Haïti: l’aveuglement international

Photo : Ryan Trapp wikicommons https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Haiti,_etc_090.JPG)

Frédéric Thomas, du Centre Tricontinentale, publié dans le journal belge Le Soir.

Un nouveau massacre a été commis en Haïti. Quelques jours auparavant se tenait une réunion virtuelle des partenaires internationaux de haut niveau, organisée par la France. Se vérifie ainsi la poursuite de la descente en enfer du pays et l’aveuglement de la communauté internationale.

Depuis le dimanche 24 avril, les affrontements entre deux gangs, dans la capitale, Port-au-Prince, à quelques centaines de mètres de l’aéroport international, ont fait au moins 75 morts et 68 blessés. On évoque des viols, une dizaine de maisons incendiées et 9.000 personnes déplacées. Plus de deux semaines après les faits, le Premier ministre, Ariel Henry, gardait le silence sur ces événements, se contentant, comme à son habitude, de rappeler que la sécurité était une priorité pour son gouvernement.

Trois jours avant ce nouveau massacre, le 21 avril, organisée par la France, se tenait une réunion virtuelle des partenaires internationaux de haut niveau sur Haïti. Il y était encore et toujours question de sécurité et de démocratie. L’ironie tragique tient à ce que les principaux responsables de la descente en enfer du pays – l’oligarchie haïtienne et la communauté internationale – prétendent définir les conditions d’une solution à la situation actuelle.

ÉCHEC DE LA DIPLOMATIE EUROPÉENNE

Il y a un an, le 20 mai 2021, le parlement européen brisait son silence sur la situation haïtienne, en émettant une résolution. Celle-ci mettait en évidence la dérive autoritaire du pouvoir, la mise en cause du président, Jovenel Moïse, dans des affaires de corruption, la vague de mobilisations de grande ampleur qui secouait le pays depuis 2018, ainsi que « la détérioration de tous les indicateurs sociaux, économiques, sécuritaires et des droits de l’homme ». Elle appelait le gouvernement à enquêter sur les massacres, à lutter contre l’impunité et à assurer la sécurité.

Depuis lors, le quartier de Martissant est aux mains des bandes armées, coupant Port-au-Prince de la seule voie d’accès terrestre au Sud du pays, frappé par un tremblement de terre le 14 août 2021, et le président Jovenel Moïse a été assassiné. Les bandes armées – plus d’une centaine estime-t-on – ont étendu leur pouvoir, contrôlant la majeure partie de la capitale, et l’insécurité s’est accrue de manière exponentielle. Haïti est devenu le pays avec le taux le plus élevé d’enlèvements (systématiquement accompagnés de viols) par habitant.

Près de la moitié de la population est en insécurité alimentaire, et les pénuries d’essence, de plus en plus régulières, affectent le fonctionnement de l’économie. Toutes les enquêtes – y compris celle sur l’assassinat du Président – sont au point mort. Bien qu’il soit impopulaire et que son mandat soit arrivé à terme, le gouvernement reste en place, avec le soutien international.

LE MIRAGE DES ÉLECTIONS

Les pays « amis » – États-Unis, Canada, France et Union européenne (UE) – n’ont de cesse de promouvoir une solution haïtienne à la crise. Mais pas n’importe quelle solution ; celle qui passe obligatoirement par des élections organisées par ce gouvernement. Appeler dès lors au consensus et à l’union revient à presser ces acteurs à se rallier à cette perspective. Ce faisant, ils évacuent la voie d’une « transition de rupture », prônée par la grande majorité des organisations sociales ayant convergé dans l’Accord de Montana du 30 août 2021, et soutiennent, quoi qu’ils en disent, le Premier ministre, Ariel Henry.

L’Europe aurait pu marquer sa différence, en se montrant autrement plus attentive aux revendications des acteurs haïtiens. Mais il semble que l’intelligence des diplomates européens s’arrête aux rives d’Haïti ; et leur courage aux portes de la Maison-Blanche. En s’interdisant de froisser Washington, en refusant de remettre en question leur politique, et en n’envisageant pas de solution en dehors du gouvernement haïtien, l’Europe s’est condamnée à s’aligner sur les États-Unis, et à se fondre dans le même discrédit aux yeux des Haïtiens et Haïtiennes.

Même si, au nom de la stabilité, on fait de la corruption, des inégalités et de l’impunité un mal mineur, sinon une fatalité, la prétendue realpolitik des élections reste un leurre. Force est d’abord de constater que les conditions pour les réaliser sont encore moins réunies aujourd’hui qu’il y a un an. Et que le pays est placé de force dans une situation transitoire sans transition. Miser par ailleurs sur un gouvernement corrompu, illégitime et lié aux gangs pour lutter contre l’insécurité et organiser des élections légitimes relève d’une dialectique absurde. Sans compter que c’est faire peu de cas de la défiance de la majorité des Haïtiens et Haïtiennes.

Dès lors, même si par miracle – plus exactement par la pression et par la fraude –, des élections sont réalisées, au vu de la faible participation probable (autour de 20 % lors des dernières joutes électorales), du clientélisme, du manque de crédibilité et d’indépendance des institutions en charge de leur contrôle, de quelle légitimité pourra se prévaloir le gouvernement issu des urnes pour assurer la stabilité ? N’est-ce pas assurer le statu quo, c’est-à-dire la répétition de crises et de catastrophes dont les Haïtiens et Haïtiennes, justement, ne veulent plus ?

Washington prétend ramener la crise que traverse Haïti à l’insécurité ; elle-même réduite à une question de moyens, qui suppose de renforcer son soutien à la police haïtienne. Mettant davantage l’accent sur l’humanitaire et la rhétorique moralisante, l’UE sert de voiture-balai à cette stratégie. Et on s’arrange avec la réalité pour ne pas voir son échec. En fin de compte, la contradiction dans laquelle se débat l’international par rapport à Haïti est qu’il ne veut pas changer de politique, et qu’il n’arrive pas à changer le peuple haïtien.