Mexique : l’énigme AMLO

Tony Wood, extraits d’un texte paru dans New Left Review, 25 janvier 2021

 

Au Mexique comme ailleurs en Amérique latine, des inégalités béantes et un système de santé public fragile ont exacerbé les effets de la pandémie de Covid-19. Mais un domaine dans lequel le Mexique se démarque clairement est l’ampleur limitée de la réponse économique du gouvernement. Alors que d’autres pays de la région ont déployé des mesures de relance substantielles au printemps dernier – allant de 7% du PIB au Chili et au Pérou à 2% en Argentine – l’administration d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO) a annoncé des dépenses supplémentaires totalisant seulement 0,7% du PIB. Longtemps décrié par la presse de l’establishment occidental comme un dangereux « populiste» , le président mexicain se mérite maintenant la rare distinction d’être pris à partie dans les mêmes cercles pour ne pas avoir dépensé assez d’argent. Les restrictions budgétaires d’AMLO peuvent paraître surprenantes, mais elles sont tout à fait conformes à la politique de son gouvernement: depuis son arrivée au pouvoir il y a un peu plus de deux ans. Depuis cette date, il n’a cessé de mettre en œuvre une mesure d’austérité après l’autre.

À l’été 2018, AMLO a remporté la présidence mexicaine dans un raz- de marée sans précédent. Son parti, le Mouvement national de régénération (MORENA), a obtenu des majorités confortables dans les deux chambres du Congrès. Le résultat signifiait non seulement la défaite du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) au pouvoir depuis si longtemps, mais aussi, un effondrement du soutien aux forces politiques établies du pays. L’ascension d’AMLO semblait également promettre une refonte dramatique de la politique mexicaine – une ambition résumée dans son vœu de provoquer ce qu’il a surnommé la « quatrième transformation ».

L’austérité comme fondement

Pourtant, les méthodes pour y parvenir à ce grand changement ont été un choc pour beaucoup. Cela incluait des licenciements massifs et des coupes énormes dans l’éducation et les soins de santé;  la réduction du financement des arts et de la science, jusqu’au tirage au sort de l’avion présidentiel. Lorsque AMLO a annoncé la « fin du néolibéralisme «  en mars 2019, il exécutait des coupes qu’on n’avait jamais vu même sous ses prédécesseurs les plus néolibéraux. En novembre dernier, le Congrès mexicain a approuvé une « loi d’austérité républicaine fédérale », consacrant légalement la discipline budgétaire en tant que pierre angulaire de l’administration de l’État. Ce programme a soulevé de nombreuses difficultés au niveau national et suscité des inquiétudes quant à savoir si un tel gouvernement peut être considéré comme progressiste. On a remarqué ses actions pour rehausser le rôle de l’armée et défendre une rhétorique conservatrice autour de la famille tout en étant hostile envers les récentes mobilisations féministes.

Un État rétréci mais efficace

Lors de son passage à la mairie de Mexico au tournant des années 2000, le pays était en pleine restructuration néolibérale. Le président de l’époque, privatisait à grande vitesse, éradiquant les derniers vestiges du développementalisme, entraînant la montée fulgurante des inégalités au profit d’une nouvelle classe d’oligarques. La fiscalité à la mode du jour provoquait une réduction drastique de la base des revenus de l’État. Cette combinaison – faible investissement public et pouvoirs d’imposition limités – a paralysé l’État mexicain depuis lors, rendant les programmes d’investissement plus difficiles à envisager et resserrant davantage le nœud de la discipline budgétaire.

Durant son mandat à la tête de la capitale de 2000 à 2005, AMLO s’est présenté comme une alternative au consensus néolibéral. Il a mis en œuvre un certain nombre de programmes sociaux qui se comparaient avec la marée rose alors naissante. Il semblait avoir le goût pour les mégaprojets.

La course vers la présidence

En 2004, AMLO a présenté un projet de gouvernement, El proyecto alternativo de nación: hacia un cambio verdadero. Le but disait-il était de défendre les pauvres, de miser sur le secteur pétrolier comme  « levier du développement national ». La conviction était également «qu’il ne serait pas logique de changer le cadre macroéconomique», accompagnée d’un appel à une faible inflation et à une discipline budgétaire. «L’austérité républicaine » qu’il mettait de l’avant était définie non seulement comme une question administrative, mais comme une question de principes. Revenant à la probité personnelle de Benito Juárez, il soulignait la nécessité de réduire le coût du gouvernement « au profit de la société ». Il fallait surtout éviter d’augmenter la dette publique et pratique une philosophie combinant honnêteté, équité et souveraineté. Les ambitions présidentielles d’AMLO ont été contrecarrées en 2006 lorsque les autorités électorales ont orchestré la victoire frauduleuse de Felipe Calderón du Parti d’action nationale (PAN). Et même encore une fois en 2012 lorsqu’il a été vaincu par Enrique Peña Nieto du PRI.

La consécration

Finalement la crise en 2018 provoquée par les déboires de la « guerre contre la drogue » et la poussée phénoménale de la corruption lui a permis de parvenir à but. Symboliquement, il a marqué son territoire, notamment avec ses conférences de presse quotidiennes de 7 heures du matin, son style de vie austère et son attachement aux projets d’infrastructure colossaux tels le « Tren Maya ». Il a imposé des réductions budgétaires, y compris des coupures  de salaire «volontaires» allant jusqu’à 25 % pour les fonctionnaires de l’État. Il a également attaqué l’appareil bureaucratique, annonçant en avril 2020 qu’il abolirait dix sous-secrétariats au sein de différents ministères. En même temps, il a supprimé bon nombre des conditions auparavant liées aux programmes de transfert conditionnel d’espèces, préférant payer les bénéficiaires directement. Alors que les dépenses d’éducation ont été réduites, une plus grande partie de celles-ci va maintenant aux programmes accordant des subventions en espèces aux familles avec des enfants à l’école. L’objectif ici est à la fois de réduire les dépenses et d’éliminer les couches de médiation bureaucratique entre l’État et la population.

Les médias de l’establishment, l’intelligentsia et les élites culturelles ont condamné les coupes sous plusieurs angles (et avec divers degrés de mauvaise foi), rejoints par des pans de la classe moyenne dans la capitale et ailleurs. Mais les cotes d’approbation globales d’AMLO restent à environ 60%, malgré sa gestion erratique de la pandémie de Covid-19. (Le manque de tests a occulté la catastrophe, mais le bilan est sans aucun doute parmi les plus graves de la région. En juin 2020, AMLO a annoncé qu’une « conscience propre «  était la meilleure défense contre le virus, après avoir avoué qu’il avait contracté le virus.

Une partie de sa popularité est due au succès économique de son administration dans les premières années. Les revenus du travail ont augmenté de 6%, plus du double de l’augmentation obtenue pendant toute la présidence de Peña Nieto (avec une augmentation encore forte de 24 % parmi les 20 % des travailleurs les plus pauvres. Il semble également plausible que les coupures n’aient pas encore affecté la grande masse de la population. Et tandis que les réductions budgétaires se poursuivent, le nombre de bénéficiaires des programmes sociaux gouvernementaux a augmenté, passant de 13 millions sous Peña Nieto à 21 millions maintenant.

Dans une perspective historique, ce qui est peut-être le plus distinctif dans le projet d’AMLO est son désintérêt total pour courtiser la classe moyenne mexicaine, l’élite culturelle et l’intelligentsia.

Pourtant, l’austérité d’AMLO repose sur une base fragile. D’abord, sa marge de manœuvre est étroitement délimitée par le cadre qu’il a repris des administrations précédentes. Attaché à un budget équilibré et peu disposé à augmenter le fardeau de la dette, il a commencé son mandat en promettant qu’il n’y aurait pas d’augmentation d’impôts. Bien qu’une hausse des impôts est envisagée après 2021, il est peu probable qu’il réorganise le système fiscal pour modifier considérablement les paramètres budgétaires du pays. Bien qu’AMLO ait réussi à amener plusieurs grandes entreprises à payer des impôts en souffrance, le ratio global impôts / PIB du Mexique de 17 % est le plus bas de tous les États membres de l’OCDE. Dans un contexte de ralentissement économique mondial et de croissance réduite au Mexique, les réaffectations d’une partie du budget à une autre ne suffiront pas à réaliser ne serait-ce qu’une fraction de son programme. Ce qu’il faut, c’est une énorme augmentation des investissements – dans la capacité de production, les infrastructures, la santé et l’éducation. En réduisant l’État mexicain, AMLO parie qu’il pourra réduire la pauvreté et servir davantage la population. Mais comme le démontre le bilan mondial de l’austérité, un État rétréci peut devenir un mécanisme pour négliger les besoins sociaux au nom de budgets équilibrés. Ce rétrécissement envisagé par AMLO semble impliquer un abandon de l’État « activiste » qui a été l’un des instruments clés des changements sociaux dans l’Amérique latine de la « vague rose ».