La crise de la démocratie électorale

Monument à la démocratie à Bangkok - Manoonp, CC BY-SA 4.0 via WikiCommons

par Vinod Mubayi traduit par Johan Wallengren

La crise qui touche ce que les générations précédentes de la gauche avaient coutume d’appeler la démocratie bourgeoise est palpable. Nonobstant les affirmations d’idéologues tels que Francis Fukuyama, qui a proclamé la fin de l’histoire lorsque l’Union soviétique s’est effondrée et a prédit que la démocratie capitaliste libérale de marché deviendrait la forme finale du développement politique de l’humanité, il appert à présent que la démocratie électorale est en proie à une grave crise. Cette crise n’est nulle part plus prononcée que dans le pays qui se considère comme la plus ancienne démocratie du monde et se veut un modèle pour le reste du soi-disant « monde libre ».

Les élections présidentielles aux États-Unis

Le candidat que les derniers sondages placent en tête de la joute présidentielle américaine qui se conclura en novembre 2024 est un homme de 78 ans, un narcissique psychopathe ayant été condamné au criminel, Donald Trump. Las, à l’heure où nous écrivons ces lignes (le 24 juillet), son adversaire aux dernières élections, le président gériatrique Joe Biden, surnommé Genocide Joe pour son soutien indéfectible au génocide israélien de la population palestinienne à Gaza, a retiré sa candidature et il est presque certain que la prochaine tête d’affiche du parti démocrate sera l’actuelle vice-présidente Kamala Harris, avec l’approbation de Biden.

Au demeurant, le fait que le candidat Trump se retrouve dans la course présidentielle est en soi une manifestation de la crise; lorsqu’un parti politique majeur est complètement sous l’emprise d’un menteur éhonté condamné dans une affaire criminelle et sous le coup d’une inculpation ou d’une menace d’inculpation dans plusieurs autres, il est évident qu’il y a quelque chose de détraqué dans le système.

L’élément déterminant de cette crise est la récente décision de la Cour suprême des États-Unis (6-3), qui accorde au président américain une immunité virtuelle contre les poursuites pour tous gestes pouvant être considérés comme « officiels ». Or, en l’absence de démarcation claire entre ce qui constitue ou non un acte officiel, cette décision donne carte blanche au président (ou ancien président) pour poser les gestes qu’il veut, aussi déplacés ou illégaux soient-ils pour le commun des mortels.

Comme le remarque le commentateur James Risen : « La décision de la Cour sur l’immunité n’est pas loin de représenter un chèque en blanc pour Trump, une tentative éhontée de le laver de ses affaires criminelles en cours et de lui accorder un pouvoir virtuellement illimité s’il revient à la Maison-Blanche. Avec cette décision, le bloc de droite de la Cour suprême a lancé un message clair : ils en ont assez de la démocratie, les juges veulent un dictateur ». Étant donné que trois des juges qui ont voté avec la majorité ont été nommés par Trump lorsqu’il était président, cette décision, digne d’un tribunal de république bananière, sent la corruption à plein nez.

En effet, cette décision de la Cour suprême transforme une démocratie constitutionnelle, dont le principe élémentaire est que personne n’est au-dessus de la loi, en une monarchie. Les crimes dont Trump est accusé, comme sa tentative non dissimulée d’acheter des voix dans l’État de Géorgie ou le fait d’avoir incité ses partisans à empêcher par la force le Congrès américain de certifier l’élection de Biden le 6 janvier 2021, sont si graves et ont été commis si ouvertement qu’il n’y a guère de doute quant à l’issue d’un procès équitable. Mais si Trump remporte l’élection en novembre, il ne fait aucun doute que toutes les poursuites cesseront; et même s’il n’est pas élu, le fait est que les membres de la Cour suprême appartenant au camp conservateur resteront en poste de nombreuses années, d’où une issue extrêmement incertaine à toute confrontation future avec la loi.

Le cœur de la crise, qui touche pour des raisons diverses un certain nombre d’autres pays « démocratiques », est l’accroissement des inégalités économiques et le chômage galopant engendrés par le capitalisme néolibéral durant les dernières décennies. Le fait que près de la moitié de la population américaine – dont beaucoup de Blancs issus de la classe ouvrière de la partie centrale des États-Unis, au niveau de la « ceinture de rouille » aujourd’hui désindustrialisée – se prosterne devant ce que le New York Times décrit comme « un criminel qui bafoue la loi et la Constitution, un menteur invétéré qui ne connaît pas de cause supérieure à son intérêt personnel, un décideur politique sans foi ni loi indifférent au bien-être du peuple américain » montre clairement que le capitalisme axé sur le libre marché ne fonctionne pas pour ces gens, étant donné qu’ils sont prêts à suivre aveuglément un bonimenteur vendant un mélange bizarre de rhétorique fasciste, de suprématie blanche, de racisme anti-immigrés et de nationalisme chrétien, le tout mâtiné d’un blanc-seing pour l’agression génocidaire israélienne.

« Les républicains, en revanche, nient totalement les données scientifiques. Non seulement croient-ils que le réchauffement climatique est un canular, mais ils veulent intensifier l’extraction et l’utilisation des combustibles fossiles aux États-Unis. Le programme de Trump et du parti républicain en matière d’énergie a été résumé par eux en trois mots : « Drill, Baby Drill » », ce qui revient à dire à l’industrie extractive : « carburez aux hydrocarbures » »

Peu importe la rhétorique des deux côtés, les deux grands partis politiques américains sont loin de pouvoir – et même de vouloir – apporter quelque changement conséquent au système capitaliste néolibéral, qui récompense grassement les élites qui contrôlent et financent les principaux rouages du système politique. Les dirigeants du parti républicain qui, à l’instar du candidat à la vice-présidence issu de la classe ouvrière blanche J.D. Vance, ont récemment fait mine de casser du sucre sur le dos des sociétés à grande capitalisation ne sont que des fanfarons, car Vance lui-même a largement profité des faveurs des investisseurs en capital-risque de la Silicon Valley.

Elon Musk, le magnat le plus riche ou le deuxième plus riche au monde, a proclamé son soutien total à Trump et donné plusieurs millions de dollars à la campagne électorale du parti républicain. Les républicains haranguent leur public avec de fervents appels aux symboles « patriotiques » et aux mœurs sociales et culturelles réactionnaires, comme l’interdiction de l’avortement ou la promotion de la religion dans les écoles, quand ils ne fulminent pas contre la communauté LGBTQ ou le « wokisme ». Quant aux élites du parti démocrate, si elles ne tendent pas à invoquer des symboles sociaux et culturels réactionnaires, elles ne se distinguent pas non plus par leur empressement à réformer le système économique.

Une divergence d’approche très tranchée s’observe cependant entre les partis républicain et démocrate dans la manière dont leurs plateformes et programmes respectifs traitent un autre aspect de l’économie mondiale extrêmement important pour la survie à long terme de l’humanité, à savoir l’utilisation persistante de combustibles fossiles (charbon, pétrole et gaz) et les retombées de cette exploitation sous forme d’émissions de gaz à effet de serre, de réchauffement de la planète et de changement climatique.

Cela fait des décennies que les données scientifiques s’accumulent pour rendre compte de ce danger (ironiquement, des scientifiques de certaines grandes compagnies pétrolières ont été de ceux qui en ont fait état dès 1980). Les démocrates acceptent de façon générale les données scientifiques et l’administration Biden, malgré certains compromis et reculades, a mis en place des programmes à vaste échelle visant à atténuer les pires effets du réchauffement de la planète.

Les républicains, en revanche, nient totalement les données scientifiques. Non seulement croient-ils que le réchauffement climatique est un canular, mais ils veulent intensifier l’extraction et l’utilisation des combustibles fossiles aux États-Unis. Le programme de Trump et du parti républicain en matière d’énergie a été résumé par eux en trois mots : « Drill, Baby Drill! », ce qui revient à dire à l’industrie extractive : « carburez aux hydrocarbures ». Trump, bien sûr, avait retiré les États-Unis de l’accord de Paris sur le climat lorsqu’il était président et, bien que Biden ait fait le nécessaire pour une réintégration rapide, si Trump redevient président, son programme et celui de son parti constitueront, en contradiction directe avec ce que font les Nations unies et une grande partie du reste du monde, une menace mondiale majeure. S’il existait une cour internationale fonctionnelle dotée de pouvoirs réels, le parti républicain serait inculpé pour ce qui constitue de facto un crime contre l’humanité, eu égard aux risques liés à l’expansion de l’exploration et de la production de combustibles fossiles.

Par ailleurs, l’on ne peut ignorer le rôle sinistre de manifestes de droite tels que le Projet 2025 (Project 2025), dans lequel une bonne partie de la direction républicaine est investie. Organisé par la Heritage Foundation, un lobby de droite, ce projet ne vise rien de moins que l’édification d’un État nationaliste chrétien fasciste aux États-Unis si Trump remporte l’élection. Entre autres mesures prévues, le président pourrait licencier la majeure partie de la bureaucratie fédérale non partisane et la remplacer par des loyalistes et l’on pourrait assister à la fin de la séparation entre l’Église et l’État, à une limitation des libertés civiles et à une élimination ou à une réduction substantielle de ce que les conservateurs considèrent comme l’État « nounou » , ce qui recouvre la réglementation gouvernementale régissant le comportement des entreprises privées, notamment en ce qui concerne leur impact négatif sur l’environnement. La Cour suprême lestée à droite agit déjà de nos jours en coulisse, comme en témoigne sa décision très récente de réduire considérablement les pouvoirs de l’Agence pour la protection de l’environnement (Environmental Protection Agency ou EPA) en matière de réduction des émissions nocives pour l’environnement.

La situation dans l’autre grande « démocratie »: l’Inde

Alors que les États-Unis se dépêtrent comme ils peuvent de leur côté, l’autre grande « démocratie » de ce monde, l’Inde, a de justesse évité de sombrer dans une autocratie toxique. Au cours de la période précédant les récentes élections nationales, le premier ministre Modi a mené une campagne particulièrement virulente à l’encontre des minorités religieuses. Il a proclamé que son parti, le BJP (Bharatiya Janata Party, parti du peuple indien) obtiendrait une écrasante majorité au parlement national.

Or, les partis d’opposition et de nombreuses minorités marginalisées du pays, y compris les Dalits, craignaient justement de voir le régime Modi mettre à bas la constitution laïque et convertir l’Inde en une nation hindoue (Hindu Rashtra). Durant la décennie de règne de Modi, l’Inde est devenue l’un des pays les plus inégalitaires au monde : les 1 % les plus riches détiennent 53 % de la richesse nationale, tandis que les 50 % les plus pauvres en possèdent à peine 4,1 %. Le chômage, en particulier chez les jeunes gens instruits, est endémique, tandis que les médias grand public, qui appartiennent à une poignée de capitalistes qui opèrent de connivence avec le régime, fonctionnent principalement comme des médias godi (chiens de poche) du gouvernement et évitent tout compte rendu négatif de l’action de ce gouvernement.

Il semble que Modi et ses acolytes se soient laissés bercer par leur propre propagande, puisqu’au lieu d’obtenir une large majorité aux élections, le BJP a perdu un cinquième de ses sièges et n’a pu rester au pouvoir qu’en formant une coalition avec deux autres partis aux antécédents assez douteux. En tout état de cause, le danger d’un régime majoritaire fasciste et autoritaire dirigé par un leader dont le culte de la personnalité a pris une ampleur alarmante s’est quelque peu éloigné pour un temps.

« Ainsi, dans les deux démocraties électorales les plus anciennes et les plus peuplées au monde, le danger de voir un régime fasciste ou quasi-fasciste s’installer reste grand. »
On aurait pu penser que ses déboires électoraux freineraient les penchants autocratiques du BJP, mais comme le dit le vieil adage, un léopard ne peut changer ses tâches. Aussi le régime de Modi est-il en train de mettre en œuvre de nouvelles lois répressives qui avaient été adoptées lors de la précédente législature, lorsque le BJP détenait la majorité absolue.

Les avocats spécialisés dans les droits de l’homme affirment que ces lois sont susceptibles d’établir un État (raj) policier et de conduire à la criminalisation de la dissidence et de l’opposition au gouvernement, aussi légitimes et non violentes soient-elles. Ces lois sont de nature à conférer au gouvernement un pouvoir arbitraire et pratiquement illimité d’arrêter, de détenir, de poursuivre et de condamner de manière sélective pratiquement n’importe qui en accusant la ou les personnes ciblées d’être des terroristes ou des ennemi(e)s de la nation. Pour ne pas être en reste, l’État du Maharashtra, qui abrite la capitale financière de l’Inde, Mumbai, et qui est actuellement dirigé par le BJP en alliance avec des renégats du parti Shiv Sena et du Parti nationaliste du Congrès (National Congress Party), a proposé une nouvelle loi draconienne, la Maharashtra Special Public Security Act 2024 (loi spéciale sur la sécurité publique du Maharashtra de 2024) qui criminalise et réprime sévèrement la dissidence en rendant délictueuse l’appartenance à des organisations « illégales », terme susceptible d’avoir toutes sortes d’interprétations.

Ainsi, dans les deux démocraties électorales plus anciennes et les plus peuplées au monde, le danger de voir un régime fasciste ou quasi-fasciste s’installer reste grand et de nombreuses démocraties européennes connaissent déjà des dérives en ce sens. Les partis de gauche sociaux-démocrates qui gouvernaient dans les pays scandinaves ont été remplacés par des partis de droite et, en Suède, le parti démocrate suédois (Sverigedemokraterna), formation d’extrême-droite, fait partie de la coalition au pouvoir.

La montée de l’extrême droite en Allemagne

En Allemagne, le parti néo-nazi AfD (Alternative für Deutschland), peut selon les derniers sondages se targuer d’être le deuxième parti en importance du pays, tandis que l’Italie est gouvernée par Giorgia Meloni, une première ministre aux allégeances ouvertement fascistes. En France, la menace immédiate d’une prise de contrôle du gouvernement par le Rassemblement national, un parti fasciste et virulemment anti-immigration, a été contrecarrée par une coalition de la gauche et du centre, mais la situation reste précaire dans l’hexagone, tandis qu’au Royaume-Uni, il reste à voir si la victoire électorale du parti travailliste sous la direction blairiste de Keith Starmer pourra tirer l’économie de son profond marasme.

Israël et le génocide à Gaza

Le sens moral de ces différentes démocraties peut être évalué à l’aune de leur réaction au problème éthique déterminant de notre époque : le génocide de la population palestinienne de Gaza par l’État d’Israël. On se doute que les États-Unis, qui se rangent systématiquement derrière Israël, ne lèveront pas le petit doigt, mais aucun des autres pays considérés n’a montré la moindre propension à demander des comptes à Israël (ce qui vaut notamment pour l’Inde, qui continue de lui vendre des armes et des munitions). Il revient à de plus petits États de montrer ce que peut être le courage moral dans les relations internationales, comme l’illustre la poursuite amorcée par l’Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internationale de justice.

« La société bourgeoise se trouve à la croisée des chemins : soit elle évolue vers le socialisme, soit elle régresse vers la barbarie. »

La cause profonde de la crise reste le capitalisme néolibéral, qui est non seulement à l’origine d’inégalités économiques extrêmes dans de nombreux pays, mais empêche en outre de lutter de manière plus décisive contre le réchauffement climatique causé par l’utilisation persistante de combustibles fossiles. La transformation économique, en particulier la disparition des emplois industriels stables et leur remplacement par des emplois mal payés et précaires, s’est accompagnée d’un déclin marqué des syndicats aux États-Unis, qui offraient auparavant une certaine protection aux travailleurs. L’absence d’une force politique de gauche ou de gauche-démocratique viable a rendu la population plus perméable aux slogans ignobles et fascistes de bonimenteurs comme Trump, qui avec son MAGA, Make America Great Again, prétend rendre à l’Amérique sa grandeur.

Alors que nous assistons à cette crise de la démocratie électorale, les mots prophétiques de Rosa Luxemburg « le socialisme ou la barbarie » nous reviennent à l’esprit. Comme elle l’a dit il y a un siècle, « La société bourgeoise se trouve à la croisée des chemins : soit elle évolue vers le socialisme, soit elle régresse vers la barbarie »

Il va sans dire que la forme que pourra prendre le socialisme au 21e siècle et dans les siècles qui vont suivre doit être définie, discutée et élaborée; le socialisme du 20e siècle a fait son temps. Or, si l’on veut que l’humanité survive dans des conditions décentes à l’avenir, c’est maintenant qu’il faut en débattre.

SourceAlternatives International
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Vinod Mubayi
Retraité, Vinod Mubayi est un médecin, chercheur et physicien américain réputé d'origine indienne. Né à Lahore au Pakistan avant la partition, il est docteur en physique à l'université Brandeis, a enseigné à l'université Cornell et a été chercheur à l'Institut Tata en recherche fondamentale avant de joindre le Brookhaven National Laboratory de Long Island en 1976. Observateur attentif des événements sociopolitiques en Inde, Vinod Mubayi a été actif dans des groupes progressistes en Amérique du Nord et est un membre fondateur du forum international d'Asie du Sud (International South Asia Forum - INSAF) en 1999.