Jean Gadrey, Reporterre, 13 mars 2020,
Un krach financier dû au coronavirus est fort probable. Plutôt que de se réjouir d’une récession mondiale imposée qui aurait des effets humains dévastateurs, « la crise actuelle peut agir comme un révélateur des fragilités extrêmes de la mondialisation et contribuer à sa condamnation », écrit l’auteur de cette tribune.
Jean Gadrey, économiste, professeur honoraire à l’Université Lille I, est l’auteur d’Adieu à la croissance — bien vivre dans un monde solidaire (Les Petits matins, 2015).
Si l’on en croit les éditorialistes économiques qui tiennent le haut du pavé médiatique, le grand péril lié à la diffusion potentiellement mondiale du coronavirus n’est pas de type sanitaire comme le pensent les personnes ordinaires qui n’ont pas été formées ni déformées par l’économie. Les malades, les morts par milliers, certes c’est fâcheux. Mais il y a bien pire : la croissance mondiale est terriblement affectée, voire infectée. L’économie tousse et le phénomène devient, lui aussi, viral.
D’abord, la croissance chinoise est en train de plonger. Certains évoquent déjà en frémissant une récession à venir (Le Monde du 4 mars 2020) dans l’Empire du milieu, qui était devenu le symbole de l’hyper croissance : la croissance de l’économie chinoise entre 1983 et 2013 a été de 10,2 % par an en moyenne, ce qui laisse très loin derrière nos modestes « Trente Glorieuses ». Il est vrai qu’un essoufflement s’est produit depuis une dizaine d’années, avec « seulement » 8,1 % en moyenne entre 2008 et 2018, un petit 6,6 % en 2018 et 6,1 % en 2019.
Le virus de la récession mondiale menace désormais, par une contamination qu’on ne peut freiner en se lavant les mains, tous les pays dits industrialisés, puis probablement d’autres. Pourquoi d’abord ces pays ? Parce que ce « récessovirus » se propage surtout par voie aérienne et maritime (pour les marchandises et les personnes), et par voie électronique (pour la sphère financière) entre des espaces industriels, commerciaux, financiers et touristiques « développés ».
Un monde du capitalisme financier où les banques systémiques et les fonds d’investissement et de pension font la loi tant que ça rapporte (et exigent des deniers publics pour les sauver sinon), où les Bourses dominent l’économie, où les multinationales ont joué la mise en concurrence de pays qui se mettent, sous leur influence, au dumping social, écologique et fiscal. Un monde et des pays où la dérégulation est devenue la règle, qu’il s’agisse de la finance, des accords dits de libre-échange et de libre investissement qui donnent de plus en plus de pouvoir aux multinationales, y compris pour fixer les règles du jeu contre les États.
Dans ce contexte, celui de la mondialisation financière néolibérale, le coronavirus joue le rôle d’une simple allumette capable de mettre feu à tout un immeuble parce que ce dernier est construit avec des matériaux hautement inflammables, parce que les conduites de gaz sont percées, parce qu’il n’y a pas d’alarme incendie ni de services de pompiers. Bien d’autres allumettes auraient pu et peuvent encore mener à une possible récession liée à un krach boursier [1].
Pour les objecteurs de croissance, dont je fais partie, il est tentant de voir dans la crise actuelle un argument de poids : les émissions mondiales de gaz à effet de serre et toutes les autres pollutions reculent fortement sous l’effet de cette nette décrue de la croissance mondiale. Alors, vive le virus qui a « produit » cette démonstration en vraie grandeur ?
Emprunter cette voie est pourtant déconseillé. D’abord, rien ne dit pour l’instant que le freinage de la croissance durera plus de quelques mois, même si la probabilité d’un krach financier est forte. Ensuite, un scénario de récession mondiale dans les structures économiques et sociales actuelles n’a rien de désirable humainement et socialement — cela provoquerait encore plus d’exclusion, de chômage et de détresse, et certainement pas un réveil écologique — pas plus qu’un scénario de pandémie mondiale qui toucherait alors les populations les plus fragiles. Puis, associer dans les esprits les bienfaits de la sobriété choisie et un virus mortel autour duquel les grands médias jouent à « plus anxiogène que moi tu meurs » n’est pas le meilleur moyen de convaincre. Enfin et surtout, ce serait confondre l’allumette et le système inflammable du libéral-croissancisme financier. Aller directement du virus à la croissance ou décroissance est une erreur. Il faut mettre en cause ce système et son extrême fragilité face à des chocs qui reviendront régulièrement. Le coronavirus n’est pas un bon allié des objecteurs de croissance s’ils en font un usage simpliste.
Pour le dire autrement, un coronavirus n’aurait qu’un impact très limité sur l’économie dans un monde où la finance serait sous contrôle public, où la monnaie serait un bien commun, où la majorité des productions essentielles (y compris énergétiques) serait relocalisée, ou la sobriété matérielle et énergétique supplanterait le consumérisme, et où l’on mettrait fin à la domination économique et politique des multinationales.
En revanche, la crise actuelle peut agir comme un révélateur des fragilités extrêmes de la mondialisation libérale-croissanciste et contribuer à sa condamnation. D’autres crises antérieures n’ont pas suffi pour la mettre en accusation avec suffisamment de poids. Il n’est pas certain qu’on y parvienne avec celle-ci, mais il faut tenter.