Gaza : que faire devant la carnage ?

Entretien avec le docteur Tarek Loubani · De passage à Paris dans le cadre d’une tournée d’information qui le mènera aussi à Tunis et à Londres, Tarek Loubani, médecin urgentiste canado-palestinien et professeur à Western University en Ontario, réagit au rapport des Nations unies sur les crimes commis durant « la Grande Marche du retour ». Il décrit la situation humanitaire désastreuse à Gaza. Il est l’un des meilleurs connaisseurs de la situation intérieure de la bande de Gaza, où il s’est rendu à plus de 25 reprises.

Ahmed Abbes. – Vous vous rendez depuis plus de huit ans à Gaza ; pourriez-vous nous décrire la situation sanitaire dans cette enclave et son évolution sous l’effet du blocus ?

Tarek Loubani. — La situation sanitaire à Gaza est désastreuse et elle s’aggrave encore. Depuis la Grande Marche du retour (voir encadré), ce qui était un désastre à développement lent est devenu une catastrophe manifeste et actuelle. Le blocus a éliminé la capacité du système de santé à gérer les besoins quotidiens en soins longtemps avant le début de la Marche.

Les patients souffrant de maladies chroniques comme les affections rénales et le diabète pâtissaient déjà du manque d’équipement approprié — des machines à dialyse par exemple —, et des médicaments nécessaires pour gérer leur pathologie. Les patients atteints d’un cancer étaient et restent complètement soumis au caprice de l’appareil de sécurité israélien qui est accusé d’échanger l’accès des patients cancéreux à un traitement vital contre des renseignements et des interrogatoires de ces patients. Que ce soit intentionnel ou non, le blocus empêche des médicaments essentiels et des équipements médicaux d’entrer dans Gaza. Il empêche le personnel de santé palestinien de voyager librement pour se former ailleurs et le personnel de santé international, comme moi, de voyager librement pour fournir des soins et des formations dans Gaza. Il dégrade aussi, et élimine, l’infrastructure essentielle dont tout système de santé a besoin pour survivre, comme l’électricité ou l’eau potable.

Il y a eu une brève lueur d’espoir quand l’Égypte a élu son premier gouvernement démocratique en 2012. Les conditions de soins se sont améliorées de manière significative jusqu’à ce qu’une dictature militaire renverse le gouvernement et relance la collaboration de l’Égypte, en position subalterne, au blocus israélien. Cette période nous montre à quel point Gaza est capable de défendre son propre système de santé et de prendre soin de sa population si on ne l’empêche pas activement de le faire.

A. A. – De nombreuses ONG de défense des droits humains, comme Amnesty International, Human Rights Watch (HRW) et le Palestinian Center for Human Rights (PCHR) ont fortement condamné le tribut particulièrement lourd payé par les civils à Gaza lors des manifestations de la Grande Marche du retour. La documentation du Centre de défense des droits de l’homme Al-Mezan montre que depuis le début du mouvement le 30 mars 2018, 251 Palestiniens ont été tués. Mais le bilan de ces manifestations fait aussi ressortir un nombre important de blessures. Selon des médecins de Gaza, la plupart des blessures graves constatées sont situées aux membres inférieurs, notamment au genou, et sont typiques de blessures de guerre qu’ils n’avaient pas observées depuis le conflit de 2014 à Gaza. Qu’avez-vous vu en tant que médecin urgentiste dans les hôpitaux et sur les lignes de front à Gaza ?

T. L. — J’ai été témoin de tirs très rapprochés par des snipers israéliens contre des civils et ensuite j’ai dû soigner leurs blessures avec le personnel médical des services d’urgence. Tous les patients que j’ai traités avaient été blessés par des balles réelles, même si évidemment un grand nombre l’était aussi par l’utilisation massive de gaz lacrymogènes. Près de 60 % des blessures concernaient les membres inférieurs, ce qui est inhabituel. La plupart des blessures par balles des centres de traumatologie comme celui où je travaille au Canada concernent la poitrine, qui est la plus grande zone de cible et qui est supposée être la cible prioritaire quand les forces de l’ordre essaient de désamorcer une menace imminente.

Une autre observation inquiétante est qu’il semble y avoir un nouveau modèle de balles utilisées contre des civils, créant un type de blessure et unique. Ce modèle provoque quasiment une amputation du membre inférieur qu’il frappe et crée des blessures de sortie anormalement grandes. Ce type de blessures a été décrit par Médecins sans frontières (MSF) et d’autres au cours de l’an dernier. Bien qu’ayant travaillé dans trois zones de combat et traité des centaines de traumatismes liés à la guerre, je n’avais jamais vu ce type de blessure par balles.

A. A. – Pensez-vous que l’armée israélienne ait ainsi eu comme objectif délibéré de faire un grand nombre de handicapés à vie ?

T. L. — Je ne suis pas en position de spéculer sur l’intention des soldats israéliens ni sur les ordres qu’ils reçoivent. Mais le nombre disproportionné de personnes atteintes dans une jambe ou dans les deux par des tireurs d’élite à très courte distance est très inquiétant et justifie une enquête indépendante sur ce sujet pour s’assurer que l’armée israélienne n’utilise pas les tirs à balles réelles pour handicaper des civils, mais seulement dans des cas où il y a une menace pour la vie d’un soldat ou d’autres civils.

A. A. – Le rapport de la Commission d’enquête indépendante des Nations unies sur les manifestations de 2018 à Gaza indique que « la Commission a trouvé des motifs raisonnables de croire que des tireurs d’élite israéliens avaient délibérément tiré sur des professionnels de la santé alors qu’ils étaient clairement identifiés en tant que tels ». Il mentionne votre cas : « Le 14 mai, les forces israéliennes ont tiré sur Tarek Loubani, un médecin canado-palestinien, alors qu’il se trouvait avec des ambulanciers paramédicaux portant l’uniforme de leurs hôpitaux. La balle a traversé ses deux jambes. » Pourriez-vous décrire les circonstances dans lesquelles vous avez été blessé ?

T. L. — Le rapport des Nations unies est important pour essayer d’empêcher de nouvelles attaques contre le personnel médical, qui devrait être protégé en permanence, par toutes les parties, y compris pendant la guerre, mais particulièrement quand il est en train de traiter des civils.

Je m’occupais de patients blessés sur les lignes de front de la Grande Marche du retour en mai 2018 avec des équipes paramédicales de professionnels et de volontaires. Comme j’étais le seul médecin sur la ligne, je m’occupais des cas graves qui pouvaient nécessiter une intervention vitale immédiate et hautement qualifiée que les autres soignants n’étaient pas formés à donner.

Nous étions tous des soignants de terrain expérimentés. J’ai prodigué des soins en Irak en 2004 et 2005, en Cisjordanie pendant de multiples incursions et attaques en 2002 et 2003, dans la bande de Gaza pendant les guerres de 2012 et 2014, pendant des manifestations place Ramsès au centre du Caire le 16 août 2013, quand plus d’une centaine de civils furent massacrés (Un millier avait déjà été tués deux jours auparavant place Rabaa), et pendant des manifestations violentes et non violentes au Canada au cours des deux dernières décennies. Mes collègues avaient prodigué des soins pendant des années, voire des décennies avant cette journée, la plupart traitant des victimes de guerre gravement blessées dans les guerres de 2008, 2012, 2014, et pendant les flambées de violence entre ces dates.

Les équipes paramédicales étaient séparées des manifestants et clairement identifiables par un vêtement à haute visibilité ou, comme dans mon cas, par un uniforme d’hôpital.

Il y a eu une accalmie dans les manifestations. Personne ne bougeait de manière imprévisible et je me tenais immobile à ce moment-là, tourné partiellement du côté opposé à la manifestation. On m’a tiré dessus à travers les deux jambes juste en dessous du genou. La balle est passée entre un faisceau nerveux et artériel et les os de ma jambe. Si elle avait touché l’un ou les autres, j’aurais eu un handicap sévère ou peut-être même subi une amputation.

Après avoir été touché, j’ai été traité dans un hôpital de terrain avant d’être transféré à un hôpital secondaire, puisque ma condition n’était pas aussi sérieuse que d’autres. Ils étaient tellement occupés que j’ai recousu ma propre jambe et j’ai été renvoyé chez moi au bout d’une heure afin de faire de la place pour d’autres victimes.

Mon sauveteur, quand j’ai été blessé, était un soignant expérimenté nommé Moussa Abou Hassanin. Un tireur israélien l’a atteint dans la poitrine au cours d’un autre sauvetage. Les autres soignants n’ont pas pu l’approcher pendant à peu près une demi-heure et il est mort peu après avoir été évacué du terrain. Il laisse derrière lui quatre enfants et une grande famille.

Moussa et moi-même étions 2 des 19 membres du personnel médical blessés par des tireurs israéliens le 14 mai. Auparavant, aucun membre du personnel médical n’avait été touché par balle ni blessé. Ceci soulève la possibilité que les règles israéliennes d’engagement aient changé et incluent de tirer sur le personnel médical, ce qui serait inquiétant et — comme les Nations unies l’ont noté dans leur rapport — constituerait un crime de guerre.

A. A. – Vous avez impulsé depuis 2014 trois projets importants pour améliorer les conditions des hôpitaux à Gaza : EmpowerGAZAGliaet Keys of Health. Pourriez-vous les décrire brièvement et nous donner votre appréciation sur les difficultés qu’ils rencontrent ?

T. L. — Gaza est un endroit avec des gens compétents et plein de ressources naturelles. Le blocus a ôté aux Gazaouis la capacité d’utiliser leurs ressources pour assurer un excellent système de santé à leur peuple. EmpowerGAZA est un projet qui vise à installer de l’énergie solaire sur tous les hôpitaux publics, les cliniques et les centres de santé de Gaza. Ceci supprimerait la dépendance du système de soins par rapport aux décisions d’Israël d’autoriser ou d’interdire l’entrée du diesel. Cela garantirait aussi que, dans la période postérieure à la libération, les hôpitaux de Gaza contribuent à un avenir environnementalement durable.

Le projet Glia vise à créer des appareils médicaux qui soient d’aussi bonne qualité que les marques de premier ordre qu’ils remplacent. Mais ces appareils sont facilement fabriqués localement, créant à la fois du travail et une culture d’indépendance et d’innovation technologique. Notre projet vedette est un stéthoscope à 3 dollars (2,65 euros) qui a été testé comme étant aussi bon que le Littmann Cardiology III à 250 dollars (221 euros) — l’un des leaders du marché en stéthoscopes. Dans ce projet, nous avons aussi créé des garrots qui sont utilisés dans la Grande Marche pour traiter des patients blessés.

Keys of Health est un projet frère qui forme au Canada les médecins palestiniens à des compétences médicales spécialisées de manière à améliorer et à construire l’infrastructure à Gaza.

A. A. – Comment peut-on vous aider dans ces projets ?

T. L. — Il y a de nombreuses manières de contribuer à l’amélioration du système de santé à Gaza. Des organisations telles que Medical Aid for PalestineTerre des hommes et Médecins sans frontièressont d’excellentes organisations à soutenir, avec des campagnes de financement facilement accessibles. Si les gens veulent contribuer directement à nos projets, nous sommes à la recherche de subventions et de compétences en ingénierie pour le projet Glia afin de créer des appareils médicaux, par exemple un électrocardiogramme et une machine à dialyse. Les donations peuvent être faites via notre site web ou la plateforme de financement participatif Patreon où nous venons de lancer une campagne.

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