Haïti – États-Unis : crise migratoire dans la ville Del Rio

Renel Exentus, 27 septembre 2021.

Depuis plusieurs jours, la présence de près de 15 000 migrant.e.s majoritairement haïtien.nes dans la ville Del Rio, zone frontalière du Mexique et des États-Unis fait la une de plusieurs médias occidentaux. Elle est surtout considérée comme une crise migratoire qui vient de nulle part. L’accent y est mis sur le fait que cette situation risque de mettre en difficulté l’administration démocrate de Joe Biden. Aucune analyse n’aborde les raisons pour lesquelles ces milliers de gens se trouvent dans l’obligation de se déplacer, de fuir leur pays[1].

En fait, il est impossible de comprendre la véritable nature de cette crise si l’on se limite à l’actualité telle qu’elle est présentée par les médias mainstream occidentaux. Dans leur traitement de l’actualité, le focus est mis sur le côté attractif du territoire américain alors que l’on néglige l’impact de la longue histoire de domination et d’exploitation des États-Unis dans les pays de l’Amérique centrale, du Sud et des Antilles, dont Haïti en particulier. Il s’avère nécessaire de questionner les raisons pour lesquelles les Haïtien.nes sont poussé.es à fuir leur pays? Pourquoi le territoire haïtien est-il si répulsif pour les Haitien.nes? Dans cet article, nous tenterons de montrer comment le territoire haïtien sous l’effet de la domination néocoloniale[2] est construit comme un espace répulsif pour la majorité des haïtien.nes.

Les prémisses de l’actualité de la crise des migrants sous le pont Del Rio

Soulignons d’entrée de jeu que Haïti est un pays sous tutelle de l’ONU depuis 2004[3]. Occupé militairement par les forces onusiennes jusqu’en 2017, la gouvernance du pays est totalement soumise aux diktats des puissances impérialistes, dont Washington et Union Européenne, regroupées sous le singulier label diplomatique de Core Group. L’appareil répressif de l’État a été pris en charge au point que même la formation des policiers et la construction des infrastructures carcérales relevaient de leur compétence. Aujourd’hui, cette police, mise sur pied à coup de millions de dollars, particulièrement par les gouvernements canadien et américain, a toutes les caractéristiques d’un escadron de la mort[4]. Elle s’évertue à réprimer dans le sang toutes expressions revendicatives des travailleurs et des autres groupes opprimés de la société.

Par ailleurs, les gangs lourdement armés pullulent dans les principaux centres urbains de l’aire métropolitaine de Port-au-Prince et des autres régions du pays. Loin d’être une simple forme de banditisme urbain, ils deviennent une véritable ossature d’un régime politique axé sur la répression et la terreur. Fédérés sous l’égide de l’agence gouvernementale (CNDDR)[5] en 2019, les gangs s’affirment clairement comme un complément de l’appareil répressif de l’État. Ils bénéficient de l’appui des principaux organismes internationaux, dont l’ONU, la BID[6]. Ces bandes armées criminelles font partie de l’édifice d’un État bancal, impopulaire qui se sert de la violence ouverte la plus sauvage pour masquer son déficit de légitimité. Cette machine étatique est construite et soutenue à bout de bras par les puissances impérialistes. Elle s’en fout des aspirations de liberté, de justice sociale des masses urbaines et rurales du pays.

Les politiques de ces puissances impérialistes et de leurs organismes internationaux en Haïti créent une telle dislocation sociale qu’exister dans le pays, pour le commun des Haïtien.nes, se révèle une aventure périlleuse. La majorité de la population est tenue hors des sphères de décision et des dynamiques de pouvoirs. À travers les élections viciées à la base, ces puissances impérialistes décident des gouvernants et le contenu des programmes politiques et économiques à mettre en œuvre.

Cette mainmise prend la forme d’un processus de dépossession des masses populaires haïtiennes de leur droit de vivre dans la dignité dans leur propre pays. C’est le cas des paysan.nes du milieu rural qui sont constamment spolié.es de leur lopin de terre au profit des bourgeois locaux et des compagnies multinationales. En ce sens, le projet de « zone franche Savane Diane » visant à offrir 8600 hectares dans les trois départements du pays pour cultiver la stevia au profit de Coca Cola[7] est un exemple éloquent[8]. Lorsque l’espace de production des petits exploitants agricoles est mis au service des grandes firmes multinationales, les masses paysannes spoliées sont jetées dans la plus grande détresse sociale et psychologique. Leur milieu de vie devient répulsif.

Par ailleurs, la dépossession prend également la forme de l’exploitation à outrance des masses urbaines dans les ateliers de misère des parcs industriels alors qu’elles sont dépouillées de leur droit de revendiquer un salaire décent. Cette logique a atteint son paroxysme lorsque les gouvernements du régime PHTK (parti au pouvoir) empêcha systématiquement aux travailleurs et travailleuses du textile de négocier l’augmentation de leur salaire. Cette répression s’effectue par les agents de la Police Nationale Haïtienne (PNH) qui ne sont jamais à court de munition pour mater les syndicalistes. Ces agents sont soutenus dans leurs actes répressifs par des bandes armées informelles à la solde du régime et des bourgeois locaux. Fédérées sous le patronage de l’agence gouvernementale (CNDDR) sous le nom de Gangs (G9, familles et alliés), elles sont appuyées par les plus importants organismes internationaux, dont l’ONU. En Juin 2020, le Secrétaire général de l’ONU a vu dans l’association des bandes armées criminelles un moyen d’améliorer le problème de sécurité dans le pays. Pourtant ces gangs fédérés ont dans leur actif plus d’une dizaine de massacres de populations civiles : des enfants, des femmes enceintes, des jeunes et des vieillards sont assassinés dans les quartiers populaires de l’aire métropolitaine de Port-au-Prince[9].

En outre, la Banque Interaméricaine de Développement (BID) a mis environ 40 millions de dollars au service des quartiers qui sont sous le contrôle des gangs. Ces fonds ont servi à financer « le projet filet sécurité temporaire et compétence pour les jeunes »[10]. Tout indique que pour la BID, la présence et la prolifération des gangs dans les quartiers populaires rendent ces derniers plus attractifs à l’investissement. Ce n’est pas un hasard si le secrétaire général de l’ONU, dans son rapport présenté au Conseil de sécurité le 15 juin 2020, a loué l’initiative de la BID de financer des projets spécialement dans les quartiers contrôlés par les gangs. Cela va sans dire que le support matériel des gangs ne se limite pas seulement à une volonté des néo-duvaliéristes du régime PHTK et de la bourgeoisie haïtienne. Elle semble répondre à un agenda plus global de l’internationale pour Haïti consistant à rendre l’espace haïtien de plus en plus répulsif pour les communautés locales[11].

Soulignons que ces pratiques se combinent avec les effets de plusieurs décennies de politiques néolibérales qui ont mis en lambeau la production paysanne et les entreprises publiques. Il en résulte un chômage chronique massif qui affecte plus de 70% de la population active. Les services de santé et de l’éducation ne sont surtout fonctionnels que dans le secteur privé alors que le transport est totalement privé.

Priver de droits de vivre dans la dignité chez soi et ailleurs…

L’administration Joe Biden, avec une étonnante célérité, a réprimé les migrant.es haïtien.nes qui s’approchent de la frontière américaine. En faisant fi de leur droit de demander asile, la « démocratie américaine », imprégnée d’idéologie de la suprématie blanche, montre une fois de plus son profond mépris pour ces milliers de personnes en danger venues d’Haïti, dont des enfants en bas âge, des femmes enceintes, etc. L’image des agents frontaliers à cheval chassant ces migrant.e.s met en lumière la pierre angulaire d’une démocratie traditionnellement indifférente aux droits des personnes racisées. Cette cruauté sans bornes doit être comprise dans le prolongement de la longue histoire de violation des droits des Noirs et des Autochtones aux États-Unis. Comme les mouvements des droits civiques d’autrefois, la lutte des activistes « Black Lives Matter », des défenseurs des droits des asiatiques, etc., aux États-Unis témoigne de cette réalité sociale aujourd’hui.

L’empressement et l’enthousiasme avec lesquels l’administration américaine refoule les migrant.e.s haïtien.nes en leur niant même le droit de demander asile conformément au protocole sur le statut des réfugiés[12] ne constitue qu’un aspect de cette barbarie raciste dans la mesure où, cette même administration américaine, flanquée de ces alliés, dont le Canada, EU, etc., a mis tout en œuvre pour priver la majorité des Haïtiens de leur droit souverain de construire une société juste et égalitaire. La lettre de démission de l’envoyé étatsunien Daniel Foote en date de 23 septembre 2021 a eu l’avantage de souligner à quel point son pays alimente le chaos en Haïti. Ce n’est pas le premier diplomate à dénoncer les pratiques cyniques des États-Unis et des autres puissances impérialistes en Haïti. On se souvient de la fracassante démission du brésilien Ricardo Seitenfus[13].

Alors que les mouvements sociaux haïtiens et différentes organisations tentent de trouver une solution haïtienne à la crise, les États-Unis et ses alliés se sont empressés d’imposer un nouvel homme fort à la tête de l’État en la personne d’Ariel Henry, ancien ministre de l’intérieur du gouvernement de Joseph Martelly. En faisant fi des initiatives populaires, ils font tout pour assurer la reproduction du régime de terreur des bandits PHTK et de la bourgeoisie compradore haïtienne soumise aux diktats des puissances impérialistes. C’est en ce sens qu’après le mystérieux assassinat du président sanguinaire Jovenel Moise, le Core group soutient Ariel Henry, la nouvelle marionnette de Washington et des grandes ambassades occidentales.

Conclusion

Somme toute, l’enjeu consiste à mettre hors-jeu toutes participations des masses urbaines et rurales dans l’orientation des affaires du pays. Ce cycle d’exclusion et de domination s’est systématisé dans le pays avec l’occupation américaine d’Haïti en 1915. Après plus d’un siècle, les masses urbaines et rurales ont bien compris les mécanismes de leur paupérisation croissante et de leur marginalisation ininterrompue. La réalité des migrants haïtien.nes en quête d’espoir sous le pont Del Rio à la frontière du Mexique et des USA a son fondement dans les rouages de contrôle de l’ordre social d’apartheid en Haïti. Ici comme ailleurs, la démocratie bourgeoise américaine fait montre d’une grande efficacité dans l’annihilation des droits humains des Haïtiens et Haïtiennes.

Aujourd’hui, dans la situation tragique dans laquelle se trouve le peuple haïtien, la lutte pour exiger que les migrants aient droit au statut de réfugié, victimes d’un ordre social oppressif et d’un régime politique sanguinaire soutenu par le États-Unis, doit se poursuivre sans relâche. Mais le combat pour la transformation radicale et le démantèlement du système néocolonial qui sévit en Haïti depuis plus de deux siècles doit être la priorité, car c’est ce système, avec le soutien inconditionnel de l’impérialisme, qui produit, génère la misère, l’exclusion, la répression, les massacres et l’exploitation du peuple haïtien.

NOTES

[1] Voir les articles suivants : https://www.cnn.com/2021/09/17/us/texas-del-rio-migrants-bridge/index.html

https://www.nytimes.com/2021/09/21/us/politics/haitians-deported-from-del-rio-say-they-feel-mistreated-and-betrayed.html

https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1825493/migrants-haiti-texas-del-rio-riviere-pont-expulses-avions

[2] Nous employons le concept néocolonial selon l’approche de Kwame Nkrumah (1965) pour qui « l’essence du néocolonialisme c’est que l’État qui y est assujetti est théoriquement indépendant, possède tous les insignes de la souveraineté sur le plan international. Mais en réalité, son économie, par conséquent, sa politique, sont manipulées de l’extérieur ».

[3] Pour saisir le cycle de domination et d’exploitation d’Haïti, voir l’article « Exentus (à paraitre) Haïti-Palestine : du terrorisme colonial à la domination néocoloniale ».

[4] Pour plus amples informations sur le comportement sanguinaire de l’institution policière haïtienne, voir les liens suivants : https://www.gazettehaiti.com/node/4882

http://hrp.law.harvard.edu/wp-content/uploads/2021/04/Massacres-cautionnes-par-lEtat-2.pdf

https://www.gazettehaiti.com/node/1298

[5] Commission nationale de désarmement, démantèlement et réinsertion (CNDDR)

[6] À côté de l’ONU, la BID, des informations concordantes identifieraient d’organismes internationaux dans l’alimentation des bandes armées informelles dans les bidonvilles des principales villes du pays. C’est le cas par exemple des tonnes de kits alimentaires avec le logo d’organismes internationaux que l’on retrouve assez souvent sous le contrôle des gangs.

[7] Pour plus d’informations, voir https://capiremov.org/fr/experiences/les-femmes-resistent-a-laccaparement-des-terres-et-a-la-zone-franche-dans-la-region-dhaiti/

[8] Les programmes de zones franches de Caracol, Agritrans et de CODEVI s’inscrivent dans la même perspective. Pour avoir une vue globale des zones franches en Haïti, voir https://ayibopost.com/privileges-et-impacts-des-zones-franches-en-haiti/

[9] Voir http://hrp.law.harvard.edu/wp-content/uploads/2021/04/Massacres-cautionnes-par-lEtat-2.pdf

[10] Pour avoir plus de précisions sur la façon dont l’ONU et la BID travaillent de concert dans l’alimentation des gangs, voir le lien https://binuh.unmissions.org/sites/default/files/rapport_du_secretaire_general_de_lonu_sur_le_binuh_-_19_juin_2020.pdf

[11] Il s’avère intéressant de mettre en relation les pratiques de la BID et de l’ONU avec la perspective de transformer une bonne partie du territoire haïtien en paradis pour les compagnies minières canadiennes et américaines. La Banque mondiale est très impliquée dans le processus de réforme du code minier haïtien alors qu’elle est parfois actionnaire dans l’industrie minière (Denault, 2008). Il y a lieu de se questionner sur la prolifération des gangs armés avec la perspective de l’exploitation minière dans plusieurs départements du pays. En plus de leurs fonctions de contrôle social, ces gangs n’auront-ils pas un rôle à jouer dans le développement de l’industrie minière en Haïti, comme c’est le cas dans la République Démocratique du Congo? Faut-il comprendre l’implication des organismes internationaux dans l’alimentation des gangs dans cette perspective? Nous n’avons pas assez de données pour pouvoir répondre sans équivoque à ce questionnement actuellement, mais il semble pertinent de continuer à le creuser.

[12] Le protocole sur le statut des réfugiés date de 1967.

[13] Le documentaire « Assistance mortelle », réalisé par le cinéaste Raoul Peck (2013) a mis en lumière les jeux macabres auxquels les puissances impérialistes, les organismes internationaux s’adonnent en Haïti. Avec moult de témoignages et des images authentiques, le réalisateur a permis de voir comment l’on dépossède le peuple haïtien de ses droits de choisir ses dirigeants, d’orienter les programmes de développement de son pays voire de construire son milieu de vie après une catastrophe.