Philippe Leymarie, Le Monde diplomatique, février 2021
Malgré huit ans de perfusion militaire et économique, les attaques se sont multipliées et étendues du nord au centre du Mali, puis dans le nord du Burkina Faso et du Niger. On a dénombré plus de quatre mille morts en 2019, soit cinq fois plus qu’en 2016, selon le Bureau des Nations unies pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel (Unowas). Mobiles, flexibles, profitant du « vide d’État » (1), les groupes armés fuient les agglomérations, préférant s’établir dans les confins, les zones frontières, voies de passage des denrées, des trafiquants d’armes et de drogues, des combattants, des migrants.
Les forces déployées au Sahel depuis l’opération française « Serval », en 2013, n’ont pu venir à bout des quelques centaines ou milliers de combattants de ces katiba (bataillons), qui évitent les affrontements directs et ont su développer une stratégie d’ancrage au sein des populations sans avoir à assumer de souveraineté officielle.
Revers pour les militaires maliens
En face, l’armée malienne reste le « grand corps malade » de la région, en dépit des efforts déployés par la Mission de formation de l’Union européenne au Mali (EUTM Mali) : sur les seize mille hommes annoncés par Bamako, moins de dix mille seraient opérationnels. Comme c’est souvent le cas sur le continent, les militaires, formés à la guerre interétatique ou à la protection de régimes politiques, sont peu préparés aux conflits internes ou caractérisés par des mouvements transfrontaliers. L’infanterie, très peu mobile faute de moyens de projection, demeure longuement cantonnée dans les casernes et les postes, où elle fait une cible de choix pour les attaques rebelles, tout comme au Niger.
En outre, l’armée malienne — comme d’autres dans la sous-région — a dû intégrer plusieurs vagues d’anciens combattants, surtout touaregs, au fil des accords de paix successifs (1992, 2006, 2013, 2015) ; les soldes demeurent insuffisantes, les conditions d’avancement contestées ; et la corruption règne à tous les étages, y compris au niveau du haut commandement. Certains hélicoptères et avions de chasse acquis dans les années 2010 sur le marché international, surfacturés, se sont en outre révélés inutilisables. Même équipée et entraînée par les Européens, les Français et les Américains, et refondée à partir de 2015 selon un ambitieux « plan quinquennal », l’armée malienne accumule les revers : attaquée dans ses casernements dans la région du centre, où elle a été vite dépassée ; repoussée du nord, dont elle a perdu le contrôle effectif depuis des décennies et où elle n’a pu recommencer à s’établir très partiellement qu’en janvier 2020. Pis : elle s’est aussi rendue coupable de crimes de guerre. Le Sénégalais Alioune Tine, expert indépendant sur les droits humains au Mali (2), a recensé plus de deux cents exécutions extrajudiciaires en 2020, notamment dans la région du centre, autour de Mopti et de Ségou — une accusation souvent portée aussi contre les forces burkinabés.
Depuis 2014, les troupes de la région coopèrent dans le cadre du G5 Sahel (3), qui réunit le Mali, le Burkina Faso, le Niger, la Mauritanie et le Tchad. Il s’agit de lutter contre l’instabilité transfrontalière par un effort commun de développement économique et sociétal (encore largement insuffisant) et par la mutualisation de moyens militaires. Chaque pays membre affecte un ou deux bataillons à des opérations de la « force conjointe » du G5 Sahel, qui dispose de son propre état-major à Bamako, articulé avec celui de la force française « Barkhane », installé à N’Djamena (Tchad). Outre des opérations mixtes dans les zones frontières, avec possibilité de poursuite sur cent kilomètres au-delà des limites territoriales, et la mise en place de groupes d’action rapide, le G5 Sahel permet d’échanger les renseignements et d’harmoniser les politiques nationales de sécurité. Pour le Mauritanien Ahmedou Ould-Abdallah, directeur du Centre des stratégies pour la sécurité du Sahel Sahara (C4S), sa création a cependant été une fausse bonne idée, car « ce n’est pas en additionnant des faiblesses que l’on fait une force, avec en plus la complexité du multilatéralisme et des financements extérieurs. Cela finit par ressembler à une usine à gaz » (France Info, 11 décembre 2019). L’éventuelle intégration, à terme, d’autres pays — comme le Sénégal ou la Côte d’Ivoire — constituerait un défi supplémentaire.
En 2020, quelques succès ont été enregistrés, notamment dans la région du Liptako-Gourma, dite « des trois frontières », entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso. Mais la maîtrise totale du terrain demeure hors de portée : le 2 janvier dernier, par exemple, des combattants venus du Mali sur des motos ont tué une centaine de villageois nigériens — le pire massacre depuis dix ans. L’an dernier, l’armée nigérienne avait perdu une centaine d’hommes lors d’attaques de ses postes. C’est dans cette région que les militaires français ont également essuyé le plus de pertes ces dernières années (douze sur les cinquante-cinq tués depuis 2013).
« Éviter le pire »
L’armée tchadienne, une des plus aguerries de la région, devait fournir un huitième bataillon à la force conjointe, mais M. Idriss Déby, qui doit prendre cette année la présidence du G5 Sahel, y a renoncé. Invoquant une menace persistante autour du lac Tchad, une des zones d’action de l’organisation djihadiste nigériane Boko Haram, il a préféré y concentrer ses troupes d’élite. Le « maréchal du Tchad » — autodésigné ainsi depuis août dernier, après manipulation de la Constitution — souhaite surtout disposer de l’ensemble de ses forces armées en cas de menace sur un pouvoir qu’il monopolise depuis plus de trente ans.
Autre acteur important pour la sécurité au Sahel : la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation du Mali (Minusma), une des principales opérations de paix de l’Organisation des Nations unies (ONU), passée à un effectif de quatorze mille personnes en cinq ans. Déployée dans tout le pays, elle est souvent accusée de ne pas protéger suffisamment les civils. Les chefs d’État de la région demandent d’ailleurs des forces plus légères et plus rapides, dotées d’un mandat renforcé, sous le chapitre VII de la Charte de l’ONU, qui permettrait d’aller au-delà de la simple réaction en légitime défense et d’« imposer la paix ». Ainsi, les casques bleus pourraient être plus offensifs, à la fois dans le nord — disputé entre le pouvoir central et les groupes autonomistes — et dans le centre du Mali, devenu l’épicentre des actions djihadistes comme des affrontements intercommunautaires. Sinon, cette mission de paix ne serait qu’une « machine à distribuer des indemnités », assurait le président sénégalais Macky Sall au dernier Forum international de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique, en novembre 2019. « Ces forces passives coûtent trop cher et discréditent la communauté internationale », tranche également M. Ould-Abdallah, pour qui la menace est cependant sérieuse, et justifie un engagement international : « Nos pays n’ont ni les ressources, ni l’endurance et la cohésion pour faire face à toutes ces attaques. Surtout quand elles prennent des dimensions ethniques. »
Mais il faut surtout compter avec la force française « Barkhane », qui a succédé à l’opération « Serval » et qui est désormais déployée dans les cinq pays sahéliens. Avec ses 5 100 soldats, relevés tous les quatre mois, et une imposante composante aéromobile — des hélicoptères au Mali, des avions de transport à N’Djamena, des drones et des chasseurs à Niamey —, elle domine le dispositif sécuritaire régional. « Si on la retire, ce sera le chaos », assure M. Nicolas Normand, ancien ambassadeur de France au Mali (Marianne, 30 août 2020). L’armée française jouit d’une « culture expéditionnaire » efficace, héritée des temps coloniaux, entretenue notamment par les troupes de marine et la Légion étrangère. Comme jadis, les militaires de « Barkhane » savent pratiquer les descentes nocturnes dans les villages suspects, les fouilles et les interpellations, effectuées désormais en liaison avec les soldats africains.