Mike Davis, À l’Encontre, 14 mars 2020
COVID-19 est enfin le monstre qui frappe à la porte. Les chercheurs travaillent jour et nuit pour caractériser l’épidémie, mais ils sont confrontés à trois énormes défis aux Etats-Unis.
Premièrement, la pénurie ou l’indisponibilité persistante des kits de test a anéanti tout espoir de confinement. Elle empêche d’estimer avec précision des paramètres clés tels que le taux de diffusion, la taille de la population infectée et le nombre d’infections bénignes. Il en résulte une situation chaotique pour ce qui a trait aux données chiffrées.
Il existe cependant des données plus fiables concernant l’impact du virus sur certains groupes dans quelques pays. C’est très effrayant. L’Italie et la Grande-Bretagne, par exemple, font état d’un taux de mortalité beaucoup plus élevé chez les plus de 65 ans. La «grippe corona» qui se propage est un danger sans précédent pour les populations âgées, avec un bilan potentiel de plusieurs millions de morts à l’échelle mondiale.
Deuxièmement, comme les grippes annuelles, ce virus est en train de muter alors qu’il traverse des populations dont la composition par âge et les immunités acquises sont différentes. Le type de COVID-19 que les Etats-uniens sont le plus susceptibles d’attraper est déjà légèrement différent de celui de l’épidémie initiale du Wuhan (capitale tentaculaire de la province du Hubei). Une nouvelle mutation pourrait être insignifiante ou pourrait modifier la répartition actuelle de la virulence qui augmente avec l’âge. Les bébés et les jeunes enfants ne présentent qu’un faible risque d’infection grave tandis que les octogénaires sont exposés au danger mortel de la pneumonie virale.
Troisièmement, même si le virus reste stable et a peu muté, son impact sur les cohortes de moins de 65 ans peut être radicalement différent dans les pays pauvres et parmi les groupes de population très pauvres.
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Considérons l’expérience mondiale de la grippe espagnole en 1918-19 qui, selon les estimations, a tué 1 à 2% de l’humanité. Contrairement au coronavirus, elle a été plus meurtrière pour les jeunes adultes. Cela a été souvent expliqué par le fait que leur système immunitaire, relativement plus fort, a réagi de manière excessive à l’infection en déclenchant des «tempêtes de cytokines» mortelles contre les cellules pulmonaires [cytokines: substances solubles de signalisation cellulaire synthétisées par les cellules du système immunitaire, agissant à distance sur d’autres cellules pour en réguler l’activité et la fonction].
Le H1N1 original [1] a notoirement trouvé une niche privilégiée dans les camps de l’armée et les tranchées des champs de bataille de la Première Guerre mondiale où il a fauché les jeunes soldats par dizaines de milliers. L’effondrement de la grande offensive allemande du printemps 1918, et donc l’issue de la guerre, a été attribué au fait que les Alliés, contrairement à leur ennemi, ont pu réapprovisionner leurs armées malades avec des troupes américaines nouvellement arrivées.
Il est cependant rarement souligné que 60% de la mortalité mondiale s’est produite en Inde occidentale, où les exportations de céréales de l’Inde vers la Grande-Bretagne et les pratiques de réquisition brutales ont coïncidé avec une grande sécheresse. Les pénuries alimentaires qui en ont résulté ont poussé des millions de pauvres au bord de la famine. Ils sont devenus les victimes d’une sinistre synergie entre la malnutrition – qui a supprimé leur réponse immunitaire aux infections – et une pneumonie bactérienne et virale endémique [2].
Dans un autre cas, par exemple l’Iran occupé par les Britanniques, plusieurs années de sécheresse, de choléra et de pénuries alimentaires, suivies d’une épidémie généralisée de malaria, ont provoqué la mort d’un cinquième de la population, selon les estimations.
Cette histoire – en particulier les conséquences inconnues des interactions avec la malnutrition et les infections existantes – devrait nous avertir que le COVID-19 pourrait prendre un chemin différent et plus meurtrier dans les bidonvilles d’Afrique et d’Asie du Sud. Le danger pour les pauvres du monde entier a été presque totalement ignoré par les journalistes et les gouvernements occidentaux. Le seul article publié que j’ai vu affirme que la population urbaine de l’Afrique de l’Ouest étant la plus jeune du monde, la pandémie ne devrait avoir qu’un impact modéré. A la lumière de l’expérience de 1918, c’est une extrapolation insensée. Personne ne sait ce qui va se passer dans les semaines à venir à Lagos [Nigeria], Nairobi, [Kenya], Karachi [Pakistan] ou Kolkata [anciennement Calcutta, capitale du Bengale-Occidental]. La seule certitude est que les pays et les classes riches se concentreront sur leur propre protection, à l’exclusion de la solidarité internationale et de l’aide médicale. Des murs et non des vaccins: pourrait-il y avoir un modèle plus néfaste pour l’avenir?
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Dans un an, nous pourrons réexaminer, avec admiration, les succès de la Chine dans l’endiguement de la pandémie, mais avec horreur l’échec des Etats-Unis. (Je fais l’hypothèse courageuse selon laquelle la déclaration de la Chine concernant le déclin rapide de la transmission est plus ou moins exacte.) L’incapacité de nos institutions à garder la boîte de Pandore fermée n’est bien sûr pas une surprise. Depuis l’an 2000, nous avons constaté à plusieurs reprises des défaillances dans les soins de santé de premier recours.
La saison de la grippe de 2018, par exemple, a submergé les hôpitaux du pays, révélant la pénurie choquante de lits d’hôpitaux après vingt ans de réduction de la capacité d’hospitalisation pour des raisons de rentabilité (une version hospitalière du secteur industriel de gestion des stocks selon la norme du flux tendu). Les fermetures d’hôpitaux privés et caritatifs et les pénuries de personnel infirmier, également imposées par la logique du marché, ont dévasté les services de santé dans les collectivités pauvres et les zones rurales, transférant le fardeau à des hôpitaux publics et des établissements pour vétérans (anciens combattants) sous-financés. Les structures d’urgence dans ces établissements sont déjà incapables de faire face aux infections saisonnières, alors comment vont-elles pouvoir faire face à une surcharge imminente de cas critiques?
Nous en sommes aux premiers stades d’un Katrina médical (Katrina: ouragan d’août 2005). Malgré des années d’avertissements concernant la grippe aviaire et d’autres pandémies, les stocks d’équipements d’urgence de base tels que les respirateurs ne sont pas suffisants pour faire face à l’afflux attendu de cas critiques. Les syndicats combatifs d’infirmières de Californie et d’autres Etats font tout pour que nous comprenions tous les graves dangers créés par des stocks insuffisants de fournitures de protection essentielles comme les masques faciaux N95 [le 95 indique la capacité de filtration qui est de 95%]. Les centaines de milliers de salarié·e·s assurant, entre autres, des soins à domicile ainsi que le personnel des maisons de retraite – tous surmenés et mal payés – sont encore plus vulnérables, car invisibles.
Le business des maisons de retraite et des soins à domicile qui couvre 2,5 millions personnes âgées aux Etats-Unis – la plupart d’entre elles bénéficiant de l’assurance Medicare (pour les personnes de plus de 65 ans) – est depuis longtemps un scandale national. Selon le New York Times, un nombre incroyable de 380’000 patients de maisons de retraite meurent chaque année à cause de la négligence des établissements à l’égard des procédures de base de contrôle des infections. De nombreuses maisons de retraite – en particulier dans les Etats du Sud – trouvent qu’il est moins coûteux de payer des amendes pour des violations sanitaires que d’engager du personnel supplémentaire et de lui fournir une formation adéquate. Aujourd’hui, comme l’indique l’exemple de Seattle, des dizaines, voire des centaines d’autres maisons de retraite vont devenir des foyers de ce COVID-19 et leurs employés – payés au salaire minimum – choisiront rationnellement de protéger leur propre famille en restant chez eux. Dans un tel cas, le système pourrait s’effondrer. Dès lors, nous ne devrions pas nous attendre à ce que la Garde nationale vide les vases de nuit.
L’épidémie a instantanément mis en évidence le fossé entre les classes sociales dans le domaine des soins de santé: les personnes bénéficiant d’un bon plan de santé et pouvant également travailler ou enseigner à domicile sont confortablement isolées, à condition de respecter des mesures de protection avisées. Les fonctionnaires et autres groupes de travailleurs/travailleuses syndiqués bénéficiant d’une couverture de santé décente devront faire des choix difficiles entre revenu et protection. Pendant ce temps, des millions de salarié·e·s des services à bas salaire, de travailleurs du secteur agricole, de travailleurs précaires non couverts, de chômeurs/chômeuses et de sans-abri seront jetés dans la gueule du loup.
Même si Washington résout finalement le fiasco des tests et fournit un nombre suffisant de kits, les personnes non assurées devront toujours payer les médecins ou les hôpitaux pour subir un test. La facture médicale des familles va s’envoler en même temps que des millions de travailleurs vont perdre leur emploi et l’assurance maladie fournie par leur employeur. Pourrait-il y avoir un argument plus fort et plus urgent en faveur de l’assurance maladie pour tous [Medicare for all]?
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Mais la couverture universelle n’est qu’une première étape. Il est pour le moins décevant que, lors des premiers débats des primaires démocrates, ni Sanders ni Warren n’aient mis en évidence l’abdication des Big Pharma dans la recherche et le développement de nouveaux antibiotiques et antiviraux.
Sur les 18 plus grandes entreprises pharmaceutiques, 15 ont totalement abandonné le domaine. Les médicaments pour le cœur, les tranquillisants et les traitements pour l’impuissance masculine sont des leaders en matière de profit, et non des médicaments contre les infections hospitalières (nosocomiales), les maladies émergentes (dengue, fièvre jaune, fièvre de Lassa, etc.) et les maladies tropicales mortelles (paludisme, filariose, bilharziose, maladie de Chagas, etc.). Un vaccin universel contre la grippe – c’est-à-dire un vaccin qui cible l’enveloppe virale – est une possibilité depuis des décennies mais n’a jamais été une priorité rentable.
Avec le recul de la révolution antibiotique, les anciennes maladies réapparaîtront en même temps que les nouvelles infections et les hôpitaux deviendront des cimetières. Même Trump peut opportunément se plaindre des coûts absurdes des prescriptions, mais nous avons besoin d’une vision plus audacieuse qui cherche à briser les monopoles pharmaceutiques et à assurer la production publique de médicaments vitaux. (C’était le cas auparavant: pendant la Seconde Guerre mondiale, l’armée a fait appel à Jonas Salk – inventeur du vaccin contre la polio – et à d’autres chercheurs pour mettre au point le premier vaccin contre la grippe.) Comme je l’ai écrit – il y a quinze ans – dans mon ouvrage The Monster at Our Door – The Global Threat of Avian Flu. (Le monstre à notre porte – La menace mondiale de la grippe aviaire, The New Press, 2005):
«L’accès aux médicaments vitaux, notamment les vaccins, les antibiotiques et les antiviraux, devrait relever des droits humains. Ils devraient être universellement disponibles et gratuits. Si les marchés ne peuvent pas fournir des incitations à produire ces médicaments à bas prix, alors les gouvernements et les organisations à but non lucratif devraient assumer la responsabilité de leur fabrication et de leur distribution. La survie des pauvres doit à tout moment être considérée comme une priorité plus importante que les profits des grandes entreprises pharmaceutiques.»
La pandémie actuelle renforce cet argument: la mondialisation capitaliste semble aujourd’hui biologiquement non viable en l’absence d’une infrastructure de santé publique véritablement internationale. Mais une telle infrastructure n’existera jamais tant que les mouvements populaires ne briseront pas le pouvoir des Big Pharma et des soins de santé à but lucratif. (Article publié dans la revue Links, en date du 12 mars 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
Mike Davis est professeur d’histoire à l’Université de Californie à Irvine. Il est l’auteur de nombreux ouvrages traduits en français, parmi lesquels: City of Quarz, Le pire des mondes possibles, Génocides tropicaux, Petite histoire de la voiture piégée, etc.
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[1] Le sous-type H1N1 du virus de la grippe A fait référence aux types de deux antigènes présents à la surface du virus: l’hémagglutinine de type 1 et la neuraminidase de type 1. (Réd.)
[2] La moisson indienne était détournée pour nourrir les Anglais. « S’ils étaient étendus tête contre pieds, leurs cadavres couvriraient 85 fois la longueur de l’Angleterre. Et cela s’est passé alors que l’Inde exportait jusqu’à 10 millions de tonnes de nourriture par an.» (The Guardian, 27 novembre 2005)