Inde : la répression se déchaîne

CÔME BASTIN, Médiapart, 20 août 2020

Militants, professeurs, étudiants… Ils sont de plus en plus nombreux derrière les verrous de la plus grande démocratie du monde. Pour faire taire les dissidents, la loi antiterroriste UAPA permet d’incarcérer sans procès ni perspective de libération. Son utilisation a explosé sous Narendra Modi et s’accélère encore avec le Covid.

 

Bangalore (Inde).– Quand reverra-t-il la lumière du jour ? Le 7 août, le professeur d’anglais Hany Babu a été emprisonné. Il est la treizième personne arrêtée dans le cadre des émeutes de Bhima-Koregaon, des affrontements entre hautes et basses castes dans le Maharashtra, remontant à 2018. Aucun n’est sorti de prison.

Les larmes aux yeux, Jenny Rowena raconte : « De bon matin, la police a frappé chez nous. Sans mandat de recherche, ils ont saisi l’ordinateur de mon mari ainsi que plusieurs livres autorisés. Plus tard, l’Agence nationale d’enquête l’a convoqué à Mumbai et il s’y est rendu naïvement, sans même prendre d’affaires. Ils ont prétendu avoir trouvé dans l’ordinateur des lettres de maoïstes dont nous n’avions jamais entendu parler ! Je ne sais pas si je le reverrai. »

Hany Babu a été emprisonné sous l’UAPA (Unlawful Activities Prevention Act). Une loi en principe antiterroriste mais dont beaucoup d’organisations affirment qu’elle est aujourd’hui dévoyée pour faire taire, sans procès, quiconque s’oppose au régime. Ce professeur est la treizième personne arrêtée dans le cadre des émeutes de Bhima-Koregaon, des affrontements entre hautes et basses castes dans le Maharashtra, remontant à 2018. Aucun n’est sorti de prison.

S’il est connu pour être un défenseur des intouchables, Hany Babu n’a même pas participé aux manifestations. Sa faute ? Avoir demandé la libération de Varavara Rao, un poète de 80 ans emprisonné en août 2018 sous l’UAPA dans cette affaire, aujourd’hui atteint du Covid-19. Jeudi 13 août, six étudiants manifestant pour la défense de Hany Babu ont été arrêtés par la police (pour non-respect des règles de distanciation physique).

Manifestation contre l'UAPA à New Delhi le 30 août 2018. © Chandan Khanna/AFPManifestation contre l’UAPA à New Delhi le 30 août 2018. © Chandan Khanna/AFP

Les émeutes de Bhima-Koregaon ne sont qu’un des nombreux dossiers sur lesquels la justice indienne fait pleuvoir les arrestations « antiterroristes ». En tête de liste figurent les manifestations géantes ayant eu lieu à Delhi avant la pandémie. De nombreux Indiens ont, à l’époque, protesté contre des lois jugées discriminatoires à l’égard des musulmans. Lors d’affrontements avec les partisans du gouvernement, trente-six musulmans et quinze hindous ont trouvé la mort. Des quartiers entiers ont été brûlés, principalement musulmans.

Depuis la pandémie, les leaders de la contestation sont poursuivis sous des charges vagues : slogans dissidents, échanges avec untel, distribution de nourriture… En avril, Shifa Ur Rehman, président de l’association des étudiants de la célèbre université Jamia Millia Islamia, a été emprisonné sur la base de messages WhatsApp.

Le même mois, Meeran Haider et Safoora Zargar, deux étudiants de la même université, ont, eux aussi, été arrêtés pour avoir promu « l’hostilité entre différents groupes pour des raisons de religion et d’émeutes ». Safoora Zargar a été libérée parce qu’elle est enceinte.

La police a aussi ouvert une plainte contre X permettant d’arrêter étudiants, professeurs, avocats ou simples participants aux manifestations contre les lois. « On isole vingt secondes d’un long discours, on les sort de leur contexte et cela suffit pour être incarcéré », témoigne un étudiant qui préfère rester anonyme après qu’un UAPA a été déposé contre lui.

« La stratégie du gouvernement est claire, juge Apoorvanand, professeur engagé à gauche de l’Université de Delhi, qui s’est vu confisquer son téléphone après un interrogatoire de la police. Faire passer les manifestants pour les organisateurs des violences de février et, plus généralement, tous les opposants à l’État pour des terroristes. »

Kapil Mishra, un dirigeant du parti hindou BJP, qui a appelé lors des affrontements à « tirer sur les traîtres à la nation », est, lui, toujours libre.

Au-delà de la légitimité des arrestations, c’est sur le plan législatif que l’emploi de l’UAPA est problématique, juge Jayna Kothari, directrice du Centre d’étude de la loi, à Bangalore. « Cette loi antiterroriste permet d’incarcérer préventivement sans procès pour 180 jours, ce qui est déjà énorme. Mais, dans les faits, cette période n’est même pas respectée. »

Les motifs d’incarcération sous l’UAPA sont, par ailleurs, très vagues. Tout individu ou organisme qui « met en question la souveraineté de l’Inde » ou provoque une « désaffection à l’égard de la nation » en est passible. « Mais qu’est-ce que cela veut dire ?, interroge Jayna Kothari. Lorsque nous étions jeunes, nous avons tous participé à des manifestations contre telle ou telle loi. Est-ce faire preuve de désaffection envers son pays dans une démocratie ? »

Depuis l’élection du premier ministre Narendra Modi, en 2014, le recours à l’UAPA donne le tournis« De 2010 à 2014, l’UAPA était utilisé 10 fois par an [sous l’appellation de Terrorist and Disruptive Activities Act, une loi similaire – ndlr]. Mais en 2014, on trouve 966 cas. En 2015, 897. En 2016, 922. En 2017, 901. Puis, en 2018, hausse sensible avec 1 182 utilisations de la loi. Nous n’avons pas encore les chiffres pour 2019 et 2020, mais il y aura sûrement une augmentation », énumère Jayna Kothari, à partir des données officielles du Bureau national criminel.

Pour Amnesty International India, cette augmentation ne fait pas de doute. Alors que le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a appelé à libérer, en cette période de pandémie, « les personnes détenues sans bases légales suffisantes, en particulier les prisonniers politiques », le gouvernement indien fait le contraire. « Depuis avril, les arrestations contre les journalistes, activistes, avocats ou étudiants se multiplient en Inde », explique Avinash Kumar, directeur exécutif de l’ONG.

Dans les faits, il est rare de pouvoir sortir de prison après être enfermé pour UAPA. « En 2018, deux mille procès étaient en cours, mais seuls 125 se sont tenus et 34 ont donné lieu à une condamnation, détaille Avinash Kumar. Cela veut dire que seulement 2 % des affaires aboutissent effectivement à une peine. » Avec l’UAPA, « la peine ne réside pas dans le procès, mais dans l’attente », résume Kavita Krishnan, militante des droits des femmes et figure du Parti communiste indien.

Les hautes cours indiennes peuvent théoriquement intervenir pour libérer les accusés, mais sont frileuses, explique la militante. « Les juges savent bien que les charges sont la plupart du temps ridicules et anticonstitutionnelles. Mais ils n’osent pas s’opposer aux fables terroristes fabriquées par le gouvernement, comme dans l’affaire de Bhima-Koregaon, où seules les basses castes sont sous les verrous. »

En plus d’être antidémocratique, cette répression « met la vie des activistes en danger en les enfermant dans des prisons bondées qui sont des foyers du Covid-19 », poursuit Avinash Kumar. Et de citer le cas iconique d’Akhil Gogoi, un paysan de l’Assam engagé contre la corruption et certains projets industriels, accusé de « maoïsme » et de « sédition ».

Derrière les barreaux depuis deux ans après un UAPA, il a contracté le Covid. Mais, le 16 août, l’Agence nationale d’enquête a refusé sa libération au motif que les charges qui pesaient contre lui n’étaient « pas complètement improbables ».

Pour Kavita Krishnan, comme pour beaucoup d’activistes, le Covid est instrumentalisé. « La grande peur du gouvernement est de voir se reformer un mouvement de contestation comparable à celui de février une fois les restrictions de rassemblement levées. La contestation ne peut se faire qu’en ligne, c’est donc le moment idéal pour arrêter les voix dissidentes en toute impunité. »

Sur Internet, la répression fait rage aussi. En juillet, les sites de trois mouvements écologistes ont été bloqués, là encore sous l’UAPA. Dans le Cachemire, trois journalistes ont été accusés de publications « antinationales » en avril. L’un d’entre eux a été arrêté.

En conséquence, la peur s’installe. « Tous les activistes savent qu’ils doivent désormais être très prudents dans leurs prises de paroles, affirme Kavita Krishnan. Nous sommes de moins en moins nombreux à signer des textes ou nommer des gens afin de ne pas mettre nos partenaires indiens en danger », confirme, de son côté, une responsable d’ONG internationale.

Presque un an après la révocation de l’autonomie du Cachemire et la répression qui s’est ensuivie, la fête de l’Indépendance indienne s’est ouverte ce 15 août sous tension. C’est le jour qu’a choisi Amnesty International India pour lancer une campagne pour le « droit à la dissidence ».Covid oblige, elle incite les citoyens à dénoncer l’explosion des incarcérations politiques en Inde… sur leurs masques et par des mots-dièse. « Il s’agit de rappeler au gouvernement que la Cour suprême de l’Inde a déclaré en 2018 que la dissidence était la soupape de sécurité d’une démocratie », explique Avinash Kumar.

En attendant, le gouvernement a lancé un Comité pour la refonte des lois criminelles. Si le contenu des réformes reste encore ouvert, les pistes évoquées inquiètent. « Les confessions obtenues devant un agent de police pourraient devenir des preuves de condamnation suffisantes », estime V. Suresh, avocat et secrétaire général de l’Union pour les libertés civiles, alors que des cas de torture envers les détenus arrêtés sous l’UAPA ont été dénoncés par plusieurs avocats.

« Organiser une consultation publique sur un tel sujet, au moment où le gouvernement enferme les dissidents et où la pandémie muselle la société civile, est insensé », juge Avinash Kumar. Soixante-neuf avocats ont, eux, dénoncé la composition du comité (cinq hommes juristes), comme non représentatif des genres, castes, régions, religions et ethnies de l’Inde. Le ministre de l’intérieur, Amit Shah, affirme qu’il s’agit de faire de l’Inde « une démocratie moderne où la justice agit rapidement ». De quoi être rassuré.