l’État israélien : un projet colonial

Philippe Lewandowski, À l’Encontre, 13 novembre 2020

Alors que s’estompent les débats passionnés du siècle précédent sur la dite nature de l’Union soviétique, ce n’est qu’à petits pas, avec difficulté, voire à contrecœur, qu’émerge une nouvelle discussion portant cette fois sur la nature de l’Etat israélienSa seule annonce suscite des invectives. Il n’aurait pas lieu d’être. Ne s’agit-il pas de «la seule démocratie du Proche-Orient», dont les dirigeants sont même élus à la proportionnelle intégrale? Et pourtant… Aussi bien textes fondateurs que réalités flagrantes posent inexorablement la question des particularités d’un Etat qui se veut différent des autres.

Un projet colonial

Le projet de Theodor Herzl et de ses premiers partisans se présentait explicitement comme un projet d’implantation coloniale, semblable en ceci à celui des Britanniques en Australie ou des Français en Algérie, mais sans pour autant constituer une tête de pont de quelque empire colonial: rendu possible grâce au parrainage de trois puissances (Grande-Bretagne, France, Etats-Unis), il deviendrait un Etat-client bénéficiant d’une certaine autonomie.

La nature originale affichée du projet a mystérieusement disparu, effacée par la propagation du mythe du «retour après 2000 ans d’exil». Quant à la définition du sionisme en tant que mouvement de libération, ne pose-t-elle pas d’emblée problème dans la mesure où sa réalisation ne se ferait qu’au détriment d’une population indigène existante – les Palestiniens –, et qu’un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre?

Un État d’apartheid

Même si le mot «démocratie» en est absent (est-ce un hasard?), le texte de la proclamation d’indépendance de l’Etat d’Israël (14 mai 1948) affirmait: «Il assurera l’égalité complète de tous les droits politiques et sociaux à tous ses habitants indépendamment de leur religion, race ou sexe.» Mais, simultanément, le «nettoyage ethnique» prenait son essor. Et le mot «égalité» disparaissait aussitôt écrit sous le poids de règles de gouvernement militaire copiées sur les lois d’urgence promulguées en 1936 et 1945 par les autorités du mandat britannique (lois alors violemment dénoncées par les colons juifs) appliquées aux Palestiniens d’Israël jusqu’en 1966, et remises en vigueur dans les territoires palestiniens occupés en 1967; des lois discriminatoires se mirent à voir le jour – plus d’une soixantaine.

Le 19 juillet 2018, la loi sur «l’Etat-nation» foule aux pieds les principes de la proclamation de 1948 et officialise un apartheid de fait dont la dénonciation ne relève pus que de l’enfonçage des portes ouvertes.

Le poids religieux

Une autre particularité de l’Etat israélien reste le plus souvent dans l’ombre: son caractère religieux de plus en plus accentué. Haim Bresheeth-Zabner remarque ainsi: «La loi garantit que dans le cas où le code légal et la Halacha juive diffèrent, la Halacha juive doit prévaloir, ce qui fait tout bonnement d’Israël une République judaïque, sœur de la République islamique.» [1]

La plus grande prison du monde

Certaines appréciations relèvent-elles de la caractérisation de la nature d’un Etat? Peut-être pas, mais il serait dommage de les passer sous silence, car elles ne manquent pas d’intérêt. Le titre d’un ouvrage d’Ilan Pappe offre ainsi une perspective d’analyse qui mérite d’être élargie: The biggest prison on Earth («La plus grande prison sur terre») [2] se présente comme une Histoire des Territoires occupés. Il est vrai qu’on peut appréhender ainsi les Territoires palestiniens occupés, avec des gradations de conditions de détention (prison ordinaire pour ces Territoires, cachot en ce qui concerne Gaza); mais il ne faudrait pas oublier que les Palestiniens des territoires en sont déportés et incarcérés dans des établissements situés dans l’Etat israélien officiel. Et serait-il outrancier de percevoir les Palestiniens bénéficiant d’une citoyenneté de seconde classe comme des personnes en liberté surveillée, dont les déplacements sont limités et étroitement contrôlés? Le harcèlement subi par Salah Hamouri [avocat franco-palestinien, membre du Front populaire de libération de la Palestine, ayant fait l’objet de diverses incarcérations], qui dispose d’une carte d’identité israélienne, rappelle qu’une telle optique n’est pas un simple fruit de l’imagination. Bien entendu, l’Etat israélien n’est pas une prison pour tout le monde.

L’État d’une armée

Dans An Army like no other, Haim Bresheeth-Zabner met au jour la manière dont l’armée israélienne a formé, mais aussi formaté, ceux qui, pour elle, devaient devenir la Nation israélienne. L’hétérogénéité des nouveaux immigrants en Palestine était en effet telle que seule une structure comme l’armée était en mesure de constituer un liant suffisamment fort pour créer un sentiment d’appartenance à une même collectivité à des croyants et des non-croyants, à des Européens, des Berbères et des Arabes.

C’est devenu un lieu commun que de dire qu’il s’agit d’une armée disposant d’un Etat plus que d’un Etat disposant d’une armée. En se référant à l’Antiquité, l’auteur mentionne Sparte: «Les Israéliens mènent une vie de spartiate de soldats en vacances», dit-il dans un entretien à L’Humanité [3]. Des vacances qui peuvent prendre fin à tout moment. Son inquiétude perce avec encore plus d’acuité dans les pages de son livre: «Lors des dernières élections du 17 septembre 2019, plus de généraux que jamais auparavant ont été élus à la Knesset, la majorité d’entre eux ayant fait partie de l’état-major général. Il n’y a pas plus claire indication de la direction prise par la politique israélienne. Israël se prépare à plus de guerres et plus de bains de sang.» [4]

Selon lui, «alors qu’Israël n’était pas une démocratie même avant que le gouvernement de Netanyahou ne l’emporte en 2009, il est clair que les quelques fils qui reliaient encore sa structure sociale à celle des démocraties normatives ont été enlevés dans la dernière décennie, ouvrant la voie à un Etat d’apartheid proto-fasciste» [5].

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[1] Haim Bresheeth-Zabner, An Army like no other, Verso, Londres, 2020.

[2] Ilan Pappe, The biggest prison on Earth, Oneworld, Londres, 2017.

[3] L’Humanité, 17 août 2020.

[4] Haim Bresheeth-Zabner, op. cit., p. 372.

[5] Ibid., p. 365.