États-Unis : pénurie de nourriture pour les uns, gaspillage pour les autres

SOLANI BOURÉBI, basta, 30 AVRIL 2020

D’un côté, des agriculteurs forcés de jeter de grandes quantités de produits frais invendus. De l’autre, des banques alimentaires obligées de rationner la distribution de nourriture aux centaines de milliers de chômeurs. Dans la première puissance mondiale, la crise sanitaire révèle la fragilité du système agro-industriel.

Dans le Midwest et le sud des États-Unis, les producteurs s’inquiètent. Depuis la fermeture des cantines scolaires, restaurants d’entreprises ou de collectivités publiques, ils ne trouvent plus acheteurs. Ce sont des tonnes de produits périssables, légumes, lait, viande et œufs, qui doivent être enterrés ou versés dans les champs. Dans les exploitations de poulets notamment, plus de 750 000 œufs sont détruits tous les jours. Avec une production destinée entre 60 et 80 % aux collectivités, les exploitations américaines doivent repenser toute la chaine de transformation et de distribution des produits frais, afin que leurs aliments puissent être commercialisés au détail. Des changement de procédés et d’étiquetage onéreux, qui ne leur garantissent en rien de pouvoir écouler leur production auprès des supermarchés et des petits commerces, à court d’espaces de stockage et obligés de limiter le nombre d’achat par personne afin d’éviter les pénuries.

14 000 tonnes de lait jetées par jour

Parmi les agriculteurs, les producteurs laitiers sont sans doute les plus touchés par la crise. La plus grande coopérative laitière du pays, la Dairy Farmers of America, estime à environ 14 000 tonnes de lait jetées par jour. Entre la fermeture des collectivités et la baisse de consommation des foyers confinés, les producteurs laitiers se confrontent en plus à une baisse drastique du prix du lait, qui met en péril tout l’avenir du secteur. Vice-président de la National Milk Producer Federation (Fédération nationale des producteurs laitiers), Chris Galen ne cache pas sa crainte, et estime que la crise actuelle pourrait avoir des « conséquences plus dramatiques que la crise de 2009 » [1].

Afin de les aider, le département de l’agriculture des États-Unis (USDA), a annoncé le 17 avril le lancement d’un programme d’urgence nommé « Coronavirus Food Assistance Program ». Il prévoit le versement d’aides compensatoires, le rachat et la distribution de l’excès de production aux banques et services alimentaires. Ce programme d’aide ne devrait cependant pas être effectif avant le mois de juin. Un délai bien trop long pour les agriculteurs, et notamment les producteurs indépendants qui, en première ligne pour créer des circuits alimentaires alternatifs, craignent de voir ces aides totalement redirigées vers les grandes exploitations industrielles.

En attendant, les agriculteurs tentent donc de rediriger leurs invendus vers les banques alimentaires, qui pourraient rapidement tomber en pénurie de produits non-périssables du fait de la forte demande. Depuis le début de la crise sanitaire, 26 millions d’Américains ont perdu leur emploi et demandé à percevoir des allocations chômage [2]. Feeding America, un large réseau de banques alimentaires, recense une augmentation de 98 % du nombre de bénéficiaires, rapporte CBS News. Mais pour certaines banques alimentaires, les délais de réapprovisionnement peuvent s’étendre entre quatre et huit semaines ce qui les contraint à rationner la nourriture distribuée.

Les travailleurs de l’agro-industrie en première ligne, sans protection sanitaire

Si les États-Unis ne manquent pas de nourriture, la propagation du virus parmi les employés de l’agro-industrie impacte lourdement la production et la distribution des produits de première nécessité. Forcés de travailler sans protection sanitaire, les travailleurs d’usine, les chauffeurs routiers, les employés de la distribution sont de plus en plus nombreux à tomber malades. Dans le Dakota du Sud, le Minnesota, et l’Iowa, les plus grandes usines de traitement de la viande – Smithfield Foods, JBS, et Tyson Fresh Foods, qui représentent à elles seules 15 % de la production du pays – ont été obligées de cesser toute activité face au nombre grandissant de malades du Covid-19 dans leurs abattoirs. Au moins vingt employés du secteur sont morts du coronavirus et plus de 5000 autres ont été hospitalisés ou ont présenté des symptômes.

Le 28 avril, Donald Trump a signé un décret ordonnant aux producteurs de viande de maintenir leur activité. Il a invoqué le « Defense Production Act » pour classer ce secteur comme crucial. Le gouvernement fédéral s’est engagé à fournir des équipements de protection pour les employés. Le syndicat représentant les salariés de l’agro-alimentaire, l’UFCW, a demandé à ce que ce le décret soit accompagné de mesures pour augmenter les tests Covid-19 et la distanciation sociale dans les usines.

« La pandémie expose les travers de l’agriculture industrielle »

Après plusieurs semaines passées à minimiser la crise sanitaire et à refuser la fermeture des secteurs non-essentiels, le revirement brutal de l’administration Trump a provoqué de véritables mouvements de panique dans le pays, et laissé plusieurs millions d’Américains dans le désarroi. Les files d’attente ne cessent de s’allonger devant les banques alimentaires. Dans le pays le plus touché par le Covid-19 – la barre du million de cas diagnostiqués a été franchie le 28 avril et plus de 56 000 personnes sont décédées -, l’explosion du recours à l’aide alimentaire révèle tous les dysfonctionnements du système agro-industriel.

Pour Raj Patel, économiste et chercheur à l’université du Texas : « La pandémie expose les travers de l’agriculture industrielle, et permet de dénoncer l’idée selon laquelle elle serait le seul moyen de nourrir le monde. Quand une chaine de production et de distribution s’octroie le monopole, c’est tout le système qui est fragilisé. En réalité, les petits réseaux agricoles sont beaucoup plus résistants […] et il est important de vite reconnaitre les failles du système agricole actuel » [3].

Solani Bourébi

Notes

[1] Interview de Chris Galen sur le site de la National Milk Producer Federation.

[2] D’après un bilan relayé par Reuters, le 23 avril

[3] Propos recueillis par The Intercept.