Philippe Couton, 13 octobre 2021 (crédit photo REUTERS)
On pourrait penser que le point le plus bas de la sordide et tragique histoire de Guantamo Bay remonte aux premières années du présent siècle, qui virent cette « prison militaire » héberger des centaines de « combattants », incarcérés sans procès et subissant humiliations et tortures. Mais que dire alors des 12 500 Haïtiens enfermés dans ce même camp au début des années 1990, dans des conditions souvent pires que celles de leurs infortunés successeurs ?[1] Fuyant la dictature et le chaos politique, ils se retrouvent enfermés, harcelés et maltraités par les forces militaires du pays dont ils espéraient leur salut. Un épisode bien vite gommé de la mémoire collective, aux États-Unis comme ailleurs, énième symbole des oubliettes de l’histoire dans lesquelles on semble vouloir confiner Haïti.
Ce n’est donc pas la surprise, mais la colère renouvelée et un profond désarroi que suscitent les choquantes photos et vidéos de garde-frontières américains fouettant et pourchassant du haut de leurs montures d’autres Haïtiens tentant, la semaine dernière, trente ans après la « crise migratoire » de 1991, de trouver refuge aux États-Unis.[2] Hommes, femmes, enfants, tous épuisés et terrifiés, peu importe. Scènes d’un autre siècle, rappelant bien entendu la chasse aux esclaves et le prélude au lynchage. Suivies de déportations sommaires sans autre forme de procès pour une grande partie de ces migrants. Et puis, au cas où certains n’auraient pas compris, suivent les explications du gouverneur du Texas, félicitant ces gardes-frontières pour leur loyale protection de leur pays[3].
Deux constats doivent s’imposer à qui contemple cet affligeant spectacle. Le premier sur le sort que continue de réserver le monde, les États-Unis en tête, le Canada, la France et beaucoup d’autres pas loin derrière, aux Haïtiens. Peuple révolutionnaire, premier abolitionniste de l’horreur absolue que fut l’esclavage de masse, auteur d’une des grandes cultures mondiales[4], Haïti ne semble pourtant pas pouvoir coexister dans l’imaginaire mondial avec les grandes nations européennes et mondiales. Ce constat n’est pas nouveau, mais combien d’autres cowboys en mal de fouetter du migrant faudra-t-il pour qu’il s’impose ? La deuxième conclusion doit être la nécessité de mettre un terme à l’excuse que sont les soi-disant « crises migratoires » à toutes les atrocités que nous connaissons trop bien. Noyades, refoulements, camps, barbelés, déportations massives, etc. : les droits humains les plus élémentaires semblent inapplicables à ceux dont le seul crime est de chercher refuge.[5] Les migrants sont le dernier épouvantail des fascistes, tout simplement. Comment des pays dont les budgets militaires se comptent en milliards osent-ils prétendre qu’ils ne peuvent pas, à tout le moins, traiter ces migrants avec dignité et compassion ?
[1] Voir l’excellent site Guantánamo public memory project, https://gitmomemory.org/timeline/haitians-and-gtmo/
[2] https://www.liberation.fr/international/amerique/migrants-chasses-par-des-gardes-frontieres-texans-a-cheval-les-photos-qui-indignent-lamerique-20210922_WYT5M63XLVCUNGRA6MTGJRP7ZI/
[3] https://www.washingtonpost.com/nation/2021/09/27/texas-governor-greg-abbott-promises-border-patrol-agents-jobs/
[4] Un exemple parmi tant d’autres, la romancière Emmelie Prophète, dont l’œuvre, reconnue dans le monde francophone, est infusée de l’histoire de son pays. «Haïti est née du refus d’accepter la plus grande violence qui puisse être exercée sur des hommes et des femmes: l’esclavage.» https://l-express.ca/emmelie-prophete/
[5] Janvieve Williams Comrie, Janvieve. 2021. “Haitian Rights Are Migrant Rights” AfroResistance. Sept 24, 2021. https://www.afroresistance.org/post/afroresistance-haitian-rights-are-migrant-rights