Sabine Bahi – Correspondante à Bogotá

Après l’élection du nouveau recteur de l’Université nationale de Colombie (UNAL) le 21 mars dernier, le mouvement étudiant de l’université à Bogotá s’est déclaré en grève à durée indéterminée à travers toutes les facultés de l’établissement universitaire public le plus reconnu du pays. Au cœur des principales revendications s’entend un appel à une plus grande démocratie universitaire, notamment en ce qui a trait à l’élection au rectorat, un poste d’une grande importance politique. Est également en jeu la nécessité de lutter contre la privatisation de l’éducation publique en priorisant la réforme nationale de l’éducation supérieure du gouvernement de Gustavo Petro, première formation de gauche à la tête du pays.


L’élection antidémocratique d’un poste politiquement clé

L’élément déclencheur de la grève étudiante, qui prend une ampleur nationale en s’étendant aux campus de Medellín et de Manizales de l’UNAL, réside dans l’élection jugée illégitime de l’ancien vice-recteur José Ismael Peña au poste de recteur de ladite université. En effet, la communauté étudiante déplore le manque de considération effective de sa voix dans le processus d’élection rectorale, celle-ci considérée comme un indice d’opinion sans caractère contraignant. Le choix final est effectué par le Conseil supérieur universitaire, composé notamment de représentant.es du gouvernement, des étudiant.es et des professeur.es1, sans obligation de se conformer à la consultation étudiante et professorale. Présentant le plus haut taux de participation de l’histoire de l’UNAL, le scrutin a été largement emporté par Leopoldo Múnera (34,4%), professeur de la faculté de science politique connu pour sa proximité avec le mouvement étudiant de l’université2. La critique du mouvement étudiant vise ainsi la légitimité du mécanisme d’élection rectorale.

Il ne s’agit pas de la première fois que la candidature favorisée par la consultation étudiante et professorale ne soit pas retenue par le Conseil supérieur universitaire : la rectrice sortante, Dolly Montoya, a été réélue en 2021 grâce à la décision du Conseil supérieur universitaire, laquelle ne s’alignait pas avec le vote étudiant et professoral3.

Un enjeu majeur derrière cette élection jugée antidémocratique est l’importance politique que revêt le rôle de recteur de l’UNAL, établissement considéré stratégique notamment dans le contexte de la victoire du président Gustavo Petro4. De nombreuses réformes cruciales en éducation sont actuellement discutées, notamment en ce qui a trait à la Loi 30 sur l’organisation du service public de l’éducation supérieure5. Or, le recteur de la plus grande université publique de Colombie travaille de près avec le gouvernement et le ministère de l’Éducation pour formuler le changement. Il porte une voix décisive quant aux directions choisies.

La mise de côté du vote étudiant et professoral pour favoriser un candidat représentant la continuation de la rectrice précédente, laquelle avait été favorisée par le dernier tour du processus électoral, s’apparente ainsi à la négation de la place du mouvement étudiant et de sa vision à la table de négociations de l’avenir de l’éducation en Colombie.

Le mouvement étudiant de l’université à Bogotá s’est déclaré en grève à durée indéterminée à travers toutes les facultés de l’établissement universitaire public le plus reconnu du pays

Réformes cruciales pour l’éducation en jeu

Entreprendre une réforme de la Loi 30 signifie discuter des fondements qui régissent l’ensemble des services d’enseignement supérieur en Colombie depuis plus de 30 ans. Il s’agit d’une des réformes majeures promises par le gouvernement de Gustavo Petro et l’une des plus attendues au sein du secteur éducatif du pays.

Depuis l’entrée en vigueur de la loi en 1992, le portrait de l’éducation supérieure en Colombie a subi une transformation majeure en matière de privatisation des institutions : alors qu’en 1980 existaient 145 établissements d’éducation supérieure privés et 56 publics, le compte de 2021 s’élevait plutôt à 214 établissements privés et 84 publics, représentant une hausse de 72% pour le secteur privé contre 28% pour le secteur public6 . Par le fait même, on constate l’accumulation d’un déficit équivalent à plus de 6 milliards de dollars canadiens pour les universités publiques du pays, et ce en 27 ans7.

La réforme de la Loi 30 offre ainsi une possibilité de lutter contre la privatisation de l’éducation supérieure, qui a grandement affaibli les institutions étatiques et qui continue de creuser un fossé entre les secteurs public et privé. Cette conception est celle que promeut le candidat au rectorat appuyé par la majorité étudiante et professorale et qui n’a pas été retenu par le Conseil supérieur universitaire.

Parmi les changements attendus dans le cadre de la réforme, un des plus importants a trait à la modification de la conception de l’éducation supérieure. Serait affirmé le principe du droit fondamental à l’éducation, accentuant ainsi la responsabilité de l’État dans sa promotion.

Le mouvement étudiant de l’UNAL met de l’avant ce changement en inscrivant dans ses revendications l’accélération de la construction du campus à Tumaco, municipalité colombienne présentant des déficits notables en matière d’accès à l’éducation. Alors que la création de l’établissement avait été annoncée en 1997 et que des fonds avaient été octroyés au projet depuis plusieurs années, de multiples « erreurs de parcours » ont caractérisé un processus qui n’a aujourd’hui toujours pas abouti. Cette situation entrave le droit à l’éducation de nombreux.ses étudiant.es sur la côte Pacifique du pays8.

La grève à durée indéterminée conduite depuis plus de trois semaines par les étudiant.es de l’UNAL se présente ainsi comme un appel sérieux à mettre fin au statu quo entravant l’accès de la communauté universitaire à des leviers démocratiques effectifs, lesquels permettraient une prise d’action face aux problèmes structurels de l’éducation publique. Il importe aussi de considérer les revendications d’une communauté reconnue pour avoir joué un rôle déterminant dans l’élection de Gustavo Petro à la présidence du pays, il y a de cela presque deux ans.

 


 

Références

  1. Ley 30 de 1992, Diario Oficial No. 40.700, art. 64. []
  2. « Elección de rector en la Universidad Nacional: lo antidemocrático se disfrazó de técnica », Revista RAYA, 24 mars 2024, en ligne, <https://revistaraya.com/eleccion-de-rector-en-la-universidad-nacional-lo-antidemocratico-se-disfrazo-de-tecnica.html>, consulté le 14 avril 2024. []
  3. Paula Casas Mogollón, « Las polémicas sobre el mecanismo para elegir al rector de la Universidad Nacional », El Espectador, 22 mars 2024, en ligne, <https://www.elespectador.com/educacion/las-polemicas-sobre-el-mecanismo-para-elegir-al-rector-de-la-universidad-nacional/>, consulté le 14 avril 2024. []
  4. Ronald Vargas, « Elección del rector de la Universidad Nacional: ¿Qué intereses políticos hay de por medio? », Razón Pública, 3 mars 2024, en ligne, <https://razonpublica.com/eleccion-del-rector-la-universidad-nacional-intereses-politicos-medio/>, consulté le 14 avril 2024. []
  5. Ibid. []
  6. Álvaro Martín Moreno Rivas, « La contrarreforma a la Ley 30 de Educación Superior: un modelo para desarmar », Periódico UNAL, 9 octobre 2023, en ligne, <https://periodico.unal.edu.co/articulos/la-contrarreforma-a-la-ley-30-de-educacion-superior-un-modelo-para-desarmar>, consulté le 15 avril 2024. []
  7. Ibid. []
  8. « U. Nacional en Tumaco: Mucho dinero y anuncios, pero poco avance y ¿detrimento? », El Observatorio de la Universidad Colombia, 19 janvier 2022, en ligne, <https://www.universidad.edu.co/u-nacional-en-tumaco-mucho-dinero-y-anuncios-pero-poco-avance-y-detrimento/>, consulté le 15 avril 2024. []