Haïti : pouvoir politique et pandémie

Laënnec Hurbon, Médiapart, 10 juin 2020

 

 La gestion en Haïti de la pandémie du Covid-19 est marquée par des cafouillages, des contradictions, des incohérences qui manifestent bien des difficultés du gouvernement haïtien à se faire passer pour un pouvoir engagé dans la protection des vies humaines.

L’étude publiée récemment (4 Juin 2020) par la plateforme franco-haïtienne dans Mediapart en fait foi. Elle souligne les faiblesses structurelles du système hospitalier haïtien : 1 médecin pour 10 habitants,  des hôpitaux dépourvus de tout, des centres de santé peu fréquentés et disposant en tout d’un millier de lits  alors qu’il en faudrait 7000. Le gouvernement parvient à trouver de l’aide du FMI, de la banque mondiale. Tests, masques, lits et respirateurs artificiels  sont commandés, mais la distribution est chaotique.

Le covid-19 est arrivé dans un contexte économique catastrophique : 40% de la population (soit environ 4 millions d’habitants) sont sous le coup d’une famine, l’inflation galope et atteint environ 25%, et l’économie informelle qui domine la vie quotidienne  rend problématique toute décision de confinement contre l’expansion de la pandémie sans un accompagnement social conséquent. Aucune possibilité n’est offerte pour un contrôle de l’utilisation de l’aide. C’est qu’à la vérité, le Président de la république gouverne sans parlement depuis un an et n’a pu disposer que d’un premier ministre de facto, sans avoir réussi à réaliser les élections législatives en 2017. A la crise sanitaire s’ajoute donc une crise politique très grave qu’on ne peut comprendre sans interroger les orientations actuelles du gouvernement haïtien.

Tout d’abord  dans les classes populaires, toute information venant du président de la République, Jovenel Moise, sur l’existence du Covid-19 est considérée comme suspecte sinon fausse, tant on était accoutumé à des promesses jamais réalisées. Du coup, on a commencé par un déni sur l’existence du virus en Haïti. Dans plusieurs  provinces comme Jacmel, Gonaïves  et dans la capitale elle-même des groupes divers se disaient prêts a empêcher par la violence  tout projet d’installer des centres de dépistage ou de réception de contaminés. Mais plus le pays s’avance vers le pic de l’épidémie à grandes enjambées – plus de 3500 contaminés et plus de 50 morts,- plus la majorité de la population se plie devant la réalité.

Les experts prévoient  pas moins de 20 000 morts si les moyens ne sont pas mis œuvre pour stopper la progression de l’épidémie. Or l’inquiétude grandit quand on observe comment Jovenel Moise, gouvernant par décret, enroule autour du Covid-19 ses propres intérêts politiques personnels.

Bien avant les nouvelles de la pandémie, l’opposition (regroupant plusieurs partis politiques et syndicats) réclamait le départ immédiat du Président Moise. Il lui est reproché notamment son implication dans la vaste dilapidation (réalisée par le gouvernement de Martelly 2011-2016) de 4 milliards 200 millions de dollars US, prêt offert par le gouvernement de Chavez du Venezuela, appelé Fonds Petrocaribe, comme une aide  spéciale pour sortir enfin Haïti de la pauvreté.

Implication clairement établie dans les rapports de la Cour supérieure des comptes, qui  donne à voir que le Président lui-même n’a aucun intérêt à favoriser  la moindre enquête sur la corruption. Nous aimerions attirer l’attention sur la double stratégie appliquée par le Président haïtien dans son effort désespéré pour rester accroché au pouvoir : la tolérance  pour des gangs armés et l’utilisation de la pandémie pour restreindre les droits humains fondamentaux.

 De la violence

Le président Jovenel Moise ne s’est pas contenté de lancer des gaz lacrymogène contre toute manifestation légale ou spontanée. Plusieurs militants meurent par balles, pendant que des voitures sans plaque d’immatriculation circulent en toute impunité.  Mais demeure plus important encore le massacre organisé dans l’un des plus grands bidonvilles de la capitale (300.000 habitants environ) le 13 novembre 2018, qui a produit environ une soixantaine de morts par balles et dont les maisons ou cases ont été incendiées. Ce massacre a été documenté  dans les rapports des associations des droits humains ( RNDDH ou Réseau national des droits humains –rapport A2018No10- ). Un rapport de l’ONU parle d’un massacre d’Etat. En effet, la stratégie du gouvernement consistait à rendre difficile la participation des habitants de ce bidonville à une manifestation annoncée pour le 18 novembre. Le massacre a lieu justement 5 jours avant.

On aura appris finalement que celui qui dirigeait le massacre est un ancien policier dénoncé non seulement par les rumeurs publiques, mais aussi par les media et les associations de droits humains. Il poursuit librement ses activités criminelles dans la zone, malgré un mandat d’arrêt de février 2019 jamais exécuté. C’est qu’il est adossé par différentes personnalités du pouvoir (député, délégué départemental, agent du ministre de l’intérieur).

On peut comprendre que le contexte d’impunité est alors favorable à la multiplication des massacres sous la présidence de Jovenel Moise : massacre dans les bidonvilles (le 24 avril 2019 à Carrefour-feuille : 9 morts) ; au Bel-Air  (du 4 au 8 novembre 2019 : 24 morts et 28 maisons incendiées). Depuis au moins deux ans, une floraison de gangs armés (pas moins d’une centaine) bloquent la circulation vers les provinces du Sud comme vers celles du Nord, ils dominent tous les points stratégiques du pays et mettent les passagers des transports publics et des voitures privées dans la plus grande insécurité : kidnappings, viols, vols, détournements de camions de marchandises sont monnaie courante. Au moment où nous écrivons, le tourisme est mort en Haïti pour les étrangers comme pour les nationaux. Comme si le pays se rapprochait de plus en plus de l’image de la Somalie. C’est dans ce contexte que le Président Jovenel, sous la protection de l’OEA, l’ambassade américaine, de l’ONU, et l’Union européenne, prétend  organiser les élections.

 Élections, pandémie et gangs armés

La crise politique semble connaitre un relatif répit avec l’entrée de la pandémie en Haïti. Pour le Président de la république, c’est une véritable aubaine qu’il reçoit entre les mains. Les partis et groupes de l’opposition semblent se résigner à accepter la fin de mandat présidentiel pour le 7 février 2021 et non pour le 7 février 2022.

En effet  l‘article 134-2 de la Constitution,  appliqué par son prédécesseur, le président Martelly et qu’en outre Jovenel Moise a appliqué pour les députés (restés 3 ans au lieu de 4 ans) déclare : « Au cas où le scrutin ne peut avoir lieu avant le 7 février, le président élu entre en fonction immédiatement après la validation du scrutin et son mandat est censé avoir commencé  le 7 février de l’année de l’élection ». Telle est la lettre de la Constitution, et tel est le cas du mandat ( de 5 ans) de Jovenel Moise censé avoir commencé sa présidence le 7 février 2016 ( année de son élection). Le président s’arrange pour ne pas suivre ce prescrit de la Constitution,  prétend laisser le pouvoir le 7 février 2022 et ouvre ainsi une crise politique lourde de nouvelles violences.

Son appui principal, Il l’a cherché auprès de l’OEA et il l’a trouvé. Pourquoi donc  trouve-t-il  si prestement cet appui ? La réponse, nous l’avons dans le vote favorable de Jovenel Moise contre Maduro à l’OEA. Le vote qui suffit pour faire du président haïtien le bon « démocrate » ( au sens de Trump) à maintenir au pouvoir par tous les moyens, y compris en ignorant les prescrits de la Constitution haïtienne. Le champ est désormais libre pour organiser des élections législatives  sous le contrôle des gangs armés. De la pandémie, le gouvernement pourra faire un usage politique dont la critique sera facilement décrédibilisée.

Les mesures prises par l’état d’urgence décrété en vue de limiter la propagation du Covid-19 sont considérées comme totalement inapplicables selon les experts, dont celui du juriste Bernard Gousse (dans le journal Le Nouvelliste du 3 juin 2020). Qu’il suffise de citer l’article qui mentionne l’interdiction de réunion au-delà de 5 personnes en milieu clos ou ouvert : ce qui provoque une véritable hilarité dans les familles haïtiennes ou même dans les hôpitaux et les bureaux publics.

Concrètement, il s’agissait pour le gouvernement de prévenir toute tendance à des manifestations d’opposants, le virus tenant lieu de toute raison pour suspendre les libertés fondamentales. Ainsi par exemple, le coordonnateur du RNDDH (réseau national des droits humains en Haïti) est sous persécution : mandat et tirs de nuit ( en plein couvre- feu décrété à cause du virus)  sur le local du centre ; en même temps, les prisons sont remplies au trois quart de prisonniers en détention préventive depuis plusieurs années (sans être  présentés à un juge), avec 118 décès rien qu’entre janvier et octobre 2018.

On a en dernière instance l’impression que le gouvernement de Jovenel Moise, rejetant tout recours même à une caricature ou à une apparence de démocratie, choisit de placer la population  sous le gouvernement de bandits. L’appétit pour les armes est tellement glouton qu’il cherche à implanter une usine de fabrication d’armes et de munitions : autorisation hâtive et illégale (voir Le Moniteur du 19 novembre 2019) est donnée à une entreprise (la HOFSA, Haïti ordonnance Factory SA) à laquelle participe comme actionnaire un policier du palais national. Ce  projet est conçu à un moment où chaque chef de gang s’appelle commandant et possède des armes de guerre plus importantes parfois que celles de la police. On s’aperçoit que l’intérêt du Président  pour la lutte contre le Covid-19, comme pour le développement et la démocratie est à son plus bas niveau en Haïti, pendant que le Core group (dont font partie Trump et Bolsonaro), l’OEA et la BINUH (Bureau des nations unies en Haïti) ne cessent de voir en Jovenel Moise le bon choix pour sortir le pays de la crise sanitaire et de la crise politique. Ce sont ces pratiques proprement coloniales qu’il conviendrait désormais d’interroger.

Laënnec Hurbon, sociologue,  directeur de recherche honoraire au CNRS et professeur à la Faculté des sciences de l’Université d’Etat d’Haïti. Dernier ouvrage paru : Esclavage, religion et politique et Haïti, éditions de l’Université d’Etat d’Haïti, 2018 ( en réédition aux Presses Universitaires de Lyon).