Irak : les rues jonchées des souvenirs des morts

La pompe à eau siffle dans le vide ce soir. L’Irak, le pays des deux fleuves, a soif. Quelques gouttes à peine s’écoulent du robinet dans la cuisine de la résidence de ma famille à Bagdad.

Le courant est également coupé et les groupes électrogènes privés rugissent jusque tard dans la nuit. La tranquillité qui berçait jadis les ruelles de Bagdad, où ses habitants pouvaient dormir sur les toits durant les chaudes nuits d’été, a disparu depuis bien longtemps. Tout comme la sécurité qui leur permettait de le faire dans une vie désormais lointaine, à peine visible derrière les épais panaches de fumée émanant d’un passé violent qui continue de brûler dans la mémoire collective des Irakiens.

« La nuit irakienne est longue », a écrit un jour le poète palestinien Mahmoud Darwich dans un poème destiné à son compère irakien Saadi Youssef. Dans son propre poème prophétique, « Une vision », Saadi Youssef a écrit : « Cet Irak atteindra le bout du cimetière / Il enterrera ses fils en rase campagne / Génération après génération / Et il pardonnera à son despote. » *

Plus de deux décennies se sont écoulées depuis que le regretté Saadi Youssef a écrit ces lignes en 1997, et l’Irak enterre toujours ses fils, génération après génération.

Alors que les derniers hélicoptères militaires déchirent le ciel de Bagdad et regagnent leurs camps, tandis que l’écho chantant du dernier verset du Coran récité dans les mosquées voisines s’estompe dans les ruelles sinistres, où des mères angoissées pleurent leurs fils disparus, la nouvelle du nombre de morts de la journée nous parvient.

C’est pendant la nuit qu’arrivent les rapports sur les frappes aériennes, les attaques terroristes et les tirs de roquettes des milices.

Cette anarchie est rendue possible par cette même défaillance meurtrière qui pousse des jeunes malheureux à se pendre ou à se jeter des plus hauts ponts de villes qui apparaissent rarement sur les écrans de télévision en Occident, bien qu’elles soient bombardées par des armées occidentales.

Des opportunistes occidentaux

Grandir en Irak est quelque chose de traumatisant. Être un auteur irakien, c’est mettre sa vie en danger. Je regarde le répertoire quotidien de la misère mortelle, mais face à une série sans fin d’assassinats et d’actes d’intimidation, je choisis d’étouffer ma plume. J’étouffe, je hurle intérieurement des mots que je ne peux écrire.

Dans l’Irak d’aujourd’hui, il faut « manger et gazouiller ». Ceux qui ne sont pas satisfaits de vivre avec des miettes et qui s’écartent du troupeau sont fauchés en plein jour, exécutés par des tireurs « inconnus » devant leur porte sous l’œil de caméras de vidéosurveillance.

Cette brutalité me fait réfléchir à deux fois avant d’écrire le moindre mot sur l’Irak – si tant est qu’un média considère le point de vue d’un autochtone comme digne d’être publié.

L’Irak est après tout une destination de rêve pour de nombreux opportunistes occidentaux que les perspectives d’une nouvelle ouverture dans le sud font déjà saliver. Non seulement nous, êtres inférieurs, ne pouvons pas voyager et travailler dans leurs pays aussi facilement, mais nous ne trouvons pas non plus d’opportunités égales dans nos propres pays.

Ils construisent leurs carrières non seulement sur nos souffrances, mais aussi sur nos idées, nos conseils et nos récits évocateurs.

Pendant que ces touristes indolents, généralement détachés de la rue, occupent des emplois qui nous sont habituellement inaccessibles et écrivent des textes clivants tout en restant au chaud dans des bureaux situés dans un ghetto sur les rives du Tigre, nous, auteurs locaux, prions pour que nos e-mails reçoivent une réponse de rédacteurs étrangers spécialistes du Moyen-Orient tout aussi ignares.

Mais à en juger par les récits « à succès » recyclés et ennuyeux qu’ils jugent « géniaux », ces derniers semblent avoir eu du mal à écrire une carte postale pendant leur séjour « sur le terrain » sans l’aide de « collègues » locaux qu’ils gardent dans leur ombre.

Comment trouver les bons mots ?

Alors quand écrire devient à la fois un acte dangereux et un luxe inaccessible, je marche. Chaque soir, j’enfile une paire de chaussures usées et j’erre seul dans les ruelles de Bagdad.

Ce que propose l’Irak d’aujourd’hui me poignarde dans les yeux et me coupe la parole. Comment trouver les bons mots face à une telle tragédie ?

Je ne reconnais plus ces rues dans lesquelles je jouais aux billes avec mes amis avant de détaler sous les balles. Ou est-ce moi qui suis étranger ? J’ai l’impression d’en être un à Bagdad, une ville où les miliciens et les escrocs en costume soigné s’enrichissent, et où des jeunes martyrs placardés sur des affiches fixent du regard les vivants qui les suivront bientôt au cimetière de Nadjaf, soit dans un cercueil, soit pour y enterrer des proches ou des amis – tout cela par la faute de criminels de guerre tels que Donald Rumsfeld et consorts.

C’est le cœur lourd que je marche dans les rues de Bagdad, triste d’être arrivé trop tard pour voir la ville que j’aime dans sa splendeur, mais aussi reconnaissant d’avoir vécu quelques jours paisibles en son sein avant que la guerre ne la détruise.

Comme nous étions heureux, naïfs et affamés avant que Kanan Makiya (universitaire irako-américain et professeur d’études islamiques) et ses amis ne dansent au rythme des bombardements en Irak.

La « libération » que ses semblables acclamaient impliquait le largage de bombes à fragmentation sur le jardin de ma famille à Bagdad, là où les années précédentes, je courais avec mes amis après un ballon de football en nylon, pieds nus, le cœur léger. Nous n’avions pas conscience de la guerre qui frappait à la porte de l’Irak, des hordes de chroniqueurs bellicistes à New York qui salivaient à la vue imminente de feux d’artifice dans le ciel de Bagdad.

Je me souviens que je m’étais blotti avec ma famille dans la chambre de ma défunte grand-mère lorsque les bombardements avaient commencé. Durant l’une de ces nuits, ma tante nous téléphona pour nous dire de garder un seau d’eau propre et des morceaux de tissu à portée de main en cas d’attaque chimique sur Bagdad.

Bien sûr, les fils et les filles des chevaliers de la démocratie installés dans la zone verte, qui décoraient leurs sapins de Noël hors de leurs terres pendant que nous mourions de faim sous le coup des sanctions génocidaires de l’ONU, ont de tendres souvenirs d’enfance.

Ils n’étaient pas victimes de la famine humanitaire imposée par des responsables occidentaux qui n’ont pas encore été tenus de rendre des comptes pour le massacre de centaines de milliers d’enfants irakiens, pas plus qu’ils n’ont entendu les bruits assourdissants des bombardements « libérateurs » qui ont dévisagé Bagdad.

Moi, si, et j’ai toujours des bombes qui explosent dans ma tête.

Des adultes traumatisés

Après que l’ancien président américain George W. Bush eut déclaré « mission accomplie » en 2003, chaque jour s’accompagnait de nouvelles tragiques en Irak. Les images de femmes se frappant la poitrine et pleurant des fils déchiquetés dans les rues devinrent monnaie courante sur nos écrans de télévision.

Dans la vie de tous les jours, j’étais réveillé par des chars Abrams qui parcouraient notre rue à des vitesses folles et je passais devant des tireurs camouflés et des cadavres pourris pour aller à l’école.

Mon père et mon oncle furent tous deux enlevés par des hommes appartenant à des groupes armés rivaux. Plus tard, nos deux familles reçurent des lettres de décès et nous fûmes tous déplacés de force de nos maisons.

Ces années ont gravé des images indélébiles de carnage sur les murs de ma mémoire et me hantent lorsque je déambule dans les rues de Bagdad la nuit.

Dans la ruelle de mon enfance, les élégantes maisons aux jardins luxuriants ornés de palmiers et de jujubiers ont disparu depuis longtemps, tout comme les visages familiers. À la place de chaque maison, trois ou quatre appartements hideux – voire plus – ont été érigés et effacent l’identité architecturale de la ville tout en pesant sur les réseaux d’eau et d’électricité.

Je quitte mon quartier dédaléen et me dirige vers un pont voisin, là où il y a bien longtemps, un après-midi, une personne en combinaison orange était pendue à la balustrade. Son corps sans vie se balançait dans l’air tandis que des voitures passaient à toute vitesse sous ses pieds ballants.

Mes amis – aujourd’hui éparpillés aux quatre coins du monde – et moi-même étions jeunes à l’époque et nous assistions à ce spectacle depuis un terrain vague où, durant un autre de ces après-midis, des hommes armés jetèrent les cadavres de deux femmes sur des tas d’ordures.

Le temps passe vite, me dis-je. Nous sommes désormais des adultes traumatisés. J’imagine que les chiens errants qui se nourrissaient des cadavres qui jonchaient les allées de mon quartier ne sont plus de ce monde. Mais qui sait ? Ce que je sais, c’est que cette fillette était encore jeune quand la voiture de son père a explosé sur ce même pont.

C’était l’un des bombardements les plus bruyants que j’avais jamais entendus, et j’en ai entendu tellement dans ma vie. L’explosion tua le père ce jour-là et déchira le corps de cette fille en deux. Mon voisin, qui vit aujourd’hui en exil après que des hommes armés le tinrent en joue avec sa famille dans leur propre cuisine, retrouva le bas du corps de la fillette dans le coffre de la Volkswagen bleue calcinée de la famille.

Être irakien est quelque chose de douloureux. Même les rues de nos souvenirs sont jonchées des corps de nos défunts.

Je pense à cette fillette en rentrant chez moi et je lui souhaite une bonne nuit. J’espère qu’elle a des jouets et des amis « là-haut », où, je l’espère, aucune bombe ne doit exploser, et qu’elle ne regarde jamais en bas pour voir ce que nous autres endurons ici, dans un Irak qui enterre toujours ses fils en rase campagne, génération après génération.