La paralysie du Conseil de sécurité menace l’avenir de l’ONU

FRANÇOIS BONNET, Médiapart, 30 avril 2020

Depuis deux mois, le Conseil de sécurité a été incapable d’adopter la moindre résolution pour répondre à la crise mondiale provoquée par le Covid-19. L’affrontement Chine-USA est la raison majeure de ce blocage. Mais il en est d’autres, dont des initiatives maladroites d’Emmanuel Macron.

C’est une situation sans précédent qui, si elle perdure, pourrait disloquer l’ensemble de l’Organisation des Nations unies. Depuis bientôt deux mois, depuis que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a déclaré le 11 mars l’État de pandémie, le Conseil de sécurité, qui est le cœur du système onusien et son instance la plus puissante, est totalement paralysé.

Le Conseil a été incapable d’adopter la moindre résolution visant à répondre à la crise mondiale provoquée par le Covid-19. Jamais lorsqu’il s’est agi d’une crise sanitaire, le Conseil ne s’est retrouvé ainsi paralysé. Aux plus belles heures de la guerre froide, ses membres s’étaient mis d’accord pour lutter ensemble et massivement contre la poliomyélite. En 2000, ils avaient plaidé pour le Plan mondial contre le Sida. En 2014, ils étaient unanimes pour endiguer l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest. Et cette fois, rien !

Ce blocage ne fait pas que consterner le secrétaire général de l’ONU et les grandes ONG internationales. Il exaspère les dix membres non permanents du Conseil de sécurité (Allemagne, Belgique, République dominicaine, Indonésie, Estonie, Vietnam, Tunisie, Niger, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, et Afrique du Sud). Les voilà ravalés au rang de spectateurs des désaccords entre les cinq membres permanents (États-Unis, Russie, Chine, France et Royaume-Uni). Seuls ces derniers, parce qu’ils disposent d’un droit de veto, peuvent autoriser l’adoption d’une résolution (voir ici la composition du Conseil).

Alors que le Conseil de sécurité célèbre cette année les 75 ans de sa création, il se révèle incapable de se prononcer et d’agir « face au plus grand défi à relever depuis la Deuxième Guerre mondiale », pour reprendre les mots d’Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU. Du coup, c’est l’ensemble de l’édifice des Nations unies qui vacille, ravivant le souvenir de la décrépitude de la Société des Nations (SDN) entre la Première et la Deuxième Guerre mondiale.

L’affrontement Chine-USA est la raison majeure de ce blocage. Mais il en est d’autres qui n’ont pas facilité la recherche d’un compromis : les réticences de la Russie et les initiatives maladroites de la France et de son président Emmanuel Macron. Depuis deux semaines, il est annoncé comme acquis l’adoption d’une résolution, même a minima. Rien ne se passe, tant les susceptibilités et les désaccords de fond demeurent.

Pourtant, ce qui est en jeu n’est pas l’adoption d’une résolution révolutionnaire qui, d’un coup d’un seul, redessinerait le monde. Il s’agit juste pour le Conseil de sécurité de proclamer un soutien effectif au secrétaire général Antonio Guterres par une résolution qui a force de loi internationale et s’impose aux 193 États membres de l’ONU.

Antonio Guterres, le 23 mars, soulignait la gravité de la crise et appelait « à un cessez-le-feu immédiat, partout dans le monde ». « Mettons un terme au fléau de la guerre et luttons contre la maladie qui ravage notre monde », demandait-il.

Face au Covid-19, ennemi implacable, le chef de l’ONU appelle à un cessez-le-feu mondial © Organisation des Nations Unies – ONU

Cette intervention était déjà une alerte lancée au Conseil de sécurité. Car tout au long du mois de mars, la Chine, qui exerçait la présidence tournante mensuelle du Conseil, a pris grand soin de ne pas organiser de réunion et de débat portant sur la pandémie de Covid-19. Pékin redoutait d’être mis en cause par les autres membres, tous occupés par ailleurs à gérer la déflagration sanitaire dans leur propre pays.

Dans la foulée de l’intervention d’Antonio Guterres, plusieurs membres non permanents ont demandé une réunion du Conseil. Mais une initiative française est à ce moment venu brouiller le jeu. Emmanuel Macron annonce le 27 mars préparer « pour les prochains jours une nouvelle initiative importante », en particulier avec Donald Trump.

Le projet de l’Élysée est alors de faire un « coup » : organiser un sommet en visioconférence des cinq membres permanents (le P5). Trump, Xi Jinping, Poutine, Macron et Johnson (il n’était pas encore hospitalisé), les cinq grands de la planète au chevet du monde, voilà une bien belle photo pour Emmanuel Macron.

L’affaire mobilise la diplomatie française durant des jours. Le 3 avril, Maison Blanche et Élysée annoncent « l’organisation prochaine d’une réunion des cinq membres permanents », pour « vaincre la pandémie ». Rien de moins. « Ce serait un signal important face à la crise », fait savoir l’Élysée, un tel sommet serait « tout à fait exceptionnel ».

Le résultat est un fiasco. Donald Trump, débordé par la crise aux États-Unis, fait feu sur la Chine, dénonce « le virus de Wuhan », les dissimulations de Pékin. Il s’en prend à l’OMS à qui il décide de couper les financements. La Chine réplique.

La Russie, de son côté, fait savoir qu’elle s’opposera à des couloirs humanitaires en Syrie. Moscou remarque par ailleurs que s’il s’agit de coopération et de solidarité internationale, alors il serait bon que les sanctions économiques européennes et américaines qui la frappent soient levées, ainsi que celles qui visent le Venezuela et l’Iran. Le 5 avril, Boris Johnson est hospitalisé. Macron réunissant les grands de ce monde, c’est raté.

Pendant ce temps, les dix membres non permanents du Conseil de sécurité s’agacent d’être laissés sur le bas-côté. En avril, c’est au tour de la République dominicaine de prendre la présidence tournante du Conseil. L’Allemagne, avec le soutien des autres membres non permanents, pousse les feux et obtient enfin une première réunion du Conseil de sécurité consacré au Covid-19 le 9 avril. Une session qui s’apparente « à une thérapie de groupe », selon des diplomates cités par l’AFP.

« Éviter un chaos mondial »

Ce 9 avril, Antonio Guterres présente son rapport au conseil. « Le monde est confronté à sa plus grave épreuve depuis la fondation de cette organisation », insiste-t-il. La crise n’est pas que sanitaire, elle est un désastre économique, social et constitue « une menace importante pour le maintien de la paix et de la sécurité internationale ».

Pourtant, les débats entre les quinze membres tournent court. Depuis plusieurs jours, la Tunisie tenait prêt un projet de résolution négocié avec les autres membres non permanents. Ce projet, calé sur les discours de Guterres, demande « une action internationale urgente, coordonnée et unie pour limiter l’impact du Covid-19 » et « appelle à un cessez-le-feu mondial immédiat pour permettre une réponse humanitaire adéquate ».

Mais voilà que la France soumet un autre projet de résolution cette fois négocié avec les seuls membres permanents. Il demande une « cessation des hostilités » pour faciliter la lutte contre la pandémie et une « pause humanitaire ». L’initiative agace au plus haut point les membres non permanents. C’est « très frustrant », confient sous anonymat à l’AFP plusieurs de leurs diplomates.

Du coup, cette séance du 9 avril ne débouche sur rien. Dans une vidéo crépusculaire, à l’image trouble et comme réalisée au fond d’une cave, le président du Conseil, le dominicain Jose Singer, lit un pauvre communiqué de huit lignes énonçant les banalités d’usage. Le conseil déclare soutenir « tous les efforts du secrétaire général ». Mais il n’est toujours pas question d’une résolution.

Et depuis ce jour, rien ou presque n’a avancé. L’Élysée tient toujours à mettre en scène son sommet « spécial P5 » : Emmanuel Macron et Donald Trump en ont à nouveau discuté le 26 avril. La France a finalement accepté de s’associer à la Tunisie pour cette fois porter ensemble un projet commun de résolution et réconcilier membres permanents et non permanents. Son adoption était même envisagée cette semaine mais de nouveaux blocages ont surgi. L’administration Trump veut voir d’une manière ou d’une autre citées la Chine et l’OMS dans la résolution, ce que refuse évidemment Pékin.

Interrogé par Mediapart le 29 avril, le porte-parolat du ministère français des affaires étrangères refuse de commenter ces blocages à répétition comme ce qui ressemble fort à des courts-circuits français. « Avec la Tunisie, nous avons présenté un projet de résolution visant à mettre en œuvre, l’appel d’Antonio Guterres, dit-on au Quai d’Orsay. Les négociations se poursuivent notamment entre membres permanents du Conseil de sécurité. Nous ne ménagerons pas nos efforts dans les jours à venir ».

Auditionné au Sénat le 15 avril, le ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian disait encore croire à une résolution et à un sommet P5. « Les situations conflictuelles se poursuivent, ce qui rend urgente l’adoption par le Conseil de sécurité d’une résolution robuste qui fixerait le cadre d’une trêve humanitaire générale, explique-t-il. Nous espérons que le P5 porte ce point de vue au plus loin, sa réunion en vidéoconférence sera un événement politique de grande ampleur, dont nous espérons qu’il intervienne rapidement. »

Pilier de la commission des affaires étrangères du Sénat, Ladislas Poniatowski (LR) s’est dit à l’inverse du ministre « très pessimiste ». « Tout est bloqué à l’ONU, y compris au sein des cinq membres du Conseil de sécurité. M. Trump refuse d’utiliser le terme coronavirus, préférant parler du “virus chinois” ! Ce “truc”, comme disait le général de Gaulle, sert-il encore à quelque chose ? »

Le général de Gaulle ne parlait non pas du « truc » mais du « machin qu’on appelle l’ONU ». Mais l’enjeu est le même : l’organisation des Nations unies va-t-elle se fracasser sur cette crise, l’impéritie du Conseil de sécurité venant souligner l’obsolescence du système ? Antonio Guterres se démène comme un beau diable multipliant appels, tribunes et discours pour sauver ce qui peut l’être.

Il y a quelques jours, dans le New York Times, il haussait le ton. « Les vrais dirigeants comprennent qu’il y a des moments où il faut voir grand et plus généreux. C’est ce type de réflexion qui a été à l’origine du plan Marshall et de la création des Nations unies après la Seconde Guerre mondiale. Nous vivons un moment semblable aujourd’hui. Nous devons agir maintenant et nous devons agir ensemble », écrit-il.

Dans un récent article publié dans la revue de l’Institut français de relations internationales (Ifri), Josep Borrell, haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères, s’alarme lui aussi de ce blocage du système onusien. « Le fait que, pour la première fois depuis la création des Nations unies, une pandémie n’entraîne pas de consensus constitue un bien mauvais présage. Cet impératif de coopération va être tout aussi évident au moment du déconfinement. Si chaque État lève le confinement seul, dans son coin, on se retrouvera face à des difficultés considérables. Il faut donc se mettre d’accord pour éviter un chaos mondial », écrit-il.

De grandes ONG, telles que Human Rights Watch ou International Crisis Group (ICG), en appellent à un sursaut contre les logiques à l’œuvre de chocs et de compétition entre puissances. « Cette crise montre que ni la Chine ni les États-Unis ne sont prêts et capables de prendre le leadership de l’ONU », estime Richard Gowan, de l’ICG. Ne reste que leur capacité de blocage et de nuisance, dans un désordre mondial chaque jour plus dangereux.