JEAN-PIERRE PERRIN, Médiapart, 16 janvier 2020
Zahra Khatami et Sara Rad sont des présentatrices vedettes de la télévision d’État. Elles ont l’une et l’autre démissionné après que les autorités iraniennes ont reconnu avoir abattu « par erreur » l’appareil d’Ukraine International Airlines, le 8 janvier, peu après son décollage de l’aéroport Imam Khomeini de Téhéran, causant la mort de 176 personnes. Auparavant, elles avaient relayé l’information officielle qui prétendait que l’avion avait été victime d’un problème technique. Le mensonge de trop. « Merci de m’avoir acceptée comme présentatrice jusqu’à aujourd’hui. Je ne reviendrai jamais plus à la télévision. Pardonnez-moi », a écrit la première sur les réseaux sociaux iraniens. « Je vous annonce qu’après 21 années à la radio et télévision, je ne peux plus continuer à travailler dans ces médias. Je ne peux plus », a renchéri sa consœur.
Une troisième présentatrice, Golare Jabbari, très populaire en Iran, a été encore plus explicite en annonçant qu’elle ne retournerait pas devant une caméra. « Ce fut pour moi très dur d’admettre que notre propre peuple a été tué […]. Pardonnez-moi de l’avoir su si tard. Et pardonnez-moi de vous avoir menti pendant 13 ans », a-t-elle écrit sur Instagram, le réseau préféré des Iraniens.
La République islamique est dans un rapport compliqué avec le mensonge. Comme le montre bien la littérature iranienne et, plus encore, son cinéma, le mensonge, le « dorough », est un des nœuds de la société iranienne. Dans l’antique religion zoroastrienne, qui irrigue encore aujourd’hui une large partie de la culture iranienne, il était considéré comme le pire des péchés. Mais, parce qu’il est devenu une stratégie de survie sociale, l’Iran est devenu le pays du mensonge-roi.
Néanmoins, s’il est gouvernemental ou d’État, à cause des dommages qu’il cause à la société, et, surtout, s’il nuit à l’image de l’Iran, le mensonge scandalise toujours. Le grand poète Hafez, que vénèrent tous les Iraniens, le proscrivait déjà au XIVe siècle. Or, dans le crash de l’avion ukrainien, les chefs des forces de sécurité ont menti et une grande partie de la classe politique aussi. Le président Hassan Rohani a prétendu n’avoir été informé de « l’erreur » que le 10 janvier, alors que le général Amir Ali Hadjizadeh, le chef de la branche aérospatiale des Pasdaran (Gardiens de la révolution), qui a endossé la « responsabilité totale » du drame, a indiqué que l’état-major des forces armées avait ouvert dès le 8 janvier une enquête sur des soupçons que le Boeing ukrainien ait pu être abattu par un missile iranien. Selon l’officier, si l’information n’a pas été transmise aux autorités civiles immédiatement, c’est en raison d’une procédure imposant le silence aux militaires pendant l’enquête.
Autrement dit, soit le président a menti, ou bien. il ne contrôle rien.
« Le pouvoir est accusé d’avoir menti, ce qui est extrêmement grave dans la culture iranienne », relève l’historien et politologue sur l’Iran et le Moyen-Orient Jonathan Piron, conseiller au sein d’Etopia, un centre de recherche basé à Bruxelles. C’est pourquoi, à l’issue d’une cérémonie d’hommage vespérale aux victimes du crash, une première manifestation a commencé dans une université de Téhéran, avec, notamment, ce slogan : « Mort aux menteurs ». Depuis, les étudiants d’Ispahan, de Racht, de Chiraz, de Tabriz et même de Kerman, la ville natale du général Qassem Soleimani où eurent lieu ses funérailles grandioses, sont entrés à leur tour dans la contestation.
« Bien sûr, poursuit l’historien, le mensonge n’est pas la seule cause explicative de la colère des protestataires contre le régime. Et il y a une mobilisation étudiante qui vient d’un groupe plus ou moins organisé. Mais cette colère se nourrit d’émotion et de la culture iranienne. »
Avec le mensonge d’État, ce qui est dénoncé aussi, c’est « l’erreur » du tir de missiles – il semble à présent établi qu’il y ait eu deux tirs sur l’avion ukrainien. « Parce qu’ils mettent en avant leur programme balistique comme une “protection” de la population, les Gardiens de la révolution se voient reprocher leur incompétence, indique le même chercheur. La colère étudiante est notamment une réponse en miroir à leur propagande sur les missiles qui sature l’espace public iranien : on voit par exemple sur la grande place Valiasr du nord de Téhéran d’immenses panneaux publicitaires faisant la promotion de ces engins. Les manifestants, surtout des étudiants jusqu’ici, ont donc le sentiment que la communication de la République islamique est fausse. À présent, les slogans qu’ils scandent détournent ceux du régime : “Mort au dictateur” répond directement au rituel “Mort à l’Amérique”. »
« Ce qui fâche aussi beaucoup les Iraniens, estime de son côté le chercheur Reza Moïni, c’est qu’ils ont pris conscience que si l’avion avait été iranien, sans passagers étrangers, s’il n’y avait pas eu de délégations d’experts ukrainiens et canadiens, il n’y aurait pas eu d’enquête. Le régime aurait parlé d’accident et le dossier aurait été purement et simplement enterré. C’est terrible à dire : c’est grâce aux victimes étrangères du crash qu’il ne l’a pas été. »
Un électrochoc pour la société iranienne
Pour le moment, le régime s’abstient de réprimer aussi durement qu’il le faisait lors des manifestations de novembre 2019, pour lesquelles un bilan dressé par Amnesty International fait état de plus de 300 morts. Les matraquages, les arrestations se multiplient, certes, mais, semble-t-il, il y a peu de tirs à balles réelles. Mardi soir, des vidéos montraient cependant des affrontements très violents, à l’initiative des bassidji (membres des milices islamiques), sur le campus de l’université Amir Kabir de Téhéran. Le chef de la police de Téhéran, Hossein Rahimi, a fait savoir qu’il avait ordonné à ses hommes « de faire preuve de retenue » et « de ne pas tirer » sur les protestataires.
En revanche, toujours selon Reza Moini, la répression s’exerce sur les familles des victimes iraniennes du crash qui, en venant chercher les corps de leurs proches, doivent « remplir un questionnaire » et s’engager à ce que les veillées de deuil ne se transforment pas en manifestations. « Les journalistes iraniens, précise-t-il, ont été obligés pendant trois jours de taire la vérité. Même ceux qui travaillent à l’étranger, par exemple pour la BBC en persan, reçoivent des menaces de mort » – dix-sept, selon le chercheur, qui les a recensées pour l’ONG Reporters sans frontières.
Du côté des manifestants, on note une radicalisation des slogans. Les contestataires ont ainsi crié « Marg bar dictator » (« Mort au dictateur »), et même « Marg bar Khamenei », ainsi que « Les Pasdaran sont notre Daech ». À Sanadaj, à l’université du Kurdistan, où les manifestations sont très importantes, ils ont même crié : « Des années de crimes, à mort le velayat [le système politique iranien qui accorde la prééminence aux religieux – ndlr] ». Ici et là, des affiches du Guide suprême Ali Khamenei ont été déchirées et piétinées.
Face à la montée des accusations, le pouvoir fait bloc au point que l’on ne voit plus très bien qui sont les réformateurs et les « oussoulgariyan » (« principalistes », nom de la plus importante faction radicale), la plupart des premiers s’alignant sur les positions des Gardiens de la révolution. Sur les franges du régime, en revanche, les attaques sont violentes. L’hodjatoleslam Mehdi Karoubi, disciple de Khomeini et ancienne haute personnalité de la République islamique, aujourd’hui en résidence surveillée depuis sa révolte contre les fraudes électorales de 2009, a adressé, le 12 janvier, une lettre au Guide Ali Khamenei d’une rare virulence, d’autant plus que les critiques à son encontre sont interdites. En tant que commandant en chef des forces armées iraniennes, écrit le religieux, « vous êtes directement responsable » du tir qui a abattu l’avion. « C’est une honte que vous ayez eu connaissance de cet incident dès mercredi [soit le 8 janvier] et que vous ayez permis aux autorités civiles et militaires, ainsi qu’à la machine de propagande du pays, de tromper le peuple pendant trois jours de plus. Et si vous n’étiez pas au courant de ce désastre, c’est aussi une honte », ajoute-t-il. Depuis que la lettre a été rendue publique, Hossein Karoubi, le fils du religieux, a été arrêté.
Pour le régime iranien, les manifestations étudiantes et d’une partie de la classe moyenne ne sont pas une menace. En tout cas, beaucoup moins que celles plus populaires de novembre. Internet n’a d’ailleurs pas été coupé et les Pasdaran n’ont pas été mobilisés. Le pouvoir parie donc sur le fait qu’elles vont finir par s’essouffler.
Mais le grand choc national qu’avait provoqué la mort du général Qassem Soleimani paraît déjà appartenir à l’histoire et la volonté d’unité nationale qui semblait s’être exprimée lors des obsèques a volé en éclats une semaine plus tard. « Les défilés autour du cercueil de Soleimani ont mêlé toutes sortes de motivations : la pression sociale pour certains, le soutien à la République islamique pour d’autres, le nationalisme et l’attachement à la figure du général pour d’autres encore, analyse Jonathan Piron. Certaines personnes peuvent donc avoir participé aux premières marches et se retrouver aujourd’hui à scander des slogans hostiles au régime. L’erreur serait de regarder la population iranienne comme un bloc monolithique. »
Un phénomène nouveau est également apparu, comme si la chute du Boeing 737 avait été un électrochoc pour la société iranienne.
Sur Instagram, nombre d’Iraniens, qui, par intérêt ou par prudence, se gardaient de la moindre critique contre le « nizam » (le « système »), ont commencé à exprimer leur indignation. Pareil pour des personnalités sportives, comme Kimiya Alizadeh, la championne de taekwondo et seule Iranienne médaillée (de bronze) aux derniers JO, qui a annoncé sur Instagram avoir quitté son pays, soulignant la corruption au sein de l’État et le fait qu’elle avait été, là encore, obligée de « mentir » et de « répéter un discours politique » qui lui était dicté. Plus importante encore est l’entrée en dissidence de comédiennes, acteurs, musiciens et réalisateurs, ayant fait toute leur carrière sous la République islamique.
Le 14 janvier, plus d’une quarantaine d’entre eux ont ainsi décidé de boycotter le grand festival international Fajr (l’Aube) de cinéma. Sur Instagram, l’actrice Taraneh Alidoosti, reçue à Cannes en 2016 pour son rôle dans Le Client d’Asghar Farhadi, autre grand film sur le mensonge, a dénoncé la condition du peuple iranien avec des mots sans concession : « Nous ne sommes pas citoyens, nous ne l’avons jamais été. Nous sommes prisonniers, des millions de prisonniers. »
Vendredi, le Guide suprême devrait s’exprimer à l’occasion de la grande prière. Signe que l’heure est grave pour le régime, ce sera la première fois en huit ans.