La France et le commerce international des armes

Dans Ventes d’armes, une honte française, Aymeric Elluin et Sébastien Fontenelle, respectivement juriste à Amnesty International et journaliste, offrent un panorama détaillé des ressorts et enjeux commerciaux, politiques et juridiques d’un commerce pas comme les autres.

« Si la France a réussi à devenir en peu d’années l’un des plus importants exportateurs de matériels de guerre de la planète, c’est donc d’abord parce qu’elle accepte d’armer, partout dans le monde, et au rebours des grands principes qu’elle prétend défendre, d’infâmes tyrannies », notent les auteurs.

Ils soulignent à travers des exemples précis ce qu’ils appellent « un particularisme français » : pour tenir la compétition du marché, la France vend des armes à des pays qui les utilisent contre leurs propres populations civiles.

Alors que la France vient de perdre deux importants contrats d’armement avec l’Australie et la Suisse, ce livre salubre rappelle que tout n’est pas seulement affaire d’argent mais reste surtout une question éthique et juridique.

Un commerce théoriquement encadré

En France, le principe semble simple : les ventes d’armes sont interdites à des États non membres de l’Union européenne, selon le Code de la défense. Quand elles sont autorisées, les ventes sont encadrées sur le plan interne par une procédure spécifique et, sur le plan international, par deux textes précis.

C’est à la seule Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG), composée de représentants des ministères des Armées, des Affaires étrangères et de l’Économie et des Finances, qu’il revient d’examiner les demandes d’exportations pour accorder les dérogations officielles. Elle doit ainsi veiller à ce que les ventes respectent les engagements internationaux de la France en matière de droits humains, de paix et de sécurité, et veiller aux effets de ces ventes sur la situation intérieure du pays acheteur.

La CIEEMG s’appuie également sur le Traité sur le commerce des armes (TCA) et la position commune de l’Union européenne, instruments juridiques internationaux de régulation des transferts d’armes classiques qui prohibent les usages ou trafics illicites.

Selon ces textes qui lient la France, tout État signataire doit évaluer, « de manière objective » et « en tenant compte de tout élément utile », si la vente de ces armes risque de porter atteinte à la paix et à la sécurité, et si elles pourraient servir à « commettre une violation grave » du droit international humanitaire ou des droits humains, ou à « faciliter la commission » d’une telle atteinte. Si le « risque prépondérant » existe, l’exportation ne doit pas être autorisée.

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Sur le papier, tout semble fait pour que les ventes soient encadrées. Mais les décisions et délibérations de la CIEEMG sont tenues secrètes car classées « secret défense ». En outre, rappellent les auteurs, en France, « il y a moins de contrôle parlementaire sur le commerce des armes qu’au Royaume-Uni ».

Certes, depuis 2000, un rapport annuel est remis par le ministère des Armées au Parlement, mais il reste vague, sinon pour vanter les contrats décrochés, et surtout il ne dit pas un mot sur « l’impact » des armes ainsi vendues sur les populations.

La nécessité d’une transparence renforcée et « d’un véritable pouvoir de contrôle » du Parlement sur les ventes d’armes a été soulignée par un rapport parlementaire en novembre 2020, mais rien n’a encore été fait pour assurer ce contrôle par les élus de la nation.

Une situation que déplore Sébastien Fontenelle : « Chez les élus ou dans la presse, ce silence semble aller de soi et peu s’y intéressent. Au fond, il y a une méconnaissance et un refus de savoir », indique-t-il à Middle Est Eye.

La doctrine française en matière d’exportation

Officiellement donc, la France s’appuie sur le TCA, traité qu’elle a initié avec un autre champion des ventes, la Grande-Bretagne, en 2013.

Mais face à cette récente architecture juridique d’encadrement, reste une doctrine officieuse plus souple et qui court depuis les années 60. En pleine guerre froide, face aux États-Unis qui s’étaient arrogés la clientèle des pays développés, spécialement ceux de l’Alliance atlantique (OTAN), la France avait orienté ses ventes vers « une clientèle particulière, composée notamment de pays dirigés par des régimes totalitaires, qui pour certains font l’objet de sanctions par ONU »

L’argument avancé est celui de la souveraineté. Dès 1969, Michel Debré, alors ministre de la Défense nationale, explicitera cette doctrine : « Une grande industrie d’armement n’est concevable qu’à condition d’exporter. »

Le Livre blanc de la Défense de 1972 ajoutera un argument pour le moins étonnant à cette doctrine puisque les ventes d’armes y sont présentées tout simplement comme un moyen d’aider des pays éventuellement soumis à des embargos à assurer « librement leur défense sans avoir recours aux puissances dominantes de chacun des deux blocs [atlantique et soviétique] ».

Une stratégie qui portera ses fruits puisque la France deviendra dans les années 70 le troisième exportateur d’armes, derrière les États-Unis et la Russie. Dans l’interstices des deux blocs, la France peut ainsi élargir ses ventes vers des pays aussi « recommandables » que l’Afrique du Sud de l’apartheid, la Grèce des colonels, le Portugal de Salazar ou encore l’Espagne de Franco. Hors Europe, les régimes militaires du Brésil et de l’Argentine seront également clients.

Un complexe militaro-industriel à la française

Cette doctrine a permis la constitution d’un capitalisme de l’armement qui imbrique étroitement intérêts privés et participation de l’État. Pour l’illustrer, les auteurs donnent en exemple la Société de gestion de participations aéronautiques (SOGEPA). Créée à la fin des années 1970, cette société publique avait pris une participation minoritaire de 20 % dans le capital de Dassault Aviation, entreprise clef de ce capitalisme militaire d’État.

Après l’élection de François Mitterrand en 1981, l’État augmente cette participation et devient omniprésent dans cette entreprise dont il est le principal client. Oubliant très vite les promesses de campagne de moralisation du commerce des armes, la France socialiste redevient le troisième plus important marchand mondial de matériels militaires.

Emblème de ce montage privé-public, le programme Rafale, du nom du nouvel avion de combat du groupe Dassault. Un programme tenu à bout de bras par l’État puisque l’armée française s’était engagée à en acheter 283 exemplaires, « mais dont aucun autre pays ne s’[était] encore porté acquéreur », et ce jusqu’en 2015.

L’un des arguments répandus pour justifier cette doctrine française est celui de l’importance économique du secteur des armes en matière d’emplois. 270 000 emplois au début des années 70 et des centaines d’entreprises sous-traitantes. D’après les chiffres officiels, ce secteur pèse aujourd’hui 13 % des emplois industriels et emploie 200 000 personnes, de manière directe et indirecte.

Mais les auteurs montrent que cette « chère » industrie profite surtout à des intérêts privés. L’État accorde ainsi aux exportateurs des facilités fiscales et financières non négligeables.

Ainsi, la loi de finances de 1968 permet aux fabricants d’armes « d’obtenir une participation étatique au financement des opérations précédant la fabrication (étude, mise au point, industrialisation) d’un matériel qui ne correspondrait pas aux besoins immédiats de l’armée française ».

Une avance qui varie « entre 50 et 70 % des dépenses engagées », avec des facilités de remboursement, voire rien à rembourser, s’ils ne trouvent aucun acheteur. En cas de crédits publics pour augmenter la production de matériel, si l’exportation attendue n’a pas été réalisée, le gouvernement prend à sa charge une partie des dépenses effectuées, et l’armée française acquiert le matériel.

Des avantages qui font dire à Sébastien Fontenelle que « cette industrie est sous perfusion d’argent public depuis toujours. On se souvient que quand Serge Dassault demandait la fin des aides sociales, Le Figaro [propriété du groupe Dassault] titrait sur la ‘’France des assistés’’. Mais les assistés, c’est le groupe Dassault ».

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi (centre), le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian (droite) et le gouverneur militaire de Paris Bruno Le Ray lors d’une cérémonie militaire à l’Hôtel des Invalides à Paris le 24 octobre 2017 (AFPCharles Platiau)
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi (c.), le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian (d.) et le gouverneur militaire de Paris Bruno Le Ray à Paris le 24 octobre 2017 (AFP)

Cette doctrine a accompagné tous les présidents français. Les auteurs reviennent particulièrement sur la présidence Hollande (2012-17), durant laquelle la France déploie un savoir-faire sécuritaire et un faire savoir commercial indéniables. Alors que les ventes s’élèvent à 4,8 milliards d’euros en 2012, elles atteignent en 2015 le record de 16,9 milliards.

Tout cela, dans un grand-écart constant entre l’affichage de principes portant sur les droits humains et la réalité d’un commerce soutenu auprès de régimes répressifs, notamment l’Égyptel’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis.

Sous cette présidence, un nom retient l’attention. Celui de Jean-Yves Le Drian. Ministre de la Défense de Hollande et actuel ministre des Affaires étrangères d’Emmanuel Macron. Et surtout, super VRP inoxydable de l’armement français. Les auteurs décrivent des scènes étonnantes pour assurer les ventes, entre décorations et breloques distribuées à certains clients, en catimini parfois (comme la légion d’honneur accordée au président égyptien Abdel Fattah al-Sissi ou à l’ancien prince héritier saoudien Mohammed ben Nayef), et dîners officiels où « de petites maquettes reproduisant […] le chasseur-bombardier Rafale de Dassault Aviation » sont disposées entre deux plats.

Résultat : une commande de 5,3 milliards d’euros par l’Égypte portant entre autres sur l’achat de 24 exemplaires du Rafale. Sébastien Fontenelle note pour MEE que « Le Drian n’a jamais rien fait sans l’aval de ses hiérarchies, de Hollande à Macron. Pourtant, malgré ses proximités avec des gens comme Sissi, il donne des leçons de façon péremptoire. On n’interroge jamais dans la presse ses amitiés singulières qui sont présentées comme un fait donné ».

Outre Jean-Yves Le Drian, la France peut aussi compter sur ses « attachés de défense adjoints armements » qui, auprès de dix-huit représentations diplomatiques françaises à l’étranger, ont pour seule mission le soutien des exportations d’armes auprès des autorités locales. Treize d’entre eux sont déployés, révèlent les auteurs, auprès de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis.

Une responsabilité juridique ?

La position française sur le commerce d’armes est a minima moralement questionnable. En outre, au regard de ses clients et des conflits dans lesquels ils sont impliqués, la responsabilité juridique de la France peut aussi être interrogée. Une situation sur laquelle des ONG ont alerté, soulignant, à l’instar d’Amnesty International, la non-conformité des actions françaises « avec ses engagements internationaux, notamment le Traité sur le commerce des armes », y compris au Yémen.

Parmi les clients problématiques de la France, l’Égypte donc, notamment sous le régime d’Abdel Fattah al-Sissi. Dès sa prise de pouvoir en juillet 2013, emprisonnement d’opposants et répression meurtrière ont suffisamment alerté le grand parrain états-unien pour qu’il décide de geler jusqu’en 2015 ses livraisons d’armes.

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La France n’aura pas ces pudeurs et lui déroulera littéralement le tapis rouge. Le généreux maréchal acceptera même de se substituer à la Russie dans l’achat de deux navires que Moscou devait initialement acheter à la France.

Pourtant, un rapport d’Amnesty International d’octobre 2018 démontre que des armes vendues par la France se trouvent « au cœur de la répression » de l’opposition égyptienne. Réponse officielle française : les exportations n’ont porté que sur du « matériel militaire à destination de l’armée égyptienne », « dans le cadre de la ‘’lutte contre le terrorisme” dans le Sinaï, et non pour des opérations de maintien de l’ordre ».

Autre conflit international dans lequel la France peut voir sa responsabilité juridique mise en question, celui qui oppose l’Arabie saoudite et son allié émirati aux Houthis au Yémen, notamment depuis qu’a été révélé que sur ce front, « les civils sont sous le feu des chars Leclerc et des avions de combat Mirage 2000 du groupe Dassault que la France, déjà très compétitive, a vendus respectivement aux Émirats arabes unis et au Qatar ».

Une situation qui, sur le plan international, a aussi alerté l’ONU, laquelle a averti que des violations des droits humains étaient perpétrées au Yémen « de façon généralisée et systématique », ainsi que des crimes de guerre.

Dans ce cas, les auteurs notent que « cette obstination » française à vendre des armes à Riyad l’« expose désormais à de possibles recours devant la justice ». Une possibilité soulignée également par Amnesty International, qui avait appelé, avec d’autres associations, à ce que la France « cesse de se rendre complice de crimes de guerre commis au Yémen ».

En 2018, l’association Action sécurité éthique républicaine (ASER) avait demandé au Premier ministre Édouard Philippe de suspendre les licences d’exportation de matériels de guerre à destination des pays impliqués dans la guerre au Yémen. Silence officiel pour toute réponse.

ASER a donc saisi un tribunal administratif, qui s’est déclaré compétent, en faisant valoir que les licences accordées étaient « maintenues en violation des engagements internationaux de la France ».

Même démarche, la même année, de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) et d’Amnesty International France, qui ont saisi un cabinet d’avocats parisien pour un avis relatif aux ventes d’armes de la France à deux des pays les plus actifs de la coalition contre le Yémen : l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis.

Des actions en cours qui pourraient, si elles aboutissent, ébranler sur son fondement la doctrine française en matière de ventes d’armes.