L’« Opération Carlota » : l’aventure cubaine en Angola

JORGE TAMAMES, Jacobin, 28 avril 2018

L’Angola a accédé à l’indépendance à la suite de la révolution de 1974 au Portugal, mais le pays était divisé entre trois groupes armés rivaux. Le MPLA tenait la capitale, Luanda, et était reconnu par les diplomates américains et les officiers du renseignement comme la force la plus compétente. Mais il a été confronté aux attaques du Front national de libération de l’Angola (FNLA) de Holden Roberto et de l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (UNITA) de Joseph Savimbi. Soutenus par le Congo de Mobutu, la Chine, la France et les États-Unis, ces deux groupes étaient sur le point d’expulser le MPLA de Luanda avant le 11 novembre, le premier jour de l’indépendance. L’armée sud-africaine (SADF), est intervenue militairement pour soutenir l’avance de Savimbi, espérait que sa marche triomphale dans la capitale établirait un régime d’amitié qui garantirait l’occupation de la Namibie par l’Afrique du Sud.

Dans ce contexte, Castro a approuvé un déploiement d’urgence d’unités d’élite pour défendre les zones contrôlées par le MPLA. Ce fut l’« Opération Carlota ». Les Cubains avaient pris la décision sans consulter Moscou. Les États-Unis, pour leur part, craignaient un effet domino à travers l’Afrique australe, avec des victoires en Angola et au Mozambique ouvrant la voie à la fin de la domination blanche en Rhodésie, en Namibie et en Afrique du Sud.

La guerre au bout du monde

L’Afrique du Sud a passé la décennie suivante à lancer des raids depuis ses bases en Namibie jusqu’au sud de l’Angola, qu’elle a transformé en zone tampon. Savimbi conserva sa forteresse à Jamba, au sud-est du pays. Des dizaines de milliers de soldats cubains ont tenus une ligne de défense dans le sud et le sud-ouest tandis que le MPLA combattait l’UNITA et les restes du FNLA. L’impasse a laissé l’Angola divisée et ravagée par la violence.

Cette dynamique a atteint un point de basculement en mars 1987, lorsque, contre les avertissements cubains, l’armée angolaise a lancé une attaque malheureuse contre Jamba. Affaibli par l’artillerie sud-africaine et les frappes aériennes, Savimbi et la SADF, sentant l’opportunité d’une victoire décisive, avec le soutien diplomatique à l’Afrique du Sud, s’apprêtaient à continuer leur offensive.  À Cuito (une importante ville du sud), Cuba a décidé d’intervenir avec cinquante-cinq mille soldats, un engagement énorme pour un pays d’environ dix millions d’habitants. Castro, s’appuyant sur une métaphore de boxe, voulait transformer Cuito en piège pour la SADF. « En allant là-bas, nous nous sommes placés dans les mâchoires du lion. Nous avons accepté ce défi, et dès le tout premier moment, nous avions prévu de rassembler nos forces pour attaquer dans une autre direction, comme un boxeur qui, avec sa main gauche, bloque le coup et avec ses coups droits ». Dans le sud-est de l’Angola, les forces cubaines se massaient au sud-ouest et s’apprêtaient à avancer vers la frontière namibienne.

L’opération était extrêmement dangereuse, avec des craintes quant aux capacités nucléaires du régime sud-africain. Les soldats cubains se déplaçaient souvent la nuit dans de petites colonnes pour éviter la détection. Plus tard, les pilotes cubains ont pu frapper le barrage hydroélectrique de Calueque, qui fournissait des ressources essentielles pour les opérations de la SADF. Le bombardement du barrage, le 27 juin 1988, a signalé la supériorité aérienne cubaine et brisé les espoirs de victoire militaire de la SADF .

Alors que les pertes de la SADF étaient modestes, la défaite a eu un coût stratégique énorme. « En Angola, les troupes noires – cubaines et angolaises – ont vaincu les troupes blanches dans les échanges militaires, et cet avantage psychologique, l’avantage dont jouissait l’homme blanc et exploité pendant trois cents ans de colonialisme et d’empire, a disparu », déclarait Ronnie Kasrils, le chef du renseignement de l’ANC.

Plus tard, un accord tripartie signé par l’Angola, l’Afrique du Sud et Cuba en décembre 1988, a mis fin aux combats, ouvrant la porte à l’indépendance de la Namibie, conformément à la résolution 435 de l’ONU. Peu après, le processus de démantèlement de l’apartheid était amorcé.

À bien des égards, l’Opération Carlota fut entreprise pour une cause juste et menée avec une réelle préoccupation pour les pays concernés.

Mais pour vraiment apprendre de son exemple, nous devrions reconnaître que, comme tout autre conflit armé, il était chargé de contradictions et d’erreurs. Les guerres africaines de Castro génèrent des sentiments mitigés parmi les Cubains. Alors que beaucoup se sentent fiers des accomplissements internationaux de leur pays, ils considèrent également ces guerres étrangères comme un projet messianique, qui ingorait les préoccupations plus prosaïques à la maison. Il est indéniable qu’une politique étrangère aussi ambitieuse a été menée avec les modestes moyens de l’île. Mais ce déséquilibre est devenu douloureux à la suite de la guerre en Angola, lorsque l’Union soviétique s’est effondrée et que les citoyens cubains ont enduré une décennie de difficultés extrêmes. À bien des égards, ces contrastes sont plus généralement des microcosmes de la politique de l’île, les grandes réalisations de la révolution en matière de santé et d’éducation étant contestées par le blocus économique et la stagnation.

L’état actuel de l’Angola est également décourageant. Alors que le MPLA avait dirigé le mouvement de résistance contre les autorités coloniales, il s’est transformé pendant la guerre civile, devenant répressif et corrompu. Un coup d’État manqué et une guerre civile sans fin – combattus avec une brutalité croissante et qui dura jusqu’à la mort de Savimbi en 2002 – rendirent les dirigeants angolais impitoyables et autocratiques. Au moment de sa démission, en septembre 2017, José Eduardo dos Santos présidait  un pétro-état avec une extrême inégalité.

À une époque où le capitalisme est incontesté, de nombreux États africains ont choisi de minimiser les liens passés avec Cuba et de s’associer à des investisseurs occidentaux ou chinois. La plupart des mouvements révolutionnaires n’ont pas non plus été à la hauteur des espoirs qu’ils ont suscités lorsqu’ils se sont battus aux côtés des Cubains. En Algérie, le coup d’État de 1965 contre Ahmed Ben Bella a ouvert une ère d’autoritarisme; en Éthiopie, la dictature de Mengistu a conduit à une famine massive. L’ANC est également délégitimé par la corruption, la répression et l’incompétence.

Cela ne change rien au fait, cependant, que le rôle de Cuba en Angola devrait être considéré comme un exemple – peut-être le seul dans l’histoire récente – d’une politique étrangère sincèrement engagée dans l’émancipation et, à bien des égards, réussie.

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