Romaric Godin, Médiapart, publié le 29 avril 2020,
L’économiste Jean-Marie Harribey rappelle que la crise sanitaire actuelle se produit dans une crise profonde du capitalisme. Il en appelle à un changement radical, appuyé sur trois orientations : réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie.
La crise qui s’est ouverte avec la crise sanitaire s’est muée rapidement en une crise du capitalisme qui s’annonce plus profonde qu’on a pu le croire initialement. Le niveau de chute des PIB et la responsabilité des politiques publiques néolibérales posent nécessairement la question d’une possibilité d’un retour à une « normalité » dont, au reste, plus personne ou presque ne se revendique. Alors qu’Emmanuel Macron prétend désormais vouloir défendre un « État protecteur » et renforcer les salaires des métiers selon leur « utilité sociale ». Mais que signifierait vraiment un changement profond de modèle ? Et pourquoi n’est-il pas envisageable de revenir en arrière ?
Jean-Marie Harribey est économiste, membre des Économistes atterrés et de la Fondation Copernic. Il a publié peu avant l’annonce du confinement un ouvrage sur l’état du capitalisme contemporain, Le Trou noir du capitalisme. Pour ne pas y être aspiré, réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie (Le Bord de l’eau, 2020). Il tente d’expliquer en quoi la crise actuelle n’est pas aussi « extérieure » au capitalisme qu’il n’y paraît et comment elle pourrait être systémique. Puis il dessine les traits de ce qu’il appelle la « grande bifurcation » et qui serait un véritable changement de paradigme.
La crise actuelle est présentée comme une crise exogène du capitalisme, causée par une suite d’événements indépendants du développement économique, médicaux et politiques. Cette vision est importante parce qu’elle justifierait de faire repartir le système sur ses bases antérieures. Mais cette crise est-elle vraiment exogène ?
Mon livre Le Trou noir du capitalisme a été publié quelques jours avant que n’éclate la crise du Covid-19, avant que je sache donc que le monde allait être paralysé de manière aussi brutale et générale. Je commence dans ce livre par faire une analogie entre les trous noirs découverts par les astrophysiciens et le capitalisme. Un trou noir est un corps astrophysique dont le noyau absorbe toute matière et tout rayonnement lumineux à cause de sa force gravitationnelle, dès lors qu’ils franchissent une frontière que les astrophysiciens nomment « horizon des événements ». Il est appelé noir parce qu’aucune lumière provenant de lui ne peut nous parvenir.
Mon analogie consiste à montrer que le capitalisme mondialisé a porté sa logique d’extension jusqu’à vouloir tout absorber, toute activité humaine, toute connaissance, les éléments naturels et tout le vivant. Absorber, c’est-à-dire tout soumettre à l’exigence de rentabilité, du profit et de l’accumulation du capital. Tout est promis à la marchandisation, des droits de propriété doivent être instaurés sur toutes matières, naturelles ou produites, sur l’usage de l’air pour y envoyer sans retenue des gaz à effet de serre.
C’est dans ce contexte qu’est survenu ce que l’on nomme maintenant la crise du coronavirus. La première réaction des gouvernements et de la plupart des économistes médiatisés a été effectivement de dire qu’il s’agissait d’une crise extérieure au système économique mondial, « exogène ». Au contraire, tout indique que l’évolution du capitalisme depuis un demi-siècle a favorisé l’éclosion de nouveaux virus et leur diffusion très rapide sur l’ensemble de la terre.
Premièrement, les barrières entre les espèces animales et l’espèce humaine se sont affaiblies considérablement. En cause, la transformation de notre rapport au monde du vivant qu’a imposée la logique de la marchandisation : la déforestation et l’urbanisation ont détruit les habitats naturels de la faune sauvage, l’agriculture et l’élevage industriels ont fait des sols et de l’eau des dépôts de déchets et entraîné des pertes de biodiversité qui atteignent des seuils dont certains sont irrémédiables. Il s’ensuit que les trois quarts des maladies dites émergentes sont transmis par les animaux. Ce sont les zoonoses. Toutes les études scientifiques dont nous disposons vérifient que les virus Marburg, Ebola, VIH, Hendra, Sras, Mers-Cov ont sauté les barrières naturelles au cours des dernières décennies.
Deuxièmement, la pandémie du Covid-19 n’est pas la première pandémie dans l’histoire humaine. Mais c’est la première qui se soit répandue avec une telle rapidité et qui a provoqué aussi brutalement une paralysie subite de l’économie. C’est le résultat de la circulation des marchandises et des humains à travers le monde, qui ne connaît plus d’entraves depuis que les capitaux peuvent aller partout librement et ont fait éclater les chaînes de production. Les chantres du capitalisme ont beau répéter que l’on fait un « mauvais procès à la mondialisation », la fragmentation des « chaînes de valeur » pour tirer le meilleur parti de la faiblesse des coûts de main-d’œuvre et d’exploitation a fragilisé les sociétés en faisant perdre toute autonomie aux économies locales et nationales.
Troisièmement, cette situation a été aggravée par les politiques néolibérales qui ont délibérément affaibli les services publics de santé au nom de la diminution des dépenses publiques. Le cas de la France est tristement exemplaire : diminution du nombre de personnels soignants, des lits d’hôpitaux, d’instruments de protection et de réanimation et gestion des hôpitaux selon des critères de rentabilité. Le résultat est sans appel : le système de santé fut démuni dès que la pandémie explosa. Toutes les sociétés étaient donc devenues vulnérables, d’autant plus que, dans le même temps, les très fortes perturbations liées à la financiarisation continuaient à faire leurs ravages : crises financières à répétition, bulles périodiques, endettement public et surtout privé sans limites. À tel point que les États et les banques centrales furent conduits à intervenir massivement pour sauver un système bancaire financier au bord de l’asphyxie, soit en socialisant ses pertes, soit en jetant dans un puits sans fond des masses de liquidités monétaires considérables.
Cette crise est inédite par son ampleur économique. Est-elle systémique, autrement dit, concerne-t-elle la totalité du capitalisme moderne ?
Au-delà de l’affaire du coronavirus, nous sommes au cœur d’une crise systémique, dans les termes mêmes de la critique faite par Marx il y a plus d’un siècle et demi : le capitalisme épuise les deux sources de la richesse, le travail et la nature. Et, pour la première fois dans l’histoire, ces deux épuisements se produisent aussi fortement en même temps et se renforcent mutuellement.
D’un côté, la dévalorisation du travail et la dégradation de la condition salariale conduisent à une surproduction générale ; de l’autre, l’épuisement de la planète aiguise les tensions pour l’accès aux matières premières. Les deux phénomènes se traduisent par une suraccumulation de capital par rapport aux possibilités réelles de profit. En moyenne, la productivité du travail ne dépasse guère plus, dans les pays développés, que de 1 % par an. Or, au bout du compte, c’est toujours la productivité du travail qui commande la rentabilité du capital dans un contexte donné du rapport de forces, et l’essor de nouvelles techniques, de l’informatique, de la robotique, ne réussit pas à la faire croître significativement.
Le capitalisme se heurte donc à des limites sociales et écologiques infranchissables. Il ne peut pas pousser l’exploitation de la force de travail jusqu’au point où les marchandises ne peuvent plus trouver suffisamment de demandeurs. Et il ne peut pas pousser l’exploitation de la nature au-delà des limites de la Terre. Résultat : la crise du capitalisme est systémique. Il ne reste plus à celui-ci que la fuite en avant de la financiarisation, surfant sur le grossissement d’un capital fictif qui, tôt ou tard, s’évanouit. Mais la financiarisation ne peut jamais être davantage qu’un palliatif temporaire.
La surprenante mise à l’arrêt de l’économie marchande à laquelle nous assistons est-elle simplement le prélude à un réamorçage de ce capitalisme en crise systémique ou l’occasion d’une réorganisation profonde de l’économie ?
Sommes-nous à la croisée des chemins ? D’une certaine manière, oui. Parce que les forces du capital ne restent pas inertes. L’épuisement de la planète, le réchauffement du climat et la perte énorme de biodiversité sont avérés. On voit émerger et se développer un large courant de la théorie économique dominante qui jure ses grands dieux que l’environnement sera désormais pris en compte. On ne compte plus les rapports des grandes institutions internationales ONU, FMI, OCDE, Union européenne, les articles de revues savantes, qui calculent le capital sous toutes les formes que l’idéologie dominante lui donne : capital économique, capital social, capital humain et capital naturel, le dernier-né de cette bande où tout est réduit à du capital, sous-entendu comme à des choses dont il faut tirer de la valeur.
Je plaide pour qu’on revienne à l’économie politique et au dépassement qu’en avait fait Marx. Parce qu’elle permet de distinguer la richesse dont la nature est le meilleur exemple et la valeur au sens économique qui prend sa source dans le travail et qui revêt la forme monétaire lorsque la marchandise est vendue sur le marché ou lorsque des activités non marchandes sont validées par décision politique : de l’éducation dans les écoles, du soin dans les hôpitaux, de la recherche dans les universités, etc. Une fois ces bases posées, alors peut s’ouvrir un champ de légitimité pour les services publics non marchands, pour les biens érigés au rang de biens communs. Tout ce dont la valeur ne résulte pas d’un arbitrage du marché ni d’une opportunité de rentabilité, mais d’une convention sociale et politique. C’est ce que j’expliquais dans mon ouvrage La richesse, la valeur et l’inestimable publié en 2013 [aux éditions Les Liens qui libèrent – ndlr].
La crise sanitaire due au Covid-19 est une confirmation éclatante que la valeur au sens marchand ne résume ni l’ensemble de la valeur économique produite, ni a fortiori l’ensemble des richesses sociales. Un calcul coûts/bénéfices aboutit à jeter un milliard de masques et à supprimer 40 % de lits d’hôpitaux. Un débat politique démocratique aurait mis le principe de précaution au-dessus d’un « prix de la vie » calculé selon des méthodes aussi foireuses que cyniques. Ces méthodes sont fondées sur le « consentement à payer » pour avoir une année de vie supplémentaire ou sur la comparaison du revenu attendu d’une année de vie et le coût budgétaire du soin à apporter pour rester en vie. La leçon principale de cette crise est qu’elle met en lumière les activités qui sont essentielles à la société et ramène au rang de l’accessoire bon nombre de productions que seule la logique marchande et du productivisme impose.
Précisément, une des voies que vous proposez pour sortir du « trou noir du capitalisme », c’est la « réhabilitation du travail ». Voici un point sur lequel tout le monde semble désormais d’accord : même Emmanuel Macron a appelé récemment à la prise en compte de « l’utilité sociale » des métiers. Mais s’agit-il simplement d’accorder une prime en temps de crise ou de quelque chose de bien plus profond ?
La première partie de mon livre est consacrée à l’analyse de la crise capitaliste actuelle, principalement grâce aux concepts critiques de Marx dans Le Capital (surproduction, suraccumulation du capital, exploitation conjointe de la force de travail et de la nature…). La seconde partie prend au sérieux l’avertissement de l’anthropologue hongrois de l’entre-deux-guerres, Karl Polanyi, dans son grand livre La grande transformation : la marchandisation du travail, de la terre et de la monnaie serait mortifère pour la société. Alors, j’esquisse effectivement trois voies pour sortir de la nasse et amorcer une « grande bifurcation » : réhabiliter le travail, instituer les communs et socialiser la monnaie.
Réhabiliter le travail, c’est d’abord dire que, parce que le travail est « vivant », il est central dans la vie des individus pour leur intégration dans la société et par son rôle de médiateur de relations sociales. Il est central aussi bien sûr dans la production de valeur économique, et la répartition de celle-ci est un indicateur-clé de l’état du rapport de force avec le capital. Or le capitalisme dans sa phase néolibérale, parce que les ressorts de sa rentabilité étaient grippés, n’a eu de cesse que de dévaloriser le travail, d’amoindrir ses droits et d’exiger des travailleurs qu’ils adhèrent aux objectifs de l’entreprise pour servir des dividendes aux actionnaires.
Concrètement, réhabiliter le travail signifierait trois choses principales. La première est que les salaires et les prestations sociales ne progressent jamais moins vite que la productivité du travail, une fois que le chômage est drastiquement abaissé par la réduction du temps de travail. La deuxième est la restauration d’un droit du travail protecteur. La troisième est l’instauration de la démocratie dans les entreprises, par la création de conseils économiques et sociaux, de telle sorte que le pouvoir de décision du type de production, des investissements, des conditions d’emploi et de travail soit dissocié de la propriété du capital. C’est par là qu’on verrait l’institution capitaliste du marché de l’emploi réduire sa pression sur le travail. Les finalités du travail seraient alors redéfinies pour cerner quels sont les besoins essentiels à satisfaire et les activités vraiment utiles.
Un travail de ce type ne prendrait de sens que si, dans cette double définition, on institue des « biens communs », qui est précisément le deuxième élément de votre « grande bifurcation » ?
Effectivement, il s’agit d’instituer une « gestion commune » de biens érigés au rang de « communs », de telle sorte que les objectifs sociaux soient mis en cohérence avec les objectifs écologiques de transformation de la société. Prise au singulier, la notion de commun renouvelle de fond en comble la conception traditionnelle des biens publics et des services collectifs : faire de ce qui est réalisé sous l’égide de l’État et des collectivités territoriales une chose commune autogouvernée et autogérée par les populations concernées au plus près possible de leur existence. C’est transformer la propriété publique en propriété véritablement sociale. Prise au pluriel, la notion de communs désigne tous les éléments essentiels à la vie, qui doivent être soustraits à la marchandisation : les ressources naturelles comme l’eau, l’air, le vivant, tout ce que Polanyi désignait par « la terre », ainsi que les connaissances, les institutions sociales donnant accès à l’éducation, à la protection sociale.
Pour réaliser cette ambition, vous entendez vous appuyer sur la monnaie. Et c’est votre troisième bifurcation : la socialisation de la monnaie. Aujourd’hui, on voit les banques centrales inonder les marchés d’argent et les États consentir des plans de soutien considérables. Est-ce la première pierre vers une telle socialisation monétaire ?
Le capitalisme néolibéral a privatisé, sinon la monnaie, du moins son usage. C’est sa qualité d’institution sociale qu’il s’agit de retrouver. Dans le cadre de la liberté qui a été accordée aux capitaux de circuler dans le monde et du développement sans entraves des marchés financiers, le rôle dévolu aux banques centrales a été depuis quarante ans de veiller à la stabilité de la rente financière. Cela est particulièrement vrai pour la Banque centrale européenne (BCE), rendue totalement indépendante du reste de la société et du pouvoir politique.
Ce dogme est en train heureusement de voler en éclats. Aujourd’hui, on peut et on doit resocialiser la monnaie, c’est-à-dire retrouver la maîtrise du crédit et donc de la création monétaire pour financer les énormes investissements de transition écologique. La crise du coronavirus montre à quel point on a besoin d’un pôle bancaire public, d’un contrôle social sur celui-ci et d’une banque centrale qui soit celle de l’ensemble de la société.
Au lieu d’obliger les États à emprunter sur les marchés financiers soit directement, soit indirectement via le mécanisme européen de stabilité, la BCE devrait financer directement les dépenses publiques. On dit qu’il s’agit de « monétiser les investissements publics » ou de les « financer monétairement ». C’est-à-dire étendre ce que la Banque d’Angleterre vient de décider pour financer les seules dépenses liées au redémarrage de l’économie paralysée par la pandémie. C’est une pratique qu’utilisent depuis longtemps la Réserve fédérale américaine et la Banque du Japon. Ainsi, on utilise l’énorme avantage d’une banque centrale qui, seule, a la possibilité de créer à volonté de la monnaie s’il faut effectuer des dépenses et des investissements publics essentiels, sans qu’elle ait la moindre contrainte de capital ni de rentabilité, puisque c’est elle qui émet la monnaie dans laquelle ce financement a lieu.
Le risque d’inflation est nul lorsque des forces de travail et des équipements productifs sont inemployés et donc disponibles. L’épouvantail de la « planche à billets » tombe de lui-même. Une autre façon d’aboutir au même résultat serait de transformer tous les titres publics détenus par la banque centrale en dette perpétuelle à taux zéro.
Sur le plan théorique, on peut ici trouver une proximité étroite entre la vision de Marx, des post-keynésiens et des disciples de l’économiste Michal Kalecki qui comprennent que toute accumulation exige un surcroît de monnaie, mais aussi de celle de la théorie monétaire moderne (MMT) qui entend retrouver la pleine souveraineté monétaire, et, enfin, de celle de Minsky sur l’employeur en dernier ressort. Pour que l’État puisse jouer son rôle d’amorceur de la pompe, il faut qu’il y ait une cohérence avec l’action de la banque centrale.
Quant aux banques ordinaires (qui comprendraient en leur sein un pôle public important), elles continueraient à accorder les crédits aux agents privés, et le refinancement auprès de la banque centrale serait conditionné par la qualité des crédits en termes de soutenabilité sociale et écologique qu’elles auraient accordés.
Vous avez évoqué la notion d’employeur en dernier ressort qui est également défendue par la MMT. C’est une notion qui inquiète souvent les syndicats en France qui y voit une concurrence entre ce type d’emploi et les postes de fonctionnaires. Mais c’est aussi un moyen de peser sur le marché du travail tout en remplissant des tâches nécessaires à l’entretien des communes et ainsi de relier la socialisation de la monnaie, la réhabilitation du travail et l’instauration des communs ?
En ce qui concerne l’employeur en dernier ressort, nous disposons d’une expérience concrète, Territoire Zéro Chômeurs (TZC), qui est porteuse de leçons. Elle montre qu’il est possible de répondre aux vrais besoins en utilisant les compétences et les formations des demandeurs d’emploi. Il est donc possible de créer une telle activité qui n’est pas une simple activité d’attente, mais qui est une activité productive qui répond à de vrais besoins. Il serait donc très intéressant de développer et de promouvoir ce type d’expérience.
Mais il est vrai qu’il existe un risque. Les syndicats ont eu raison de souligner que cela ne devait pas se substituer aux créations d’emplois dans les services publics. C’est pourquoi le vrai enjeu serait de proposer un emploi avec un vrai statut et un revenu vraiment décent pour qu’il n’y ait pas un sous-emploi public à côté de l’emploi public.
Le philosophe Dominique Bourg a fait récemment une proposition de revenu de transition écologique, une mouture plus intelligente que le revenu universel stricto sensu, parce qu’il est conditionné à la mise en œuvre de vraies activités. Mais il est important que cela ne vienne pas en remplacement de statuts qui comportent une garantie de l’emploi, un revenu décent et qui ne se substituent pas aux services publics existants.
Ce sont, pour moi, des mesures de réamorçage de la pompe. Il s’agit davantage d’employer en « premier ressort », autrement dit de redynamiser l’ensemble de l’économie, selon un schéma finalement très keynésien.
Pour réussir à construire cette « grande bifurcation », quel doit être le rôle de la lutte sociale ?
Les principes que je viens d’énoncer ne sont pas uniquement le fruit de réflexions théoriques. En effet, les peuples n’attendent généralement pas que des théoriciens leur tracent le chemin à suivre. Partout dans le monde, des initiatives voient le jour en permanence, des expériences de « vivre autrement » existent, des résistances se développent, ici contre des grands projets inutiles, là contre la déforestation, là-bas contre la bétonisation des côtes et des rivages. Les Amérindiens du Sud s’organisent pour protéger leurs terres contre la déforestation et l’agriculture intensive.
Des associations bravent le « délit de solidarité » aux migrants en train de se noyer en Méditerranée. Des collectifs naissent autour de « zones à défendre » et à reconstruire sur d’autres bases. Lassés de produire des aliments de piètre qualité, des agriculteurs en nombre croissant se reconvertissent en bio et veulent redevenir des paysans. Les coursiers de la plateforme Deliveroo refusent de travailler pour moins d’un euro la course. Les soignants urgentistes portent un combat pour leurs conditions de travail et l’amélioration du service public, et on voit aujourd’hui la justesse de leur combat. On retrouve le fondement de l’économie politique et de la « critique » marxienne de celle-ci : la richesse essentielle, c’est moins la marchandise et sa valeur d’échange que la valeur d’usage des biens et services essentiels.
C’est donc la lutte sociale qui sera déterminante pour faire redémarrer l’économie sur un autre chemin. La fameuse « mondialisation heureuse » se révèle être un désastre social, écologique, économique et aujourd’hui sanitaire. Il faut donc la démanteler et construire de nouvelles solidarités et planifier démocratiquement nos objectifs et mettre en commun nos moyens.