Glauber Sezerino, 30 octobre 2018
Le Brésil connaît la pire crise sociale, économique et politique de ces 30 dernières années. Et elle ne fait peut-être que commencer.
Des mobilisations de rue massives en juin 2013, en passant par un coup d’État institutionnel en août 2016 et l’implémentation d’un agenda économico-social marqué par l’autoritarisme et l’austérité, à la campagne présidentielle extrêmement violentes d’octobre 2018, le pays semble loin des années fastes du début du XXIe siècle. Encore plus tragique, les résultats de l’élection présidentielle ont laissé toutes et tous abasourdis, même les plus pessimistes d’entre nous.
Le dimanche 28 octobre, le candidat d’extrême-droite Jair Bolsonaro (Parti social-libéral – PSL) a remporté le scrutin avec 55,13 % des voix, face au candidat du Parti des Travailleurs, Fernando Haddad. Avec le soutien d’une partie des élites traditionnelles, notamment des grands propriétaires terriens, des lobbies pro-armement et de puissantes églises évangélistes, Jair Bolsonaro a réussi à incarner faussement le candidat « antisystème », qui se prétend capable de régler les problèmes de violence et de corruption du pays.
Sa victoire met au jour également les tendances racistes, sexistes, homophobes et conservatrices d’une partie non-négligeable de la société brésilienne. La visibilité que les mouvements féministes, noirs et LGBTI ont atteint ces dernières années au Brésil, est venue bousculer cette frange de la société qui voit dans le discours de Jair Bolsonaro le renvoi à un système autoritaire composé uniquement de « citoyens de bien », qui maintient la hiérarchie sociale en vigueur depuis toujours.
Le tournant fascisant de l’élection présidentielle de 2018
Entre les deux tours de l’élection, le Brésil a vécu une vague d’agressions haineuses, contre des partisans des mouvements de gauche, des personnes homosexuelles ou encore des journalistes. Plus d’une centaine de cas ont déjà été recensés, dont au moins trois homicides. Ainsi, le soir du premier tour, le maître de capoeira Moa do Katendê, militant anti-raciste, a été assassiné de douze coups de couteau par un partisan de M. Bolsonaro : il avait déclaré avoir voté pour Fernando Haddad.
Cette haine et cette violence ont été très clairement encouragées par Jair Bolsonaro et les candidats de son parti. Galvanisant l’auditoire avec un discours anti-communiste et anti-gauchiste, l’ancien capitaine de l’armée de terre a déclaré dans une vidéo, le 20 octobre, que sous sa présidence, le Brésil sera vidé de tout militant ou activiste.
« Ces hors-la-loi rouges seront bannis de notre patrie. Ce sera un nettoyage sans précédent dans l’histoire du Brésil », a-t-il déclaré.
Avec ses discours et provocations, il ne se cache pas pour appeler à agresser, voir à assassiner, toutes celles et tous ceux qui pensent différemment de lui : femmes et militants LGBTI, défenseurs des droits humains et des peuples autochtones, partisans et sympathisants de la gauche ou encore des journalistes.
Dans un pays comme le Brésil, marqué depuis sa naissance par les violences sociales, la criminalisation ancienne des mouvements sociaux n’a jamais été aussi forte qu’en 2017, avec l’explosion du nombre d’assassinats des défenseurs des droits humains. En effet, selon le Comité brésilien des défenseurs des droits humains, 62 personnes œuvrant pour ces droits ont été assassinées entre janvier et septembre de l’année dernière.
Pour faire passer leur choix d’une austérité sans concession, aucun moyen n’a semblé être négligé par les élites au pouvoir depuis le coup d’État de 2016 : le massacre de Pau d’Arco et l’assassinat de Marielle Franco étant des marqueurs du tournant violent que vit le pays. Le 24 mai 2017, lors d’une opération contre des paysans sans terre ayant occupé une ferme dans l’État du Pará, 17 policiers sont entrés dans le bois où se cachaient ces familles et ont tiré sur elles à bout portant : 10 personnes ont été exécutées.
En mars 2018, l’assassinat de Marielle Franco, femme noire, de gauche, élue au Conseil municipal de Rio de Janeiro à la suite d’une campagne axée sur la défense des droits des populations noires, est également le symbole d’une augmentation de la brutalité, ouvrant le champ à une situation actuelle, où toute opposition pourrait désormais se voir stoppée par la force et par la mort, en toute impunité.
Avec Jair Bolsonaro à la tête de l’État brésilien, cette haine risque de s’institutionnaliser. Soutenus et légitimés par un président qui n’hésite pas se dire en faveur de la torture et des exécutions sommaires, des milices urbaines ou des liées aux propriétaires terriens pourront également décider de ne plus attendre l’action de l’État. Elles sont susceptibles de prendre à la lettre le discours de M. Bolsonaro et ainsi nettoyer le pays de celles et ceux définis comme des « rouges ».
Une résistance qui se dessine ?
Malgré ce scénario politique de plus en plus sombre, mouvements sociaux, intellectuels, étudiants et tous les autres acteurs de la société civile s’organisent pour résister. Durant les semaines de la campagne, mouvements sociaux et partis de gauche ont poursuivis une stratégie de dénonciation active de cette montée fasciste dans le pays. Mais leur action politique s’est résumée à une critique des propos tenus par Jair Bolsonaro, notamment leur caractère anti-démocratique et violent.
En effet, bien que le Parti des Travailleurs et des syndicats comme la Centrale Unique des Travailleurs (CUT) aient tenté de lutter contre les fake-news diffusées ad nauseam via des réseaux sociaux, ils n’étaient pas préparés à faire face à la vague de messages envoyés à grande échelle par des robots et par des entreprises spécialisées dans le marketing viral, le tout financé par des entrepreneurs pro-Bolsonaro.
La gauche traditionnelle n’a pas su saisir et contrer le caractère revanchard ou désabusé d’une partie de la population qui s’est traduit par un vote plus anti-PT que pro-Bolsonaro. La stratégie électorale du premier tour – l’idée selon laquelle le Parti des Travailleurs serait la victime d’un grand complot des élites et qu’il n’aurait rien à se reprocher – s’est avérée insuffisante pour convaincre. Celle du second tour, de prendre la défense dans l’urgence d’une démocratie menacée, n’a pu arrêter la machine qui s’était déjà emballée.
Au-delà de ces stratégies électorales mal préparées face au caractère inédit de cette campagne, des nouvelles formes de résistances se sont fait cependant présentes : des « classes ouvertes » et des débats publics ont été organisés par des universitaires en dehors des murs des facultés, des pièces de théâtre centrées sur la vie politique nationale ont été présentées en place publique ainsi que plusieurs rassemblements contre le fascisme ont été organisés dans différentes villes du pays, réveillant une certaine conscience politique.
Le jour du scrutin, beaucoup d’électeurs sont allés voter avec des livres de grands auteurs brésiliens à la main, pour marquer leur attachement à l’éducation et à la culture.
Cependant, parmi toutes les formes de résistance observées depuis quelques semaines, une semble être la plus capable d’affronter le spectre fasciste qui menace le Brésil : la résistance active et constante des femmes, notamment des femmes noires. Très présente sur la scène politique brésilienne au moins depuis 2013, différents collectifs féministes, des mères d’enfants tués par la police, des étudiantes et lycéennes se sont mobilisées et de fait elles ont constitué un large front contre le fascisme. Ce sont elles qui ont lancé le mot d’ordre « Pas lui », sous forme de hashtag #EleNão. Avec des rassemblements massifs, l’organisation de rencontres, assemblées et d’ateliers d’auto-défense, ces femmes nous ont montré que le combat contre l’horreur fasciste sera dans une grande mesure une lutte féministe intersectionnelle.
En répondant avec créativité à l’urgence créée par l’arrivée d’un candidat fasciste, misogyne et homophobe à la tête de l’État, ces mobilisations constituent aujourd’hui les forces de demain les plus importantes et les plus utiles dans la constitution d’un large front antifasciste, capable d’empêcher les menaces qui planent sur le pays et ainsi éclairer une nuit qui pourrait durer.