà des réactions en chaîne. Et la plus importante de ces réactions est le rapprochement des noyaux dirigeants des Démocrates et des Républicains, lesquels semblent maintenant disposés à oublier leurs différends devant la terrible menace que représente pour eux leur ennemi commun !

Et nous ajoutions : “Nous nous empressons de répondre aux interrogations légitimes du lecteur qui n’en a rien vu, ni entendu et lu dans les médias internationaux. Que s’est-il donc passé dans les deux ou trois dernières années, pour que la revendication, encore hier “utopique” et ultra-minoritaire de l’assurance maladie pour tous (Medicare for all) soit devenue la première des revendications de 70 % à 75 % des citoyens américains, c’est-à-dire non seulement des Démocrates mais aussi de la majorité des Républicains ? Que s’est-il passé pour que 52 % des candidats démocrates aux récentes élections appuyaient cette demande, bien qu’il y a seulement deux ans, l’alors candidate des Démocrates à la présidence du pays, Mme Hillary Clinton, ait refusé catégoriquement de l’adopter. Que s’est-il passé pour que des revendications qui provoquent traditionnellement l’effroi de l’établissement Démocrate, comme l’assurance maladie pour tous, l’abandon des énergies fossiles ou même la dissolution de la police anti-migrants (ICE), deviennent aujourd’hui des revendications qui mobilisent une partie grandissante de la base des Démocrates ? Que s’est-il passé pour que la socialiste Alexandria Ocasio-Cortez, que les médias présentent simplement comme « la plus jeune députée de l’histoire des États-Unis », aille jusqu’à déclarer qu’elle a l’intention d’organiser la première « fraction (caucus) éco-socialiste » de l’histoire de la Chambre des représentants ? Que s’est-il passé pour que des centaines de jeunes comme le nouveau juge de Houston au Texas, l’anticapitaliste Franklin Bynum et, surtout, des jeunes femmes militantes des mouvements féministes, écologistes et antiracistes ainsi que des centaines d’autres radicaux soient maintenant élus à tous les niveaux, même au Sud raciste ?”

“Ce qui s’est passé pour qu’on arrive à l’actuel séisme politique, c’est qu’un homme politique indépendant, du nom de Bernie Sanders, qui n’a jamais renié ses convictions socialistes, et qui s’est toujours battu contre le courant, a finalement réussi – presque seul (!) – à influencer, sinon à changer, le cours de l’histoire. Et cela parce que Bernie Sanders, non seulement s’en est aperçu à temps et a compris l’exceptionnelle gravité de la crise historique du système politique américain, mais a aussi pu en tirer toutes les conséquences pratiques, descendant lui-même au moment opportun au centre de l’arène politique avec des mots d’ordre et des revendications « utopiques » (comme l’assurance maladie pour tous, l’abandon immédiat des énergies fossiles, l’éducation gratuite et l’annulation des dettes des étudiants ou l’interdiction du financement des politiciens et des partis par les capitalistes) qui ont fait de lui la risée des pontes (de droite et de « gauche ») ainsi que des autres apologistes du système, mais qui ont inspiré et mobilisé la nouvelle génération, comme des dizaines de millions de citoyens américains qui étouffent dans la camisole néolibérale et réactionnaire. Et tout ça, sans que Bernie oublie un instant de tout faire pour contribuer à réaliser un rapport de forces favorable à « ceux d’en bas », fondé sur leur organisation et leur unité… »  [4]

Cela étant dit, on peut légitimement se demander ce qu’est exactement ce “socialisme” qui emballe actuellement des millions de jeunes – et de moins jeunes – nord-américains. À première vue, on dirait qu’il s’agit d’un socialisme inspiré directement de la bonne vieille social-démocratie réformiste européenne de la période précédant l’ère du néolibéralisme triomphant. D’ailleurs, Bernie Sanders en tète, tous les principaux représentants de l’actuel socialisme américain, non seulement se référent ouvertement à la social-démocratie européenne d’antan, mais prennent aussi quelques libertés avec sa réalité d’aujourd’hui en faisant l’éloge d’un prétendu réformisme progressiste de l’actuelle social-démocratie scandinave, lequel tout simplement n’existe plus. Mais, nos socialistes états-uniens ne se limitent pas à idéaliser la social-démocratie européenne. Ils vont encore plus loin quand ils présentent Franklin Roosevelt comme… socialiste et son New Deal comme source d’inspiration de matrice socialiste !

Alors, devrions-nous conclure que Bernie Sanders, Alexandria Ocasio-Cortez, Rachida Tlaib et les autres jeunes socialistes nord-américains ne sont que des imitations (tardives) de politiciens sociaux-démocrates qu’on a si bien connus il y a encore quelques décennies en Europe ? Notre réponse est un NON catégorique. Cependant, ce qui compte le plus, ce n’est pas notre non, mais plutôt le non encore plus catégorique des adversaires directs de Bernie et des ses amis, le non des établissements républicains mais aussi … démocrates, et surtout le non des mentors de ce beau monde politique, c’est-à-dire de Wall Street, des multinationales, des banquiers, des barons de la finance, des grands médias, ainsi que de leurs amis internationaux ! Et force est de constater qu’eux, ils savent mieux que tout autre…

3. Un mouvement de millions de volontaire radicaux contre La Mecque du capitalisme

Nous voici donc entrés dans le vif du sujet, dans l’actualité la plus brûlante du gigantesque affrontement de classes en cours aux États-Unis d’Amérique. Car ce qui importe ici n’est pas évidemment de déterminer si les revendications de Bernie Sanders et du mouvement social telle “l’assurance maladie pour tous” (Medicare for all) ou l’imposition des ultra-riches (qui ne payent pas d’impôt) à hauteur de 70 % de leurs revenus, sont… “socialistes” ou “bourgeoises”. Ce qui est important, c’est de comprendre et analyser la dynamique sociale et politique dont sont porteuses ces revendications dans un contexte donné, celui des États-Unis d’Amérique au temps de l’actuelle crise historique de leur système politique et social et de l’extrême polarisation de leur société ! Une dynamique qui inspire et met déjà en mouvement ceux d’en bas, en même temps qu’elle inquiète ou même fait paniquer ceux d’en haut, qui, se sentant – à juste titre – menacés et en danger, préparent déjà leur riposte de classe…

Ce qui fait donc qu’un programme de réformes, dont la plupart n’ont rien de très radical, met aujourd’hui le feu aux poudres et provoque une telle exacerbation des passions, c’est d’abord que ses initiateurs se montrent déterminés à aller jusqu’au bout de leur projet, refusant d’avance tout compromis “pourri”. C’est ainsi que Bernie Sanders parcourt le pays martelant jour après jour le même message, sans jamais mâcher ses mots quand il s’agit de désigner l’ennemi (de classe) et d’appeler ceux d’en bas au combat. Son appel est plus qu’éloquent :

« Nous avons maintenant un million de volontaires prêts à se retrousser les manches et à se mettre au travail pour assurer que nous allons gagner la nomination démocrate, battre Trump et transformer la vie économique et politique de notre pays. Je pense que vous comprenez tous que, quand on parle de couverture maladie pour tous, quand on parle d’augmentation du salaire minimum, quand on parle de lutter contre le changement climatique, on s’attaque à d’énormes intérêts particuliers, et vous connaissez lesquels. On parle de Wall Street, on parle de l’industrie de la santé, de l’industrie des combustibles fossiles, des sociétés pharmaceutiques, du complexe militaro-industriel, de l’industrie des prisons privées. Ceux-là sont des gens tout-puissants, ils disposent de sommes d’argent illimitées, d’une énorme influence politique à Washington. Et le seul moyen que je connais pour les vaincre est quand des millions de gens d’un mouvement populaire se lèvent et résistent, et demandent un gouvernement et une économie qui travaillent pour tous et pas pour le 1 %. Permettez-moi donc de remercier le million de gens qui ont déjà signé et de demander à ceux qui n’ont pas signé de le faire. Celle-ci va être une campagne historique, nous allons entrer dans l’histoire. » [5]

Nous avons choisi de traduire l’appel que Bernie Sanders répète inlassablement depuis qu’il a annoncé sa nouvelle candidature, pour une raison évidente : parce que, comme nous l’écrivions alors, ses paroles… « indiquent avec grande exactitude, tant l’énormité de l’enjeu de l’affrontement approche. Bernie, non seulement appelle par son nom l’ennemi de classe qui est le grand capital nord-américain (et en même temps multinational), mais il appelle aussi ses fidèles à se battre en créant, tous ensemble et par en bas, le seul « outil » en état de leur donner des vraies possibilités et espoirs de vaincre : le mouvement populaire de millions de gens décidés d’en finir avec les grands maux de notre temps, c’est-à-dire les monstrueuses inégalités sociales et l’épée de Damoclès climatique suspendue au-dessus de l’humanité et de la planète. »  [6]

4. Tous unis contre le socialiste Bernie Sanders ?

Mais Bernie Sanders et ses amis ne sont pas les seuls à se montrer intraitables. Intraitable dans la défense du système qui garantit ses privilèges et son pouvoir se montre aussi la classe des possédants nord-américains, d’autant plus que, Trump en tête, elle semble opter désormais pour un autoritarisme “décomplexé” et très “musclé”. Car ce qui fait surtout peur à ceux d’en haut, en les poussant même à “oublier” leurs querelles séculaires entre Républicains et Démocrates pour faire face à l’ennemi (de classe) commun, c’est le profond radicalisme des mouvements de ceux d’en bas qui s’inspirent de l’exemple de Bernie et des autres “socialistes démocratiques”, leur refus catégorique de jouer le jeu, leur détermination de faire table rase du vieux monde, et même leur anticapitalisme naïf et confus qui n’est que l’envers de la médaille de leur enthousiasme juvénile, et de leur extraordinaire combativité ! En somme, l’instinct de classe des possédants nord-américains leur permet d’identifier le danger mortel là où l’approche statique des journalistes et autres gauchistes sectaires ne voit que des jeunes inexpérimentés et confus “sous influence du social-démocrate qu’est Bernie Sanders”. D’un Bernie Sanders qui d’ailleurs, n’a absolument rien d’un bureaucrate social-démocrate si l’on songe à l’exemplarité de son combat politique solitaire depuis …plus de 60 ans (!), à la fidélité sans faille qu’il a toujours montrée à la cause des travailleurs, des opprimés et des exploités, ainsi qu’à son mentor qui reste jusqu’à aujourd’hui le grand dirigeant socialiste américain Eugene Debs. [7]. Ce Debs qui non seulement a payé de dix ans de prison son refus de soutenir l’entrée de son pays dans la Première Boucherie mondiale, mais qui a aussi défendu la Révolution russe et les Bolcheviks contre la très grande majorité des sociaux-démocrates de son époque…

Alors, se trompent lourdement tous ceux qui résument l’actualité politique nord-américaine à la seule confrontation des Républicains et des Démocrates, ceux qui sont pour ou contre Trump. Le temps passant et l’émergence d’un troisième camp progressiste et radical se précisant, non seulement on assiste à une confrontation triangulaire, mais on voit aussi se dessiner de plus en plus clairement la tendance des frères ennemis Républicains et Démocrates à se coaliser contre les empêcheurs de tourner en rond que sont Bernie Sanders et le mouvement populaire de masse qui le soutient ! Alors, rien de mieux pour illustrer cette nouvelle – et si didactique – réalité de la vie politique nord-américaine que la scène qui s’est déroulée début février 2019 devant l’ensemble des députés et des sénateurs du pays. Et voici tout de suite ce que nous écrivions à l’époque :

« La conclusion ne peut qu’être identique à celle tirée de l’accueil enthousiaste réservé par les députés et sénateurs républicains mais aussi démocrates – sauf quelques exceptions – à la déclaration solennelle de Trump que « jamais les États-Unis ne seront socialistes » : Tous ensemble contre le socialiste Bernie Sanders, car les traditionnelles rivalités et inimitiés partidaires cèdent maintenant le pas à l’unité (de classe) imposée par la menace mortelle que représentent Bernie et son mouvement populaire de masse sans précédent ! D’ailleurs, les médias « libéraux » ainsi que les barons et l’établissement du parti démocrate n’ont pas attendu l’annonce de la candidature de Bernie pour se mettre au travail. En effet, il y a des mois depuis que, New York Times et Washington Post en tête, ils ont (re)commencé à attaquer et à calomnier quotidiennement le tandem Bernie et Alexandria Ocasio-Cortez qui menacent plus que jamais leur vieux système bipartite si bien huilé… » [8]

5. Vers un affrontement (de classe) historique…

Mais, Bernie et ses amis socialistes réagissent, tirent la leçon de tout ça et répondent de façon adéquate : « Cela dit, on comprend la raison qui fait que l’objectif principal de Bernie ne soit pas maintenant ni l’obtention de la nomination des Démocrates, ni même sa victoire aux présidentielles, mais la création du plus grand mouvement populaire de l’histoire des États-Unis. Pourquoi ? Mais, parce que, vu que l’adversaire est tout-puissant, dans un tel affrontement, ce qui compte et est déterminant est le rapport des forces bien matérielles ! D’ailleurs, tandis que les victoires électorales sont éphémères, les grands mouvements sociaux et politiques radicaux non seulement perdurent, mais ils sont la seule garantie pour la longévité des succès électoraux eux-mêmes. Et pour appeler les choses par leur nom, seuls des naïfs incorrigibles pourraient garantir que Trump et ses acolytes accepteraient de perdre le pouvoir sans broncher, même au risque de provoquer une guerre civile bien sanglante. Et manifestement, Bernie Sanders n’en est pas un d’eux … » (8)

Depuis que nous avons écrit ces lignes début mars, on a assisté à une accélération de l’histoire et à une clarification des intentions des uns et des autres : Trump a multiplié les « avertissements » et les déclarations bellicistes contre ses adversaires, l’établissement démocrate a en a fait de même contre ses opposants socialistes, et Bernie Sanders a opté pour la contre-attaque, ce qu’il avait évité de faire en 2016. Manifestement, la crise nord-américaine s’exacerbe de jour en jour et entre dans une nouvelle phase, d’autant plus que tous ses protagonistes ne se limitent plus à échanger des accusations, mais commencent à traduire leurs paroles en actes, se préparant ouvertement pour la confrontation finale.

C’est donc maintenant, quand Trump muscle son discours, ne cachant plus ni ses ambitions dictatoriales ni son envie d’écraser physiquement ses adversaires au cas où ses derniers oseraient l’éloigner de la Maison Blanche, que l’établissement démocrate choisit de passer à l’attaque non pas contre Trump, qu’il refuse obstinément de mettre en accusation (impeach), mais contre… Bernie Sanders ! La raison de ce changement spectaculaire des priorités des barons du parti démocrate, de leurs mentors milliardaires et des grands médias qui les soutiennent, crève les yeux : Bernie Sanders creuse désormais son avance, déjà très importante, sur les autres candidats démocrates, et rien ni personne ne semble en mesure de l’empêcher d’obtenir la nomination démocrate et d’affronter directement Trump à la présidentielle de 2020. Et pour compléter le tableau, jour après jour, il devient de plus en plus clair et manifeste qu’entre Trump et Sanders, tout ce beau monde dit « libéral » opte sans hésiter pour Trump et contre Sanders !

Alors, pourrait-on conclure que, d’une manière ou d’une autre, l’actuel puzzle politico-social nord-américain trouvera sa solution dans les urnes de 2020 ? Rien n’est moins sûr quand on sait combien est fragile l’actuel état de choses, et surtout combien est réelle la menace de la guerre civile qui plane déjà au-dessus des États-Unis d’Amérique. La présidentielle de 2020 est encore très loin et les impondérables trop nombreux pour qu’on puisse affirmer que Trump et ses acolytes accepteraient d’abandonner la Maison Blanche, après ou avant les élections, sans faire tout dont ils sont capables, y compris en déclenchant une guerre civile, pour rester au pouvoir. Car, comme on l’écrivait il a quelques semaines, «  le passé et le présent de Trump, l’extrême polarisation de la société nord-américaine, ainsi que le jusqu’au-boutisme du noyau dur de ses supporters plaident en faveur  » de l’affirmation qu’« aucun être raisonnable ayant une connaissance élémentaire de ce qui se passe aux États-Unis ne pourrait garantir avec une totale certitude que Trump soit disposé à abandonner le pouvoir pacifiquement et sans résister par tous les moyens ». Ce qui nous conduisait à dire que «  font preuve d’irresponsabilité criminelle tous ceux qui ne s’empressent pas de prendre toutes les mesures nécessaires pour faire face aux terribles conséquences qu’aura pour le présent et l’avenir de nous tous la menace d’une guerre civile nord-américaine, même si personne – ni même Trump lui-même – ne peut aujourd’hui être sûr à 100 % que cette guerre civile va éclater »…  [9]

C’est donc cette menace – de plus en plus pressante – de la guerre civile qui change tout et jette une nouvelle lumière sur les actions des uns et des autres. Alors, « ce n’est pas un hasard si c’est Bernie Sanders qui non seulement comprend mieux que tout autre la menace directe que représente Trump pour les droits et les libertés démocratiques de ses compatriotes, mais qui en tire aussi les conclusions nécessaires en prenant des mesures concrètes pour y faire face. Et la création de ce que lui-même appelle « le plus grand mouvement populaire de l’histoire des États-Unis » est la première et la plus importante de ces mesures, puisque seul un énorme et très radical mouvement populaire aura de sérieuses chances de battre les bandes armées d’extrême droite de Trump, tant celles « légales » (les divers corps de police) que celles « non légales » (les milices fascistoïdes de toute espèce et du Ku Klux Klan). Le fait que la formation de cet énorme mouvement populaire soit déjà en cours et que l’adhésion des citoyens, et spécialement des jeunes, soit massive et enthousiaste (plus de 1,1 million de volontaires en 6 jours !) fait que l’établissement – républicain mais aussi démocrate – pète les plombs et panique, tandis que les citoyens progressistes gagnent en confiance en eux-mêmes, s’organisent, développent leur conscience de classe et affrontent l’avenir avec optimisme ». [10]

Voici donc comment se présente actuellement ce drame américain en pleine évolution, qui promet de chambarder le monde. [11] Car même si les gauches européennes ne semblent pas s’intéresser outre mesure aux événements nord-américains, ces mêmes événements intéressent énormément notre vieux continent et encore plus ses gauches…

Yorgos Mitralias est journaliste, fondateur du Comité grec contre la dette et membre de la Commission pour la vérité sur la dette grecque, ainsi que du CADTM.

Notes

[1] « Qui fait si peur à l’établissement américain pour qu’il se sente obligé d’exorciser le… socialisme ? »

[2] « Qui fait si peur à l’établissement américain pour qu’il se sente obligé d’exorciser le… socialisme ? »

[3] « Qui fait si peur à l’établissement américain pour qu’il se sente obligé d’exorciser le… socialisme ? »

[4] « Tandis que l’Histoire s’accélère. États-Unis : Fin d’époque avec la gauche radicale qui enfonce un coin dans le bipartisme séculaire ! »

[5La vidéo de cette déclaration de Bernie Sanders.

[6] « Tandis que l’établissement fourbit ses armes-La candidature de Bernie Sanders galvanise le peuple américain ! »

[7] Voir la vidéo du très bon documentaire sur Eugene Debs fait par le jeune Bernie Sanders, dans l’article « Le documentaire de Bernie Sanders sur Eugene Debs, le père du socialisme américain »

[8] « Qui fait si peur à l’établissement américain pour qu’il se sente obligé d’exorciser le… socialisme ? »

[9] « Le spectre de la guerre civile hante déjà les États-Unis d’Amérique ! »

[10] « Le spectre de la guerre civile hante déjà les États-Unis d’Amérique ! »

[11] . Ceux et celles des lecteurs et des lectrices qui veulent se familiariser avec l’actuelle réalité sociale et politique des États-Unis peuvent le faire en consultant des milliers des textes, images et vidéos (renouvelés toutes les deux heures et en anglais car de première main) avec des informations, des analyses et des prises de position sur ce qui se passe au sommet et surtout à la base de la société nord-américaine, sur le compte Facebook que nous avons créé il y a un peu plus de trois ans.