MICHAEL LOWY, médiapart, 23 janvier 2020
La crise écologique est déjà, et deviendra encore plus dans les mois et années à venir, la question sociale et politique la plus importante du 21e siècle. L’avenir de la planète et donc de l’humanité va se décider dans les prochaines décennies. Les calculs de certains scientifiques au sujet de scénarios pour l’année 2100 ne sont pas très utiles, pour deux raisons : a) scientifique : considérant tous les effets rétroactifs impossibles à calculer, il est très hasardeux de faire des projections d’un siècle. ; b) politique : à la fin du siècle nous tous, nos enfants et petits enfants seront partis, alors quel intérêt ?
La crise écologique comporte plusieurs aspects, aux conséquences dangereuses, mais la question climatique est sans doute la menace la plus dramatique. Comme nous explique le GIEC, si la température moyenne dépasse les 1,5° de plus par rapport à la période préindustrielle, un processus irréversible de changement climatique risque de s’enclencher. Quelles en seraient les conséquences ? Juste quelques exemples : la multiplication des méga-incendies comme celui de l’Australie ; la disparition des rivières et la désertification des terres ; la fonte et dislocation des glaces polaires et l’élévation du niveau de la mer, pouvant aller jusqu’à des dizaines de mètres : or, a deux mètres des vastes régions du Bangladesh, de l’Inde et de la Thaïlande , ainsi que les principales villes de la civilisation humaine – Hong-Kong, Calcutta, Venise, Amsterdam, Shanghai, Londres, New York, Rio – seront disparues sous la mer. Jusqu’où la température pourra-t-elle monter ? A partir de quelle température la vie humaine sur cette planète sera menacée ? Personne n’a de réponse à ces questions….
Ce sont des risques de catastrophe sans précédent dans l’histoire humaine. Il faudrait revenir au Pliocène, il y a quelques millions d’années, pour trouver une condition climatique analogue a celle qui pourra s’instaurer dans l’avenir, grâce au changement climatique. La plupart des géologues estiment que nous sommes entrés dans une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène, où les conditions de la planète ont été modifiées par l’action humaine. Quelle action ? Le changement climatique a commencé avec la Révolution Industrielle du 18èmesiècle, mais c’est après 1945, avec la globalisation néo-libérale, qu’il a effectué un saut qualitatif. En d’autres termes, c’est la civilisation industrielle capitaliste moderne qui est responsable de l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère et donc du réchauffement global.
La responsabilité du système capitaliste dans la catastrophe imminente est largement reconnue. Le Pape François, dans l’Encyclique Laudato Si, sans prononcer le mot « capitalisme », dénonçait un système de relations commerciales et de propriété structurellement pervers , exclusivement fondé sur «le principe de maximisation du profit », comme responsable à la fois de l’injustice sociale et de la destruction de notre Maison Commune, la Nature. Un mot d’ordre universellement scandé dans les manifestations écologiques partout dans le monde est : « Changeons le Système, pas le Climat ! ». L’attitude des principaux représentants de ce système, partisans du business as usual – milliardaires, banquiers, « experts », oligarques, politiciens – peut être résumée par la phrase attribuée à Louis XIV : «Après moi, le déluge».
Le caractère systémique du problème est cruellement illustré par les comportements des gouvernements, tous (avec des rarissimes exceptions) au service de l’accumulation du capital, des multinationales, de l’oligarchie fossile, de la marchandisation générale, et du libre-échange. Certains – Donald Trump Jair Bolsonaro, Scott Morrison (Australie) – sont ouvertement écocides et climato-négationnistes. Les autres, les « raisonnables », donnent le ton dans les réunions annuelles de la COP (Conférences des Parties ou Cirques Organisés Périodiquement ?) qui se caractérisent par une vague rhétorique « verte » et une totale inertie. La plus réussie a été la COP 21, à Paris, qui s’est soldé par des solennelles promesses de réductions d’émissions par tous les gouvernements participants – non tenues, sauf par quelques îles du Pacifique ; si elles avaient été ténues, calculent les scientifiques, la température pourrait néanmoins monter jusqu’à 3,3° supplémentaires…
Le « capitalisme vert », les « marchés de droits d’émissions », les « mécanismes de compensation » et autres manipulations de la prétendue « économie de marché soutenable » se sont révélées parfaitement inefficaces. Pendant qu’on « verdit » a tour de bras, les émissions montent en flèche et la catastrophe se rapproche a grand pas. Il n’y a pas de solution à la crise écologique dans le cadre du capitalisme, un système entièrement dévoué au productivisme, au consumérisme, a la lutte féroce pour les « parts de marché », à l’accumulation du capital et à la maximisation des profits. Sa logique intrinsèquement perverse conduit inévitablement à la rupture des équilibres écologiques et à la destruction des écosystèmes.
Les seules alternatives effectives, capables d’éviter la catastrophe, sont des alternatives radicales. « Radical » veut dire s’attaquant aux racines du mal. Si la racine c’est le système capitaliste, il nous faut des alternatives anti-systémiques, i.e. anticapitalistes – comme l’écosocialisme, un socialisme écologique à la hauteur des défis du 21è siècle. D’autres alternatives radicales comme l’écoféminisme, l’écologie sociale (Murray Bookchin) , l’écologie politique d’André Gorz, ou la décroissance anti-capitaliste, ont beaucoup en commun avec l’écosocialisme : des rapports d’influence réciproque se sont développés ces dernières années.
Qu’est-ce que le socialisme ? Pour beaucoup de marxistes, c’est la transformation des rapports de production – par l’appropriation collective des moyens de production – pour permettre le libre développement des forces productives. L’écosocialisme se réclame de Marx, mais rompt de forme explicite avec ce modèle productiviste. Certes, l’appropriation collective est indispensable, mais il faudrait aussi transformer radicalement les forces productives elles mêmes : a) en changeant leurs sources d’énergie (renouvelables à la place de fossiles) ; b) en réduisant la consommation globale d’énergie ; c) en réduisant (« décroissance ») la production des biens, et en supprimant les activités inutiles (publicité) et les nuisibles ( pesticides, armes de guerre); d) en mettant un terme à l’obsolescence programmée. L’écosocialisme implique aussi la transformation des modèles de consommation, des formes de transport, de l’urbanisme, du « mode de vie ». Bref, c’est beaucoup plus qu’une modification des formes de propriété : il s’agit d’un changement civilisationnel, fondé sur des valeurs de solidarité, egaliberté, et respect pour la nature. La civilisation écosocialiste rompt avec le productivisme et le consumérisme, pour privilégier la réduction du temps de travail, et donc l’extension du temps libre dédié à des activités sociales, politiques, ludiques, artistiques, érotiques, etc, etc. Marx désignait cet objectif par le terme « Règne de la liberté ».
Pour accomplir la transition vers l’écosocialisme il faut une planification démocratique, orientée par deux critères : la satisfaction des véritables besoins, et le respect des équilibres écologiques de la planète. C’est la population elle-même – une fois débarrassé du matraquage publicitaire et de l’obsession consommatrice fabriquée par le marché capitaliste – qui décidera, démocratiquement, quels sont les véritables besoins. L’écosocialisme est un pari sur la rationalité démocratique des classes populaires.
Pour accomplir le projet écosocialiste, des réformes partielles ne suffisent pas. Une véritable révolution sociale serait nécessaire. Comment définir cette révolution ? On pourrait se référer à une note de Walter Benjamin , en marge de ses thèses Sur le concept d’histoire (1940) : « Marx a dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Peut-être que les choses se présentent autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans le train tire les freins d’urgence ». Traduction en termes du 21e siècle : nous sommes tous des passagers d’un train suicide, qui s’appelle Civilisation Capitaliste Industrielle Moderne. Ce train se rapproche, à une vitesse croissante, d’un abîme catastrophique : le changement climatique. L’action révolutionnaire vise à l’arrêter – avant que ce ne soit trop tard.
L’écosocialisme est à la fois un projet d’avenir et une stratégie pour le combat ici et maintenant. Il n’est pas question d’attendre que « les conditions soient mûres » : il faut susciter la convergence entre luttes sociales et luttes écologiques et se battre contre les initiatives les plus destructives des pouvoirs au service du capital. C’est ce que Naomi Klein appelait Blockadia. C’est au sein de mobilisations de ce type que pourra émerger, dans les luttes, la conscience anti-capitaliste et l’intérêt pour l’écosocialisme. Des propositions comme le Green New Deal font partie de ce combat, dans leurs formes radicales, qui exigent l’abandon effectif des énergies fossiles – mais non dans celles qui se limitent a recycler le « capitalisme vert ».
Quel est le sujet de ce combat ? Le dogmatisme ouvrieriste/industrialiste du siècle passé n’est plus actuel. Les forces qui aujourd’hui se trouvent en première ligne de l’affrontement sont les jeunes, les femmes, les indigènes, les paysans. Les femmes sont très présentes dans le formidable soulèvement de la jeunesse lancé par l’appel de Greta Thunberg. – une des grandes sources d’espoir pour l’avenir. Comme nous expliquent les écoféministes, cette participation massive des femmes aux mobilisations résulte du fait qu’elles sont les premières victimes des dégâts écologiques du système. Les syndicats commencent, ici ou là, à s’engager aussi. C’est important, car, en dernière analyse, on ne pourra pas battre le système sans la participation active des travailleurs des villes et des campagnes, qui constituent la majorité de la population. La première condition c’est, dans chaque mouvement, associer les objectifs écologiques (fermeture de mines de charbon ou de puits de pétrole, ou de centrales thermiques, etc) avec la garantie de l’emploi des travailleurs concernés.
Avons-nous des chances de gagner cette bataille, avant qu’il ne soit trop tard ? Contrairement aux prétendus « collapsologues », qui proclament, à cor et à cri, que la catastrophe est inévitable et que toute résistance est inutile, nous croyons que l’avenir reste ouvert. Il n’y a aucune garantie que cet avenir sera écosocialiste : c’est l’objet d’un pari au sens pascalien, dans lequel on engage toutes ses forces, dans un « travail pour l’incertain ». Mais, comme le disait, avec une grande et simple sagesse, Bertolt Brecht : « Celui qui lutte peut perdre. Celui qui ne lutte pas, à déjà perdu. »