Haïti : les dessous des gangs armées 

 

 

Renel Exentus, Ricardo Gustave et le Regroupement des Haïtiens de Montréal contre l’Occupation d’Haïti (REHMONCO), le 10 août 2020

 

Depuis plusieurs semaines, les organismes de défense des droits humains et d’autres associations de la société civile attirent l’attention sur le processus de création d’une fédération des gangs armées dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince et dans certaines villes du pays. Ils y voient une stratégie du pouvoir PHTK de contrôler totalement les élections à venir et de se perpétuer ainsi au pouvoir. En effet, si l’existence des gangs armées criminelles fait partie de notre quotidien depuis plusieurs décennies, l’initiative de leur fédération semble toutefois nouvelle. En général, elles sont dispersées et s’affrontent entre elles pour le contrôle de territoires.

Par ailleurs, la bourgeoisie dans ses différentes fractions et les officiels de l’État se servent régulièrement du service de ces groupes criminels pour maintenir un climat de terreur dans les quartiers pauvres des grandes villes du pays. Loin d’être un enjeu conjoncturel, ce choix relève d’une stratégie politique de l’État néocolonial en Haïti. L’État haïtien n’est plus en mesure de diriger sans l’aide des groupes criminels qui sèment la terreur dans les quartiers populeux des principales villes du pays. Dépourvu de toute légitimité, le pouvoir a recours ouvertement à la terreur pour soumettre les classes opprimées.

La propagande autour de la démocratie ne parvient plus à faire dormir les classes exploitées. En effet, l’expérience de la démocratie bourgeoise n’a fait qu’exacerber l’exclusion économique des classes laborieuses, de la paysannerie et des habitants des quartiers populaires. On a vu cette démocratie à l’œuvre au cours de l’occupation américaine (1915-1934) et pendant toute la période avant et après Duvalier, où les masses furent systématiquement exploitées et où les rébellions paysannes furent radicalement décimées, mais jamais disparues.

Toutefois, aujourd’hui, la lutte continue, et elle se radicalise dans la mesure où elle ne se limite pas à demander des réformes. Elle revendique le renversement total du statu quo. Ces revendications qui se manifestaient avec la plus grande clarté lors des émeutes de 2018-2019 ont fait trembler l’oligarchie mafieuse et ses représentants au pouvoir. Elles mettent également à nu le soutien des puissances impérialistes au statu quo dans le pays.

Objectivement, la prolifération des gangs armées constitue l’unique réponse de la bourgeoisie et du pouvoir à la crise. Cette strategie s’inscrit dans l’objectif non seulement de casser la mobilisation populaire mais aussi d’empêcher que le mouvement atteigne l’ensemble des quartiers pauvres des différentes villes du pays.

Avec l’appui de l’institution policière, les gangs armées ont perpétré les massacres les plus abominables contre les résidents pauvres des bidonvilles. Elles n’hésitent devant rien dans leur travail de destruction de la vie et d’avilissement de la personne humaine. Les enfants, les vieillards, les jeunes sont décapités, parfois torturés jusqu’ à la mort à coup de barre de fer, de pierres lorsque les gangs ne se contentent pas de les trouer de balles ou de les bruler vifs. En plus de la mort violente, les femmes font l’objet également de viols collectifs à répétition.

Par cette barbarie innommable, les tenants de l’oligarchie locale avec l’appui de leur tuteurs internationaux cherchent à frapper l’imaginaire des masses haïtiennes dans l’objectif de créer une psychose de peur au quotidien. Ils veulent enfermer les classes laborieuses et la paysannerie dans l’anomie en vue de neutraliser tout mouvement de contestation contre l’ordre social en Haïti.

Par ailleurs, cette initiative de fédérer les gangs témoigne d’une autre réalité : l’incertitude de la bourgeoisie locale et les grandes firmes multinationales à poursuivre l’exploitation à outrance des ouvriers.ères dans le secteur de la sous-traitance. Les cadres formels de répression de l’État néocolonial, dont la police, ne suffisent plus à maintenir la paix de cimetière. Le recours aux gangs, voire aux « gangs fédérées », répond à un problème structurel du maintien du capitalisme dépendant en Haïti. Il ne se limite pas seulement à l’agenda électoral du régime PHTK. Car les oligarchies locales sous l’égide des puissances impérialistes n’ont plus de légitimité à diriger le pays dans le cadre formel de la démocratie bourgeoise. Comme leurs programmes économiques et politiques sont de plus en plus contestés et injustifiés, la répression, les tueries de masses, par les gangs, deviennent de jour en jour le seul moyen de maintenir le statu quo.

Cette situation n’est pas un phénomène propre à la crise du capitalisme dépendant en Haïti. Elle fait partie d’une crise plus profonde à l’échelle mondiale. La montée des régimes à tendance fasciste en Amérique et dans plusieurs pays européens révèle le malaise des 1% des plus riches de continuer à maintenir le système d’exploitation capitaliste. Avant l’éclosion de la pandémie du coronavirus, le mouvement insurrectionnel des masses populaires dans les pays du Sud rejetait cet ordre social oligarchique.

Dans le cas d’Haïti, la classe dominante, avec l’appui de ses tuteurs internationaux, fait tout son possible pour annihiler le processus de construction du leadership des travailleurs et des quartiers populaires. La « fédération des gangs armées » constitue sa dernière carte.

Ce n’est pas un hasard si les puissances impérialistes soutiennent la mise en œuvre de ce nouveau mécanisme d’oppression et de répression. Sans la moindre retenue diplomatique, le bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH) a applaudi le choix de la BID (Banque Interaméricaine de Développement) d’allouer 40 millions de dollars américains pour le développement des projets sociaux dans les territoires strictement contrôlés par les gangs.

Cette situation nous montre clairement qu’il devient de plus en plus évident que l’avenir de notre pays dépend de l’organisation des classes populaires. Malgré les difficultés d’une telle initiative, difficultés aggravées aujourd’hui par la terreur des gangs, c’est le seul moyen pour faire avancer la lutte du peuple, et, par-delà, de construire l’avenir de notre pays. Pour nous, il est évident que la classe politique traditionnelle doit être exclue de cette lutte, y compris les partis réformistes de tout acabit qui prônent la réconciliation et le changement uniquement par les élections. C’est au prix de cette lutte radicale contre l’ordre néocolonial que nous pouvons jeter les bases d’une nouvelle société sous le leadership des travailleurs.