Internationalisme et altermondialisme

Nous vivons une période de fortes incertitudes. Les contradictions s’exacerbent et confirment un tournant dans l’histoire du monde.

Après la crise de 2008, la montée des idéologies racistes, sécuritaires, xénophobes ainsi que la vague des guerres décentralisées ouvre une période de contre-révolutions. Le néolibéralisme, dans une phase austéritaire, durcit sa domination et renforce son caractère sécuritaire appuyé sur les répressions et les coups d’état. Des gouvernements réactionnaires et autocratiques ont pris le pouvoir dans plusieurs pays. Plusieurs contre-révolutions conservatrices ont en cours.

En 2019, 47 pays, un quart des pays de la planète, ont connu des révoltes civiles et des manifestations massives qui continuent en 2020[1][1]. Rappelons la phrase prémonitoire de Gramsci en 1937, le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.

Des changements profonds construisent le nouveau monde et préfigurent les contradictions de l’avenir. Proposons d’identifier cinq mutations en cours. La révolution des droits des femmes remet en cause des rapports de domination millénaires. La révolution des droits des peuples, la deuxième phase de la décolonisation, après l’indépendance des États, met en avant la libération des peuples et interroge les identités multiples et les formes de l’État-Nation. La prise de conscience écologique est une révolution philosophique, qui repose publiquement l’idée que nous vivons dans un temps et un espace qui ne sont plus infinis. Le numérique renouvelle le langage et l’écriture et les biotechnologies interrogent les limites du corps humain. Le bouleversement du peuplement de la planète est en cours ; les migrations sont un des aspects d’une révolution démographique mondiale. Ce sont des révolutions inachevées et incertaines. Rien ne permet d’affirmer qu’elles ne seront pas écrasées, déviées ou récupérées. Mais rien ne permet non plus de l’affirmer. Pour l’instant, elles provoquent des refus et de grandes violences et permettent aux monstres de surgir.

L’exacerbation des contradictions écologiques, sociales, démocratiques et géopolitiques renforce l’hypothèse d’une crise de civilisation. Ce que révèle la pandémie de coranovirus covid19, c’est la faible résilience du système international, particulièrement occidental, à un événement imprévu d’ampleur. Un livre récent[2][2] rappelle le rôle des épidémies, la peste, et du climat, les éruptions volcaniques,      au IIIème siècle dans la première chute de l’empire romain, confronté à ses crises économiques et géopolitiques. La rupture écologique conduit à réfléchir à ce qu’implique une crise de civilisation, sans tomber dans les peurs millénaristes, mais en prenant la mesure des bouleversements qui en résultent.

Il est essentiel de comprendre les changements en gestation pour les mouvements, pour les sociétés et pour la société mondiale[3][3]. Une nouvelle génération de mouvements sociaux porteuse d’une nouvelle culture générationnelle se cherche[4][4]. Ce qu’il y a de commun aux différents mouvements c’est le refus des inégalités sociales et des discriminations et le rejet de la corruption. En cela, les mouvements sociaux sont porteurs d’une contre-offensive contre l’idéologie dominante de la mondialisation néolibérale.

Les nouveaux mouvements sociaux sont des mouvements politiques. Ils assument la méfiance par rapport aux institutions politiques et particulièrement par rapport aux partis politiques. La recherche d’une nouvelle synthèse, ou à tout le moins d’une meilleure articulation entre la forme mouvement et la forme parti est à l’ordre du jour.

Elle est liée à la remise en cause de la stratégie anciennement dominante de transformation sociale : créer un parti, pour conquérir l’État, pour changer la société. Ce qui est en jeu, c’est la définition d’une nouvelle stratégie de transformation politique. C’est sur la démocratie que le défi est le plus difficile à relever. C’est pour inventer de nouvelles formes de démocratie qu’une révolution philosophique et culturelle est nécessaire.

Cette révolution encore souterraine, mais dont les mouvements localisés, massifs et répétés, forment les principaux points d’accroche, est portée par l’idée partagée à l’échelle mondiale que les inégalités, les injustices, l’arbitraire et la corruption sont insupportables. Et que la révolte pour ne plus les supporter est légitime. D’autant plus légitime qu’il s’agit de l’avenir de l’humanité elle-même, confrontée à une crise climatique et écologique majeure que les pouvoirs en place refusent de prendre en compte. Les révoltes ne sont pas seulement des soulèvements de refus. Les révoltes deviennent des révolutions quand des issues apparaissent possibles. Si les inégalités et les injustices sont devenues insupportables et inacceptables, c’est aussi parce qu’un monde sans inégalités et sans injustices apparaît possible.

Les propositions dépendent des situations mais elles nécessitent aussi une réflexion stratégique horizontale à l’échelle mondiale. Il s’agit d’articuler trois moments stratégiques en fonction des horizons temporels.

La stratégie immédiate est celle de l’urgence et de la résistance qui s’oppose à l’idéologie dominante raciste, sécuritaire et xénophobe. Elle propose la contestation du capitalisme, y compris du capitalisme vert et du néolibéralisme autoritaire, le refus de la marchandisation de la Nature et du vivant, l’effectivité des droits et des libertés.

La stratégie de long terme est celle des alternatives, pour un autre monde possible impliquant le dépassement de la mondialisation capitaliste néolibérale. Il s’agit d’un accès aux droits fondamentaux pour toutes et tous et d’une co-construction d’un nouvel universalisme. Elle s’appuie sur les concepts en définition, les biens communs, le buen-vivir, la propriété sociale et collective, la gratuité et les services publics, la démocratisation radicale de la démocratie, etc. C’est un projet à inventer pour que le dépassement du capitalisme ne se traduise pas par de nouvelles formes de domination.

Les stratégies de moyen terme, pour les décennies à venir, définissent les étapes pour la transformation sociale, écologique, démocratique, géopolitique et les politiques à engager. Il peut-être celui de la prospérité sans croissance et du Green New Deal. Il comprend un nouveau système international et se décline suivant les situations. Un exemple en est donné par la proposition de Green New Deal développée, dans le cas des Etats-Unis, par Alexandria Ocasio Cortiz pour un socialisme démocratique.

Dans l’immédiat, il est urgent de relier l’altermondialisme et l’internationalisme. L’altermondialisme est construit par la diversité et la convergence des mouvements sociaux et citoyens ; il entre dans une nouvelle phase[5]. L’internationalisme avait le souci des capacités d’organisation, de la spécificité du politique, de l’articulation des échelles du local, au national et au mondial. Il est à réinventer.

Cette démarche stratégique rappelle l’importance des périodes révolutionnaires mais n’en attend pas un changement magique. Les révolutions permettent d’accélérer l’évolution, elles inventent de nouvelles voies, elles n’annulent pas le temps long de l’Histoire.


[1] Verisk Maplecroft report

[2] Kyle Harper, The Fate of Rome, Ed Princeton University Press 2017 ; version française Comment l’Empire romain s’est effondré, Ed La Découverte 2019.

[3] Zeynep Tufekci, Twitter and tear gas : the power and fragility of networked protest, Yale University Press, 2017 ; Twitter & les gaz lacrymogènes : Forces et fragilités de la contestation connectée Ed C&F contact@cfeditions.com  

[4] Gustave Massiah, les mouvements sociaux à l’ère du numérique, Ed C&F, 2019 – Os movimentos sociais na era digital, Le Monde Diplomatique Brazil, fev 2020 

[5] GTN_WSF Massiah

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Gustave Massiah
Gustave Massiah est un militant et intellectuel français, figure de proue de l'atlermondialisme, fervent défenseur de l'écologie et de la justice sociale. Sur le plan des droits humain, il intervient surtout dans les domaines de la solidarité internationale. Il a participé à la création du CEDETIM, Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale, de IPAM, Initiatives pour un autre monde, et du CICP, Centre international des cultures populaires qui est une maison d’associations qui regroupe 85 associations de solidarité internationale. Il a soutenu, dès les années 1950, les luttes de libération au Vietnam, en Algérie, en Afrique du Sud, dans les colonies portugaises. Il a été secrétaire général des comités Chili. président du Centre de recherche et d'information sur le développement (CRID) de 2002 à 2009 et vice-président d’Attac de 2001 à 2006. Membre du Conseil international du Forum Social Mondial depuis 2000, secrétaire général de la Ligue Internationale pour les droits et la Libération des Peuples, membre du Tribunal Permanent des Peuples ; rapporteur à la session sur la dette à Berlin en 1988, membre du jury au Mexique sur les assassinats de journalistes, en 2012 ; membre du jury du Tribunal Russell sur la Palestine de 2010 à 2013, à Barcelone, Londres, Le Cap, New York et Bruxelles.