Par Walden Bello, Mediapart, publié le 21 avril 2020
Sociologue philippin né en 1945, activiste et dirigeant de l’ONG altermondialiste Focus on Global South, connu pour avoir forgé le concept de « démondialisation » dans un essai publié dès 2002 (traduit en français en 2011 aux éditions du Serpent à plumes), Walden Bello livre à Mediapart son analyse des conséquences de l’épidémie.
Quelle leçon tirez-vous de la pandémie en cours ?
La mondialisation est néfaste. Après la crise financière de 2008, déclenchée par la mondialisation des services financiers, nous aurions dû, déjà, démondialiser notre production. À l’inverse, la planète s’est embarquée dans une nouvelle phase de mondialisation, emmenée par la Chine, autour du concept de « connectivité ». Inspirés par le modèle de l’accès à la connexion pour l’économie numérique, certains ont chanté les louanges d’une « connectivité » dans les infrastructures et les transports, aériens en particulier, qui devait être au cœur d’une mondialisation heureuse.
Aujourd’hui, cette « connectivité » par les avions est devenue le principal vecteur de propagation du virus, ultra-rapide. Et lorsque la Chine a mis ses industries à l’arrêt pour faire face au virus, le monde a basculé dans une crise économique, parce que cette « connectivité » industrielle, elle, s’était traduite, dans bien des cas, par des chaînes d’approvisionnement dont le point de départ se trouve en Chine.
La mondialisation n’est pas le chemin vers la prospérité que décrivent ses partisans. C’est une route vers le désastre. Est-ce que le monde va, cette fois-ci, en tirer la leçon ? C’est la grande question.
En quoi la « démondialisation » que vous défendez est la bonne réponse à la crise en cours ?
À court terme, il n’est pas possible de démanteler les chaînes déjà en place. En raison du risque avéré de famine, si les chaînes d’approvisionnement de produits agricoles ne fonctionnent plus, mais aussi du risque de dépression en économie, si les chaînes de production industrielle sont à l’arrêt. Mais, tout en les autorisant à fonctionner à court terme, il est possible de lancer, dès maintenant, des processus de relocalisation des productions agricoles et industriels.
C’est le troisième signal, en moins de vingt ans, qu’il nous faut en finir avec la mondialisation. En 2007-2008, la flambée des cours des matières premières alimentaires avait provoqué une vaste crise alimentaire. En 2008 et après, la crise financière a débouché sur une récession pour l’économie mondiale. Comme le prévoient les règles du baseball aux États-Unis : « three strikes and you’re out » [si le lanceur parvient à placer trois balles dans la zone de prises, le batteur est éliminé – ndlr].
Vous disiez à peu près la même chose en 2008 et vous n’avez pas été écouté. Pourquoi cette fois-ci serait différente ?
Bien avant 2008, dès 2000, dans la foulée de la crise financière en Asie, mes collègues et moi, au sein du Focus on Global South, plaidions pour la démondialisation. Mon livre sur le sujet a été publié au tout début des années 2000. Certains en Europe – à l’instar d’Arnaud Montebourg, en amont de la présidentielle de 2012 – ont repris cette idée au bond. Malheureusement, trop peu dans le camp de la gauche. C’est surtout la droite et l’extrême droite, dont Marine Le Pen, qui ont plaidé pour « renationaliser » l’économie.
D’autres forces de droite en Europe ont adopté des conceptions variées de « démondialisation ». À chaque fois, cela leur servait surtout à discréditer le centre-droit et le centre-gauche, identifiés au néolibéralisme et à la mondialisaton. Dans les mois à venir, la bataille opposera des forces aujourd’hui profondément discréditées, qui voudraient en revenir au statu quo antérieur, à une forme de néolibéralisme, et l’extrême droite, qui plaidera pour une certaine forme de démondialisation, et un nationalisme économique sous une forme terrifiante. La gauche n’est pas un acteur sérieux dans ce conflit jusqu’alors. Elle doit s’armer, en définissant un programme autour d’une démondialisation progressiste.
Sur la quinzaine de piliers qu’inclut votre concept de démondialisation, lequel vous semble le plus urgent à concrétiser, à court terme ?
Démanteler les chaînes d’approvisionnement de l’agriculture et de l’industrie. Mais ce processus ne doit pas être laissé aux multinationales : il doit se faire par une alliance de la société civile et des progressistes. C’est un changement de camp de la politique économique. Pour y parvenir, il faut donc, non seulement que des forces progressistes participent au jeu politique, mais aussi qu’elles remportent des batailles électorales. Si l’on veut appliquer les 15 points de mon programme de « démondialisation », il faut que des forces progressistes sortent en tête des élections, et pas des nationalistes réactionnaires qui utilisent ce concept de démondialisation pour mieux s’affranchir des droits des minorités et réprimer les migrants.
Vu des Philippines, la pandémie accélère-t-elle le déclin des États-Unis et de l’Europe comme l’ascension de la Chine ?
Les États-Unis n’ont pas eu besoin du virus pour emprunter le chemin du déclin. Trump y avait déjà largement participé, à tel point que même les néolibéraux en Europe semblaient effrayés de voir l’UE prendre le même chemin, sous l’impact des décisions prises par Washington.
La Chine sera-t-elle le nouvel hégémon ? Avant la crise du Covid-19 déjà, la croissance de la Chine avait diminué de moitié par rapport au début des années 2000. Des surcapacités industrielles massives minaient la rentabilité de ses industries. Avec le virus, l’économie chinoise est entrée en récession. Cela risque de se transformer en dépression, vu qu’elle est très dépendante d’un commerce international qui s’est massivement contracté.
Cela provoquera de la colère sociale en Chine, où les gens sont déjà irrités par la gestion de crise du Parti communiste. Je suis persuadé que le parti se dirige vers une crise de légitimité qui laissera des traces, en particulier parce que son seul instrument, pour gérer cette colère sociale, est la répression. Les États-Unis, comme la Chine, sont tous deux pris dans une spirale de déclin.
Comment faire pour que l’extrême droite ne capitalise pas encore sur ce concept de démondialisation ?
Elle l’a déjà fait. Et la gauche se trouve très loin derrière. La gauche sociale-démocrate établie reste intimement liée à la mondialisation néolibérale. Blair, Clinton, Hollande, Schröder et leurs alliés ont creusé très profondément la tombe des politiques progressistes. La gauche indépendante, qui a forgé la critique de la mondialisation, semble mieux positionnée. J’en veux pour preuve le fait que de nombreux Américains ont accueilli positivement le message de Bernie Sanders.
Dans les pays du Sud, ces forces progressistes doivent encore venir à bout des héritages du maoïsme et d’autres formes sectaires de marxisme, mais aussi tirer les leçons de la « révolution rose » en Amérique latine [« la marea rosa », ou le « virage à gauche » observé principalement dans les années 2000 – ndlr]. Cette vue d’ensemble est sombre, mais il ne faut pas oublier Gramsci dans ces moments-là : « Pessimiste avec l’intelligence, optimiste par la volonté. »