Iran : la fin des sanctions n’est pas pour demain

JEAN-PIERRE PERRIN, Médiapart, 13 novembre 2020

 

Avant le scrutin du 3 novembre, le groupe de musique iranien DasandazBand a composé une chanson mi-rap mi traditionnelle, que l’on peut voir en vidéo, pour intimer les électeurs américains à se rendre aux urnes. Un rythme qui castagne et des paroles en persan drôles, et même joyeuses, pour aborder un sujet des plus graves : l’avenir de l’Iran : « Hey, Joseph, Laura, Thomas, ton vote nous affecte plus que tu ne le crois. Si celui-ci gagne, le prix du dollar va baisser, si c’est celui-là, le prix d’une voiture va doubler. Hey, Peter, Alice, même pour acheter un téléphone mobile, on dépend de toi. »

Pas de nom, ni de consigne de vote – le régime n’aurait pas apprécié – mais, dans la chanson, perce l’espoir qu’une forte participation profitera à Joe Biden.

DasandazBand – Hey Joseph | دسندازبند – هی جوزف © DasandazBand

Tout le paradoxe de l’Iran est dans cette chanson, devenue virale : dans un pays où l’anti-américanisme est une valeur sacrée, derrière laquelle se retrouvent toutes les tendances du régime islamique, la campagne pour l’élection américaine a été suivie, jour après jour, par des millions d’Iraniens.

Et elle l’a été bien davantage que ne le sera la présidentielle iranienne, qui se déroulera en juin prochain, et qui, pour le moment, n’enthousiasme personne : les cinq premiers candidats à se présenter sont tous d’anciens officiers des pasdarans (gardiens de la révolution). Dès lors, nombre d’Iraniens sont convaincus que leur avenir dépendra, plus que dans n’importe quel autre pays, excepté les États-Unis, du choix d’un nouveau président américain.

Le pouvoir iranien, lui, a toujours feint de n’avoir aucune préférence entre les deux candidats. C’était déjà le cas lors du précédent scrutin. L’influent quotidien Kayhan, derrière lequel se rassemblent tous les courants radicaux et qui est, en même temps, très proche du guide suprême Ali Khamenei, avait titré sur toute sa première page : « La victoire d’un fou sur une menteuse. »

Et le leader iranien avait eu cette réaction, lorsque la victoire du candidat républicain avait été annoncée : « À la différence de ceux qui célèbrent la présidence de Donald Trump ou de ceux qui s’en désolent, nous ne célébrerons ni ne déplorerons le résultat de ces élections car il n’y a aucune différence entre eux et nous ne sommes pas inquiets. »

Depuis, Donald Trump a déchiré le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA – l’acronyme de l’accord de Vienne sur le nucléaire, signé le 14 juillet 2015), le 8 mai 2018, imposé de nouvelles sanctions – la première vague a commencé le 6 août 2018 –, assassiné le général Kasem Soleimani, le 3 janvier 2020, et, enfin, sanctionné le système bancaire iranien en frappant 18 banques, le 8 octobre dernier.

Pour quel bilan ? « S’il a échoué à faire tomber le régime, à le faire renoncer à son programme nucléaire et à ramener la République islamique à la table de négociations, comme il l’espérait, Donald Trump a, en revanche, réussi à asphyxier économiquement l’Iran. Et sa politique de sanctions a eu un effet négatif sur la nature de la contestation interne : les revendications pour davantage de démocratie sont devenues des révoltes du pain », résume le chercheur Clément Therme, spécialiste de l’Iran et chercheur au Centre de recherches internationales (CERI-Sciences Po Paris).

Ancien ambassadeur de France en Iran, François Nicoullaud ajoute : « L’Iran a finement joué en demeurant au sein du JCPoA, tout en mettant en place une série d’infractions calculées à l’accord, sur lesquelles il s’est dit prêt à revenir si les choses s’arrangeaient. Ces infractions, en somme modérées, l’ont néanmoins rapproché de la capacité à se doter, s’il en prenait la décision, de l’arme nucléaire. Et durant cette période, les cinq autres pays signataires de l’accord (France, Russie, Grande-Bretagne, Allemagne et Chine) ont plutôt été du côté de l’Iran, mettant en lumière la solitude de Washington. » 

C’est donc une nouvelle étape dans les relations irano-américaines qui commencera en janvier avec Joe Biden, lequel a régulièrement fait savoir que les États-Unis souhaitaient réintégrer l’accord sur le nucléaire, et donc rompre avec la stratégie de la « pression maximale » de l’administration Trump.

Mais ce changement de cap n’ira pas sans que Washington exige au préalable que Téhéran suive scrupuleusement les termes de l’accord et fasse des compromis sur certains dossiers. « Je n’ai aucune illusion sur le régime iranien, qui a un comportement déstabilisateur au Moyen-Orient, qui a brutalement réprimé les contestataires en Iran et détient d’une façon injuste des ressortissants américains. Mais il y a une manière intelligente de contrer la menace que l’Iran pose à nos intérêts et une autre qui est autodestructrice, c’est celle que Trump a choisie », faisait valoir le candidat Biden dans un article publié dans l’édition de février-mars de la revue Foreign Affairs.

« Le récent assassinat de Qasem Soleimani (…) a éliminé un dangereux acteur mais il a aussi aggravé le risque d’une escalade de la violence dans la région et a incité Téhéran à repousser les limites imposées par l’accord sur le nucléaire. Téhéran doit revenir à un strict respect de l’accord. S’il le fait, je reviendrai à l’accord et je renouerai avec l’action diplomatique avec nos alliés afin de le renforcer et à l’étendre, tout en repoussant encore davantage les autres activités déstabilisatrices de l’Iran », ajoutait-il.

« Il s’agirait donc, commente François Nicoullaud, d’améliorer le texte avec les autres parties ayant signé l’accord en renforçant ses dispositions protectrices à l’égard des tentations de prolifération de Téhéran. L’Iran devra en outre libérer les Américains injustement détenus, progresser en matière de droits de l’Homme, et reculer dans ses “entreprises de déstabilisation” de la région. Biden enfin souligne qu’il continuera d’user de sanctions ciblées pour contrer les violations des droits de l’Homme, le développement du programme balistique et le soutien au terrorisme. » 

Si l’on excepte les ultra-radicaux, dont certains occupent de hautes responsabilités dans l’appareil sécuritaire et le pouvoir judiciaire, on peut donc imaginer que le nizem (système) a accueilli la victoire de Joe Biden avec soulagement. Le président Hassan Rohani a d’ailleurs très vite fait part de son optimisme quant à un changement d’attitude de Washington envers l’Iran, tout en soulignant que les États-Unis « devaient réparer leurs erreurs passées et revenir au respect de leurs engagements internationaux ».

Et, déjà, dans la capitale iranienne, bruissent des rumeurs de négociations secrètes entre les deux pays, comme celles qui s’étaient déroulées au seuil des années 2000, dans le sultanat d’Oman, sous l’administration Obama et qui avaient permis l’accord sur le nucléaire de 2015.