La mondialisation néolibérale est la forme contemporaine de l’impérialisme

Entrevue avec Samir Paul, auteur de L’impérialisme, passé et présent – un essai aux Éditions Les Indes savantes

Pour les générations militantes les plus âgées qui ont grandi avec ce repère analytique, le concept d’impérialisme servait à expliquer la division et la domination hégémonique du monde. Avec la montée du nationalisme identitaire et le contexte marqué notamment par la guerre en Ukraine, on a tendance à croire que la mondialisation néolibérale disparaît et que la notion d’impérialisme ressurgit au pluriel, marqué par la polarisation géopolitique. Dans son dernier livre, Samir Saul propose une approche qui cherche à faire le pont entre la notion antérieure et les réalités d’aujourd’hui, avec comme trait d’union, le néolibéralisme.

JdA-PA : D’abord, en insistant sur l’unicité et la continuité, est-ce à dire qu’il n’existe qu’une seule forme d’impérialisme qui poursuit le même objectif d’oppression et d’exploitation du monde, quel qu’il soit?

Samir Saul — La question va au cœur de mon livre. Qu’avons-nous en ce moment comme interprétations de l’impérialisme? Des définitions parcellaires, valables pour certains cas particuliers, mais pas pour d’autres.

Une interprétation commune est que l’impérialisme est synonyme de la possession de colonies et de formation d’empires formels, dûment constitués. Avec la décolonisation, l’impérialisme cesserait, selon ce point de vue. Ce fut vrai du 16e au 19e siècle que l’impérialisme se résumait à des empires. Mais comment expliquer que la domination politique et économique persiste après la décolonisation?

Évidemment, cette interprétation est inadéquate. Il y a plus que des empires dans l’impérialisme. Un courant réformiste a pensé que l’impérialisme serait résorbé avec l’élévation du pouvoir d’achat sur le marché national, rendant moins nécessaire la quête de marchés extérieurs pour les marchandises et les capitaux «excédentaires». La thèse de Lénine, très influente et très utile pour le début du 20e siècle, l’est moins pour la suite.

Plus récemment, avec le triomphe du néolibéralisme mondialisant, certains ont vite fait d’éliminer l’État, pensant que le marché et l’économique rendaient caducs l’État et le politique. Illusion balayée par l’invasion de l’Irak en 2003, les crises financières et la pandémie. De fait, la mondialisation néolibérale est la forme contemporaine de l’impérialisme.

Nous étions en manque d’une analyse de l’impérialisme qui réponde à nos besoins. Il fallait rouvrir ce dossier, très fréquenté autrefois, mais laissé en plan depuis un demi-siècle. Mon livre entreprend cette aventure. Je le fais en historien qui scrute le passé pour trouver les récurrences, les ruptures et les mutations. J’arrive à une définition de l’impérialisme qui vaut autant pour le passé que pour le présent. Elle relève le côté passéiste de l’impérialisme comme système de transfert forcé de richesses, mais aussi sa mise à jour d’une époque à la suivante. Elle explique en long et en large les différences de l’application de cette définition selon les époques, les structures socio-économiques, les rapports de classe, etc.

JdA-PA : Autrement dit, qu’y a-t-il de commun entre la Russie, la Chine et les États-Unis?

On peut dire que les États-Unis, la Chine et la Russie ont en commun la présence à divers degrés du capitalisme dans leurs sociétés. Cela dit, les différences entre eux sont substantielles. Leurs modèles sont divergents. Aux États-Unis, le marché, les entreprises et les capitalistes sont les maîtres de l’État; en Chine et en Russie, c’est l’inverse. Chez les premiers, on a un capitalisme sans réelles entraves; chez les deux autres, il n’a pas le dernier mot face aux pouvoirs publics. Les oligarques russes et les chefs d’entreprise chinois qui empiètent sur le domaine politique sont remis à leur place. On comprend que le néolibéralisme est surveillé, voire combattu, en Chine et en Russie.

JdA-PA — On associait le néolibéralisme à une idéologie du capitalisme dérégulé. En quelque sorte, il a offert des assises théoriques à la mondialisation du capital. Le néolibéralisme a-t-il toujours sa place dans une théorie unifiée de l’impérialisme? Si oui, quelle est-elle?

Le néolibéralisme est à la base de la mondialisation du capital et de l’impérialisme contemporain. Il est le soutien de la financiarisation et de l’hégémonie du dollar. Le néolibéralisme fait pleinement partie d’une conception actualisée de l’impérialisme. Cela dit, sa pérennité est loin d’être assurée. Son corollaire, la mondialisation, montre des signes indubitables d’épuisement. Crises économiques et financières, pandémie, blocus («sanctions») la mettent à mal et contribuent à la volonté d’affirmer sa souveraineté nationale.

Cette tension est pleinement visible dans l’affrontement entre les États-Unis, défenseur et premier bénéficiaire de la mondialisation néolibérale, et la Chine, la Russie et d’autres pays, qui rejettent les limitations de souveraineté que cette mondialisation leur impose. L’ère actuelle fait penser à certains que la mondialisation néolibérale se fracture et fait place à des blocs. Ceux-ci pourraient ultérieurement évoluer vers une nouvelle mondialisation. Mais, là, on est dans la prospective.

JdA-PA — concernant le rapport entre l’impérialisme et l’économie, l’économie fossile a occupé une place cruciale dans l’histoire de l’impérialisme? Peut-il s’en défaire et récupérer la transition énergétique à sa propre reproduction?

L’économie fossile est le carburant au sens propre du capitalisme et de l’impérialisme depuis la révolution industrielle. Du charbon au pétrole et au gaz, elle a fait fonctionner machines, navires, automobiles et avions. La production industrielle, puis indirectement l’agriculture en dépendent. S’en défaire présuppose et entérine le clivage du monde entre un Occident désindustrialisé et tertiarisé qui effectue sa mue énergétique, et le reste du monde qui produit (car il faut produire!) en recourant à des énergies fossiles.

Malgré l’immensité de la tâche, la transition énergétique est certainement récupérable pour la reproduction du capital. C’est d’ailleurs un trait évident de l’«économie verte» promue par des milieux capitalistes, notamment financiers, et qui semble destinée à devenir la nouvelle bulle, après le foncier, le numérique et les subprimes.

Merci Samir.

Propos recueillis par Ronald Cameron