États-Unis : l’avenir du trumpisme

Christian Salmon et Barnabé Binctin, Basta

L’investiture de Joe Biden met officiellement fin à la présidence Trump. Que reste-t-il de ces quatre ans ? Une mue politique estime l’essayiste Christian Salmon. Désormais, la légitimité du pouvoir s’acquiert par l’outrance et les provocations sur les réseaux sociaux.

Basta ! : Que vous a inspiré l’invasion du Capitole à Washington, le 6 janvier dernier ?

Christian Salmon  : On s’attendait à des troubles, peut-être même à des émeutes au cours du processus électoral, à l’image de celles fomentées par Roger Stone [un consultant et lobbyiste très conservateur, ndlr] lors de l’élection de Bush en 2000. Dès le mois d’août, le magazine The Intercept décrivait les dangers d’un chaos post-électoral, voire d’un coup d’État, et appelait à se mobiliser pour protéger le dépouillement dans différents bureaux de votes. Ce qui est surprenant, c’est la forme que l’événement a prise : une sorte de monôme étudiant à l’intérieur même du temple de la démocratie américaine, une déambulation complètement foutraque de gens déguisés, plus occupés à prendre la pose qu’à réellement interrompre le processus d’enregistrement des élections…

Au regard d’autres manifestations, la facilité avec laquelle les manifestants ont pu pénétrer dans les lieux est d’ailleurs déconcertante. C’est une irruption virale : l’institution du pouvoir perd ses mécanismes de défense immunitaire, la sécurité ne fonctionne plus. Or qu’est-ce qu’ils y ont fait ? Des selfies ! L’objet des émeutiers n’était pas vraiment de prendre le pouvoir au Congrès. Ils visaient un autre pouvoir, celui de l’image : si les images de l’occupation du Capitole se sont répandues aussi vite sur les réseaux sociaux, c’est parce qu’elles constituaient une sorte de « Krach symbolique », un mercredi noir de la démocratie américaine, au cours duquel ses valeurs ont été subitement dévaluées et ridiculisées.

Certains ont comparé ces événements avec les manifestations antiparlementaires du 6 février 1934, en France.

Ça n’a rien à voir, on est dans un autre monde. Le 6 février 1934, c’est une vraie tentative de contre-révolution, c’est la rue contre le pouvoir, l’extrême droite contre la gauche. Le 6 janvier 2021, ce n’est pas du tout la même logique d’affrontement politique, on est dans l’ordre du symbolique. C’est ce que Jean Baudrillard aurait appelé un phénomène de « simulation » : on assiste à une réversion complète de tous les dispositifs de représentation, avec un président, garant de la Constitution, qui lance un assaut populaire contre le Capitole, lieu du pouvoir législatif. C’est tout le paradoxe de la situation, qui est ainsi résumé : Trump est à la fois le président, encore en exercice, et le héraut de ceux qui ne reconnaissent pas le pouvoir présidentiel. Or la horde de ses soutiens a compris que le pouvoir n’était pas tant au Capitole que dans les réseaux sociaux. C’est à eux qu’ils s’adressent. Jake Angeli, l’homme aux cornes de bison et aux tatouages, en est un parfait exemple : il sait que c’est comme ça qu’il se fera remarquer et qu’il pourra élargir son influence. C’est par ailleurs un acteur dans la vie, et ce n’est pas anodin, il est en pleine représentation, il joue un rôle. Et de fait, cela a un effet de performativité colossal.

L’opération a duré environ deux heures, grand maximum, mais ces images ont aussitôt fait le tour du monde, et tout le monde se délecte d’en être le spectateur. Pourquoi ? Parce que la mise en scène de cette irruption volcanique produit ce qu’elle recherche, un effet de stupeur et de confusion. Il faut quand même noter le burlesque de la situation : quand les bolcheviks prennent le Palais d’hiver, en 1917, ils sont loin d’être déguisés – ce sont des ouvriers, des paysans, etc. – et ils veulent véritablement récupérer le pouvoir ! Là, c’est plus une parodie d’insurrection qu’une véritable insurrection – certes, avec cinq morts au bout du compte, mais ce n’est ni la prise du Palais d’Hiver, ni la crise du 6 février 1934 !

Mais n’est-ce pas sous-estimer, voire minimiser, la violence politique et idéologique qui est sous-jacente ? « Parodie », « simulation », « symbolique », ces termes pourraient donner l’impression que ce qui s’est passé n’est pas si grave, finalement…

Mais la parodie a des effets réels, c’est un instrument politique puissant ! Dire que Trump est une figure de l’ordre symbolique ne lui ôte aucun caractère d’autorité, au contraire. Simplement, on est passé d’une logique de domination à celle de l’hégémonie, qui fonctionne avec les réseaux sociaux et cette captation de l’attention. Si on veut comprendre ce qu’est le pouvoir politique aujourd’hui, il faut regarder du côté de ce pouvoir « grotesque » que je tente de décrire : lorsque Trump choque, lorsqu’il communique directement avec son peuple sur Twitter, lorsqu’il tourne la parole politique en dérision ou abandonne toute logique rationnelle, bien sûr qu’il fait de la politique, celle-là même qui vise à s’emparer des cœurs et des esprits. Mais il le fait sans respecter les statuts, les lois et les rituels politiques. Pourquoi ? Parce toute cette scénographie lui confère un pouvoir, celui de la transgression, qui est d’autant plus reconnu que la défiance généralisée est forte.

Le trumpisme est le nom de cette vague conspirationniste qui refuse les pouvoirs institués : tout le pouvoir de Trump provient justement de sa capacité à jeter le discrédit sur les institutions. En cela, le 6 janvier répond à une certaine logique : il conteste les résultats de l’élection, comme il a par exemple contesté les chiffres de la pandémie, pour discréditer et nier le processus démocratique. Cela lui permet de tout faire, puisqu’il ne dépend de rien ni de personne, il ne reconnaît rien, pas mêmes les limites de son pouvoir – le Congrès au Capitole, en l’occurrence. C’est la forme parfaite de l’arbitraire.

Quels sont les ressorts concrets de ce « pouvoir grotesque » ?

Le pouvoir grotesque tire son crédit d’un discrédit, celui des catégories politiques traditionnelles. Il prospère sur ce que j’appelle la « spirale du discrédit » : les gens sont toujours plus nombreux à perdre la confiance dans tout ce que l’on qualifie de « parole autorisée » – c’est-à-dire provenant d’un narrateur fiable, celui qui a les titres pour être scientifique, politique, journaliste, etc. Le pouvoir grotesque s’inspire de la logique du carnaval, avec l’inversion du haut et du bas, du bien et du mal, du sérieux et du grossier, du noble et du vulgaire. C’est un pouvoir qui ne relève pas des sources habituelles de légitimité politique – telles que Max Weber a pu les définir (la légitimité rationnelle, la légitimité charismatique, etc.) – au contraire même, il en est le destructeur. Il installe une nouvelle légitimité, qu’on pourrait appeler « discréditante » et qui repose sur le rejet, la transgression, le refus. Quand vous arrivez au pouvoir, normalement, vous vous présidentialisez, vous adoptez les codes du pouvoir, vous embrassez une certaine rhétorique du discours. Mais en faisant ça, Trump aurait perdu ses soutiens, il serait devenu lui-même un « discrédité ». Il a donc gouverné de cette façon paradoxale, à l’intérieur du système tout en le discréditant en permanence !

Attention, grotesque ne veut pas dire idiot : derrière l’apparente irrationalité de ses déclarations et de ses décisions, il y a donc une forme de rationalité stratégique, parfaitement consciente. C’est toute la thèse que je défends avec l’idée de « tyrannie des bouffons » : ils savent très bien les outils qu’ils utilisent, et à quelles fins. Trump est un menteur mais il n’a jamais dit que ce n’était pas un menteur… Il faut bien comprendre que ce pouvoir grotesque est une catégorie historico-politique à part entière, qu’a parfaitement identifiée et définie Michel Foucault – « le grotesque est l’un des procédés essentiels à la souveraineté arbitraire », expliquait-il. Je ne fais pas un usage polémique de ces mots pour disqualifier un adversaire, je désigne par là une vraie forme de pouvoir en tant que tel, à laquelle on peut aussi associer plusieurs noms dans l’histoire ancienne, comme Caligula ou Néron. Plus récemment, quelqu’un comme Silvio Berlusconi a largement fonctionné sur le pouvoir grotesque également.

C’est une forme de pouvoir qui tend à se développer à l’échelle de la planète, puisqu’au-delà de Trump, vous y associez également Bolsonaro au Brésil, Modi en Inde, Johnson en Grande-Bretagne, Duterte aux Philippines ou encore Zelensky, en Ukraine. Tous ont notamment en commun une gestion désastreuse de la pandémie du coronavirus…

C’est un exemple typique du pouvoir grotesque : tous ces leaders ont eu la même attitude à l’égard du virus, à jouer les complotistes, en niant son danger, en jetant l’opprobre sur la parole scientifique, en ne tenant pas compte des résultats ou des expériences étrangères, en sous-estimant complètement le mal et en ne préconisant aucune attitude de prudence… Ils ont tous été contaminés les uns après les autres, et malgré ça, ils ont continué à tenir le même discours : « Il n’y a pas de virus, les masques ne servent à rien, un coup de javel suffira », etc. Le coronavirus a été un accélérateur du discrédit, c’était à celui qui dirait n’importe quoi le plus fort. Sans qu’ils en soient pour autant délégitimés, et c’est cela qu’il s’agit de comprendre.