Israël, rendu « fou » par BDS

Thomas Cantaloube, Médiapart, 12 janvier 2019

 Si l’on veut être sûr d’irriter un Israélien, il suffit de prononcer les trois lettres BDS. Peu de choses sont susceptibles de provoquer une réaction aussi épidermique que l’acronyme du mouvement international promouvant le boycott, le désinvestissement et les sanctions à l’égard de leur pays en raison de sa politique d’annexion des territoires palestiniens. Et, de manière quasiment unanime, à quelques exceptions près, tous les Israéliens sont à la fois prompts à condamner BDS et à balayer du revers de la main son efficacité. Comme le résume Daniel Shek, ancien ambassadeur d’Israël à Paris et figure modérée de la vie politique locale, « le plus grand accomplissement de BDS est de rendre ce pays fou ! » .

Vu de l’étranger, le mouvement BDS ne cesse d’engranger des succès, certes relativement petits et symboliques, mais des succès quand même. Vue d’Israël, la problématique est plus compliquée. Certes, il a « rendu le pays fou » , certes, il ne semble pas avoir de prise sérieuse sur l’économie israélienne, qui se porte comme un charme, notamment sur le plan des nouvelles technologies. Mais il semble pourtant que ses conséquences se fassent sentir de manière plus souterraine et insidieuse.

Contrairement aux affirmations du gouvernement et de la plupart des Israéliens eux-mêmes, l’impact de BDS n’est pas bénin : il est l’un des principaux facteurs de la dégradation de la situation démocratique et du débat intellectuel dans le pays car, pour la première fois depuis peut être les guerres des Six-Jours et du Kippour, Israël se sent vulnérable. Il s’agit non pas d’une vulnérabilité existentielle qui menacerait la survie même de l’État fondé en 1947, mais d’une fragilité face à un mouvement qui expose les dérives nationalistes et religieuses de la même manière que le mouvement anti-apartheid dénonçait le racisme et la violence du gouvernement blanc en Afrique du Sud, pourtant considérée par beaucoup jusqu’à sa chute (à commencer par les gouvernements occidentaux et… israélien) comme parfaitement fréquentable.

À l’occasion de la fin de l’année 2018, le mouvement BDS a fait circuler la liste de ses principaux succès pour les douze mois écoulés : l’annulation d’un match amical de l’équipe de football d’Argentine juste avant le Mondial, l’annulation des concerts à Tel-Aviv de Lana Del Rey, Shakira ou Lorde à la suite de la pression de certains de leurs fans, l’arrêt du sponsoring de la fédération israélienne de football par Adidas, le vote par Dublin et des villes espagnoles et italiennes de résolutions approuvant BDS ou encore la décision d’Airbnb de ne plus diffuser d’annonces pour des logements dans les colonies israéliennes, illégales au regard du droit international. Sans oublier un succès indirect : l’élection au Congrès des États-Unis d’une poignée de représentants ouvertement favorables à BDS, une première.

Un porte-parole du ministère israélien des affaires étrangères est prompt à écarter tous ces événements avec une moue sceptique lorsqu’on l’interroge sur le sujet : « Honnêtement, ce ne sont pas les actions de quelques artistes mal informés qui vont nous atteindre ! Faites plutôt la liste de tous les succès d’Israël dans l’année passée sur les plans diplomatiques ou économiques et vous verrez que le mouvement BDS est anecdotique. » Pourtant, si l’on en juge par les pages entières de journaux et de sites internet qui ont été consacrés aux différentes activités de boycott, on peut difficilement prétendre que ces événements ont laissé les Israéliens de marbre.

Un tribunal a même été jusqu’à exiger que les deux activistes néo-zélandais qui avaient démarré la campagne pour convaincre Lorde de ne pas chanter en Israël remboursent les fans éplorés de la chanteuse. D’innombrables reportages ont également été diffusés sur les propriétaires de logements (illégaux) dans les colonies qui ne pouvaient plus arrondir leurs fins de mois, en listant leurs habitations sur la plus grande plateforme mondiale de locations temporaires. Difficile, face à l’avalanche de récriminations, de prétendre à l’insouciance.

« En dépit des assurances officielles qu’il s’agit de phénomènes marginaux, il commence à y avoir un impact réel du mouvement BDS en Israël , soutient Ofer Neiman, de l’organisation Boycott From Within. Par exemple, j’ai été surpris d’apprendre que des centaines de DJ’s internationaux se mobilisaient pour refuser de se produire en Israël. Je connais bien cette scène et elle est normalement assez peu politisée. Sachant que des villes comme Tel-Aviv ou Haïfa ont bâti ces dernières années une économie reposant sur le tourisme jeune et fêtard, cela va inévitablement les atteindre. »

Un manque à gagner est toujours plus difficile à mesurer qu’un bénéfice. Et les dégâts en termes d’images sont également compliqués à évaluer : par exemple, les incidents à Gaza au printemps ont-ils plus, ou moins, dévalorisé l’image d’Israël en 2018 que les actions de BDS ? Impossible de répondre. Pour Omar Barghouti, l’un des cofondateurs du mouvement BDS, « il vaut mieux regarder des indicateurs objectifs plutôt que de demander aux Israéliens leur opinion. Qu’est-ce que l’on constate ? Le gouvernement israélien a dédié un ministère entier [celui des affaires stratégiques – ndlr] à se battre contre BDS. Si les pertes liées à BDS ne se chiffraient pas en milliards de dollars, pourquoi dépenser des centaines de millions contre le mouvement ? »

« Dans ses ambassades au travers le monde, Israël emploie désormais des gens à plein temps pour contrer BDS, il y en a deux en Grande-Bretagne par exemple, ou détruire la réputation des activistes , poursuit-il. Le gouvernement,via ses ministères et ses relais, organise régulièrement des conférences sur le thème : « Comment combattre BDS ? ». Si le mouvement est aussi inefficace, pourquoi se démener ? Enfin, on note que de plus en plus de grosses entreprises internationales refusent de participer à des appels d’offres en Israël, de crainte de se voir ensuite reprocher d’être complice d’un régime qui commet de graves violations des droits humains. »

Plusieurs études ont tenté de mesurer combien pourrait coûter le mouvement sur le plan économique. Une des plus récentes, menée par la Brookings Institution de Washington, estime que « l’économie israélienne est moins susceptible qu’auparavant aux boycotts […] du fait de ses exportations qui ont évolué vers des biens de haute qualité, qui ne peuvent pas être remplacés facilement par ses clients. À moins que des sanctions officielles ne soient mises en place par les partenaires les plus importants d’Israël comme les États-Unis ou l’Union européenneBDS ne devrait pas produire le niveau de pression économique espéré par ses supporteurs. »

« Cela ne me dérange pas d’appeler au boycott de mon pays »

Toutefois, d’autres études, antérieures, se montraient plus pessimistes : un rapport interne du gouvernement israélien chiffrait les pertes d’exportation à 1,4 milliard de dollars par an et la Rand Corporation, qui est loin d’être un bastion gauchiste, mettait la barre trois fois plus haut, à 47 milliards de dollars sur dix ans.

L’autre réaction, celle-ci très visible, du gouvernement de Benjamin Netanyahou a été la multiplication de lois ou de mesures destinées à faire taire les promoteurs de BDS (voir notre article sur la Contraction démocratique d’Israël . La plus emblématique, et celle qui a le plus déteint sur l’image du pays, est évidemment celle qui permet d’interdire d’entrée sur le territoire ou d’expulser tout étranger qui appuie le boycott d’Israël. Une forme de test d’opinion préalable à la délivrance d’un visa.

Revenons à ce que disait Daniel Shek, sur le fait que BDS « a rendu le pays fou » . L’ancien diplomate ajoutait, dans la foulée de sa remarque : « Cela sert la droite. » Il est clair que l’actuel gouvernement, le plus à droite que le pays ait jamais connu, a érigé BDS au rang de menace existentielle, au même titre que le Hezbollah, le Hamas et l’Iran, et qu’il sert à merveille la stratégie de victimisation déployée à la fois à titre personnel par Netanyahou, mais aussi par Israël en général. Surtout, le mouvement BDS a profondément divisé les militants de la paix et des droits humains à l’intérieur d’Israël.

À 81 ans, Ruchama Marton est l’une de ces activistes de longue date. Psychiatre, elle est la fondatrice de l’ONG Physicians for Human Rights (PHR), rassemblant des médecins israéliens et palestiniens. L’an passé, elle n’a même pas été invitée aux célébrations du trentenaire de l’organisation qu’elle a créée et dont elle demeure présidente d’honneur. Sa faute : soutenir la campagne de boycott, alors que PHR s’est prononcé contre, « sans véritable débat entre nous, car le débat intellectuel est, pour l’essentiel, mort en Israël » , explique Rushama.

« Les organisations en faveur de la paix ont plus ou moins disparu, car il n’y a plus de paix à faire , constate-t-elle.Restent les associations de lutte pour les droits humains, qui ne sont pas très nombreuses. La paix, c’est dans l’avenir, les droits humains, c’est maintenant. Il faut donc se concentrer là-dessus en appelant les choses par leur nom : occupation, apartheid, ce que peu de monde ose faire en Israël. Comme nous sommes peu nombreux, il nous faut trouver des alliés. BDS en fait partie. Même si je ne suis pas d’accord avec toutes leurs opinions, cela ne me dérange pas d’appeler au boycott de mon pays. Il y a un prix à payer pour tout. Mes collègues et amis à Gaza, que je ne peux pas visiter depuis onze ans, sont privés de leurs droits culturels, artistiques et scientifiques. »

Entourée de ses deux chats, une tasse de thé à la main et tirant sur sa cigarette, Ruchama Marton illustre à son corps défendant la fracture provoquée par BDS au sein de la gauche et des activistes israéliens. Nombre d’entre eux ne sont pas disposés à suivre BDS, qui leur rappelle trop le mouvement anti-apartheid des années 1970 et 1980 et leur renvoie une image difficile à accepter. Face à une société qui a définitivement basculé à droite depuis une douzaine d’années, et face à un gouvernement qui réduit toutes les argumentations à des slogans et n’hésite plus à aller chercher ses amis chez les antisémites, pour peu qu’ils soient nationalistes, cette gauche qui militait autrefois pour la paix est désormais désemparée et divisée. Ce n’était évidemment pas le but recherché par les militants BDS, mais c’est la réalité aujourd’hui.

Comme un sparadrap dont on n’arrive pas à se débarrasser, la campagne BDS va de nouveau donner le tournis à Israël en 2019, notamment à l’occasion d’un événement qui prête d’ordinaire plus à sourire : le concours de l’Eurovision. Le dernier vainqueur en date étant la chanteuse israélienne Netta, son pays sera donc en mai l’hôte de la prochaine édition. La joie sincère qui s’est emparée d’Israël lorsqu’elle a remporté le trophée a immédiatement fait place à la politique. Car le ministre de la culture a d’abord voulu organiser l’événement à Jérusalem, avant de reculer devant le risque de désistements, étant donné le statut contesté de la ville. Du coup, les festivités se tiendront à Tel-Aviv, mais le mouvement BDS a d’ores et déjà entrepris de mettre la pression sur l’organisme européen de diffusion (EBU), lui intimant de veiller au respect de ses propres règles.

En effet, la possibilité que des spectateurs de l’Eurovision puissent être interdits d’entrée sur le territoire en raison de leurs opinions politiques existe, en raison de la loi déjà mentionnée, ce qui contreviendrait aux règles de l’EBU. De même que la question complexe du partage des fréquences entre Israël et les territoires occupés, car la charte de diffusion de l’EBU stipule que tout le monde puisse avoir accès au même contenu. « Nous ne nous faisons pas d’illusion, nous ne parviendrons pas à faire annuler la tenue de l’Eurovision en Israël , concède Omar Barghouti. Mais nous allons en profiter pour faire du battage et élever le prix de la complicité. »

Contre l’Afrique du Sud, une des campagnes les plus médiatiques et les plus réussies, menée entre autres par Steve van Zandt, le guitariste de Bruce Springsteen, fut celle qui appelait les musiciens à refuser de se produire à Sun City, le plus célèbre centre de loisirs du pays. Reprise par la chaîne musicale MTV à l’époque, elle avait touché une partie de la jeunesse américaine et européenne, et Nelson Mandela, une fois libéré, s’était félicité de son impact. Même en chanson, BDS mine doucement Israël.

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