Le mouvement de la solidarité internationale depuis 1944

Gustave Massiah à l'Université d'été des mouvements sociaux et de solidarité - Bobigny France, 27 août 2023 @ Luna Choquette Loranger

30Nous publions l’article complet de Gustave Massiah sur la solidarité internationale que nous avions commencé à publier en octobre dernier. Ce premier texte est l’introduction qui est suivie d’un survol des caractéristiques de la solidarité internationale au cours de trois périodes historiques : de 1944 à 1977, la première phase de la décolonisation; de 1977 à 2008, le néolibéralisme et l’altermondialisme; et après 2008, avec les crises écologique et géopolitique. 

De larges pans de ce texte furent présentés par Gus dans une intervention à l’Université d’été des mouvements sociaux lors de l’atelier Ressemer l’internationalisme au cœur des mouvements sociaux. Initiée par ATTAC-France, l’atelier était appuyée par la Campagne BDS France, du Centre de recherche et d’informations sur le développement, de la Confédération paysanne, de France Amérique latine, du Journal des Alternatives — Plateforme altermondialiste et de l’Union syndicale Solidaires. Une cinquantaine de personnes ont participé à ce module qui se déroulait toute la journée.


La solidarité est une valeur qui s’impose progressivement, aux côtés de la liberté et de l’égalité. Ce sont des valeurs individuelles et collectives. Elles s’imposent dans les révolutions du 18ème siècle. Elles marquent la fin des systèmes qui, après les premiers systèmes communautaires, les systèmes esclavagistes et les systèmes tributaires centraux, les grands empires, ou féodaux, ont précédé les systèmes capitalistes.

La solidarité internationale est une valeur; c’est la dimension internationale de la solidarité. Ce sont des pratiques, des rapports entre les peuples, les états, les nations. C’est aussi un mouvement, le mouvement de solidarité internationale, qui s’est formé en soutien à la décolonisation et qui, aujourd’hui, se concrétise dans l’altermondialisme et l’internationalisme. L’altermondialisme propose une alternative à la mondialisation dominante et l’internationalisme propose de construire des relations d’égalité entre les peuples, les nations et les états.

Les communautés s’organisent ; elles s’engagent dans des formes collectives qui se différencient en peuples, états, nations. Le système international organisé est en fait un système interétatique. Le mouvement de solidarité internationale se définit comme un mouvement associatif ; il ne retient pas les formes d’organisation des entreprises économiques organisées pour les profits, ni les formes d’organisation étatiques organisées pour le pouvoir. Le mouvement associatif se fonde sur l’égalité et cherche à se prémunir des formes qui réintroduisent le profit et le pouvoir dans l’organisation associative.

Les grandes contradictions qui structurent la situation sont : le social, l’écologie, la démocratie qui combine le politique et l’idéologie. A l’échelle internationale deux questions sont majeures, celle de la décolonisation qui n’est pas terminée et celle de l’avenir du mode de production dominant, le capitalisme. La première phase de la décolonisation, celle de l’indépendance des États est à peu près achevée, à quelques lourdes exceptions près comme celle de la Palestine. La libération des nations et des peuples est à peine commencée. La situation politique internationale est marquée par une forte contradiction : une tendance à la montée des alliances entre les droites et les extrêmes droites qui occupe les scènes politiques et à l’opposé, la radicalité des mouvements sociaux, notamment les mouvements féministes, écologiques, antiracistes, des migrations, de l’antiracisme, des peuples premiers.

Dans l’histoire longue de l’humanité, un grand basculement a lieu en 14921 avec la colonisation des Amériques et avec la traite esclavagiste qui redéfinissent le système monde et qui mettent fin aux grands empires et aux échanges limités entre les grandes régions géoculturelles. Cette période des colonisations est aussi une période de luttes et de résistances contre les colonisations. Les peuples ont résisté et ont lutté partout et tout le temps contre les formes de domination.

Un nouveau mode de production va s’imposer et devenir dominant, le mode de production capitaliste. Après une longue période de gestation, il arrive à imposer ses règles aux sociétés en subordonnant les modes de production féodaux, esclavagistes, étatiques centraux. Il donne naissance à de nouvelles classes, les bourgeoisies et les prolétariats qui s’imposent comme classes principales dans les formations sociales. Il impose de nouvelles formes de pouvoir politique à travers des révolutions au 18ème siècle. Il connaît plusieurs formes d’organisation : concurrentiel, monopoliste, fordiste et keynésien, néolibéral. Il construit des alliances de classes dans les différents pays avec les autres classes sociales, les paysanneries, les commerçants, les intellectuels, … Le capitalisme, comme système mondial, a toujours développé un système impérialiste pour l’exploitation des matières premières, par l’exploitation directe ou indirecte, et pour l’exploitation de la main d’œuvre, par la traite ou par le salariat.

Une question nouvelle est posée aujourd’hui par rapport à l’avenir du capitalisme. C’est celle du passage à une nouvelle phase du capitalisme, comme on l’a connu après la crise de 1929, ou après la crise de 1977. Certains vont même jusqu’à poser la question du passage à un nouveau mode de production, comme Immanuel Wallerstein, qui pense que l’on pourrait sortir du capitalisme dans les trente prochaines années, non pour arriver à un système socialiste comme issue à la crise, mais pour arriver à un nouveau mode de production, inégalitaire mais différent avec de nouvelles classes sociales et de nouvelles déterminations. Les contradictions écologiques et géopolitiques donnent du crédit à cette hypothèse. Dans tous les cas, passage à une nouvelle phase du capitalisme ou passage à un nouveau mode de production, les prochaines décennies seront incertaines et contradictoires, et les avenirs seront à inventer.

2. De 1944 à 1977, la période des indépendances et des «Mai 68»

Après la Deuxième Guerre mondiale, commence la période des indépendances, une première phase de la décolonisation. En fait, il y a eu des indépendances dans les Amériques dès 1776 avec l’indépendance des États-Unis puis celle des pays d’Amérique latine, mais il s’agissait des indépendances nées de la révolte des anciens colons contre les pays européens colonisateurs. Les luttes de libération et les premières indépendances nationales auront lieu en Asie (Chine, Inde, Indonésie…), dans le Moyen-Orient (Égypte, Irak…) et en Afrique (Ghana, Guinée…).

D’une manière générale, les luttes de résistance à la colonisation n’ont jamais cessé; les peuples ont toujours résisté et ont été très violemment réprimés. Parmi les grands mouvements qui ont marqué l’Histoire, rappelons la révolution anticolonialiste, antiesclavagiste et antiségrégationniste à Haïti, en 1804 et la révolution paysanne mexicaine avec Zapata en 1905.

En 1920, à Bakou, au Congrès des Peuples d’Orient, une alliance stratégique est passée entre les mouvements de libération nationale et les mouvements communistes de 1917. Cette alliance va permettre l’encerclement des impérialismes et l’essor des libérations nationales. En 1927, se tient à Bruxelles le premier Congrès contre le colonialisme et l’impérialisme présidé par Albert Einstein et Madame Sun Yat Sen, autour du mot d’ordre «Liberté nationale, égalité sociale».

En 1955, à Bandung, en Indonésie, Soekarno invite les chefs d’État des dix-sept premiers pays indépendants d’Afrique et d’Asie2et notamment Tito, Nasser, Nehru et Chou en Lai. Chou en Lai résume la situation en déclarant : les États veulent leur indépendance, les nations veulent leur libération, les peuples veulent la révolution. Les participants définissent une orientation, celle du non-alignement. La révolution cubaine, amorcée en 1953, est victorieuse en 1956. La conférence Tricontinentale, en 1966, à La Havane, amorce l’émergence d’un Sud par rapport aux deux blocs de l’Ouest et de l’Est.

Dans cette première phase des indépendances, nous pouvons distinguer trois sous périodes :

  • De 1944 à 1965, les luttes de libération nationale;
  • De 1966 à 1973, les «Mai 1968»;
  • De 1973 à 1977, l’offensive pétrolière de pays du Sud.

À partir de 1944 et de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le capitalisme est le mode de production dominant dans le monde occidental. Le capitalisme industriel consolide son évolution entamée après la crise de 1929 avec les secteurs de l’énergie, le pétrole et l’électricité, la sidérurgie et l’automobile, la chimie, les transports. Dans les pays de la triade capitaliste, États-Unis, Europe et ensuite Japon, les banques et les grandes entreprises donneront naissance aux entreprises multinationales. Le mouvement ouvrier comprend les OS, ouvriers spécialisés déqualifiés, les ouvriers qualifiés et les techniciens qui se retrouvent dans le mouvement syndical. Cette main-d’œuvre vient de l’agriculture et de l’immigration. Le mouvement paysan se différenciera entre les agriculteurs qui développent le capitalisme agricole et les paysans travailleurs qu’on retrouvera à partir des années 1970 dans les syndicats de La Via Campesina. Le mouvement des travailleurs immigrés articulera, de différentes manières, les luttes dans les pays industrialisés avec les luttes dans les pays d’origine.

Le mouvement de solidarité internationale s’organise en soutien aux luttes de libération nationale, et plus particulièrement aux luttes en Indochine, puis au Vietnam, en Algérie, dans les colonies portugaises, en Afrique du Sud, en Palestine. Il va créer des Tribunaux pour les droits des peuples, notamment le Tribunal Russell, sur le Vietnam et l’Amérique latine, puis le Tribunal permanent des Peuples. Il va s’appuyer sur les syndicats étudiants et les syndicats d’enseignants, en Allemagne, en Italie, aux États-Unis, en France et s’opposer violemment aux organisations d’extrême droite, comme l’OAS en France.

De 1965 à 1973 va se développer une période de mouvements et de luttes un peu partout dans le monde. En Europe, en Allemagne, en Italie et en France avec Mai 68; dans les pays de l’Est, après la mort de Staline en 1953, avec la Hongrie en 1956, jusqu’à la Tchécoslovaquie en 1968; en Afrique dans une quinzaine de pays dont le Sénégal, le Cameroun, le Congo l’Afrique du Sud; au Japon et en Corée; au Mexique et en Argentine. Les mouvements de jeunesse entrent en ébullition partout dans le monde. Des jonctions dans plusieurs pays ont lieu entre le mouvement étudiant et le mouvement ouvrier. C’est le cas en Italie et en France, en mai 1968. On voit se développer des revendications d’autogestion, comme en 1973 en France avec les ouvriers de LIP et les paysans au Larzac.

C’est une explosion de nouveaux mouvements avec des mouvements des droits des femmes, des mouvements pour le droit à l’avortement, des mouvements contre les déchets nucléaires, des mouvements écologistes, des mouvements pour le droit au logement, les mouvements des migrants, les mouvements pour les libertés. C’est la période d’émergence des Nouveaux Mouvements sociaux et l’entrée en force des jeunesses dans les mobilisations politiques de masse. C’est une période d’ébullition des jeunesses dans le monde. Un renouveau philosophique et une réinvention du marxisme avec Sartre, Derrida, Althusser, Foucault, Marcuse, Guattari, Deleuze, Lefebvre…

La tentation de la lutte armée resurgit, mais elle est canalisée par les mouvements de masse. Les associations humanitaires, caritatives et de développement, nées à partir de 1839, par rapport à l’esclavage et au mouvement des femmes, se développent pendant la Deuxième Guerre mondiale et mettent en avant la lutte contre la misère et la pauvreté, et l’urgence. La guerre du Biafra, de 1967 à 1970, donne naissance à un nouveau mouvement humanitaire, avec Médecins sans frontières (1971).

Avec les indépendances, un mouvement dans les jeunesses du monde a poussé de nombreux jeunes à partir pour construire les nouveaux États. En 1958, Sekou Touré appelle la jeunesse africaine à venir construire la Guinée. Les cadres politisés affluent. En Algérie, les coopérants progressistes publient un manifeste : «ni mercenaires ni missionnaires, coopérants!» cet enthousiasme durera jusqu’en 1969. Après les mobilisations de mai 1968, les régimes vont contrôler les coopérants et le gouvernement français va surveiller et encadrer attentivement la coopération française.

Un affrontement Nord-Sud, postcolonial, avait commencé, en 1953, avec la nationalisation en Iran du pétrole par Mossadegh. Il a été renversé. L’affrontement aura lieu en 1973 avec le quadruplement du prix du pétrole et en 1979, à la suite de la révolution islamique en Iran, avec un nouveau doublement du prix du pétrole. Mais les États pétroliers ne préservent pas l’unité des pays du Sud et laissent les pays occidentaux retourner la situation en leur faveur. En 1975 est créé le G5, qui deviendra le G7, qui regroupe les pays dirigeants occidentaux. Ils lancent, en organisant l’endettement des pays du Sud, une contre-offensive qui réussit et qui rallie certains pays pétroliers à l’offensive occidentale.

Les institutions de Bretton Woods, FMI et Banque Mondiale, vont imposer, à partir d’une gestion inique de la dette, les Programmes d’ajustement structurel, les PAS. C’est une entreprise de recolonisation des pays du Sud. De nombreux mouvements contre la dette vont se développer dans les pays du sud, avec des mouvements de soutien dans des pays du nord, mais sans réussir à sortir de ce piège qui va fonctionner de 1979 jusqu’à aujourd’hui. Le capitalisme réussit une nouvelle mutation avec la mise en place du capitalisme financier et sa stratégie : marchandisation, privatisation, financiarisation.

Dans cette période, le mouvement de solidarité internationale est partagé entre les caritatifs et les tiers-mondistes qui pensent qu’il faut lutter contre la misère et les politiques et anti-impérialistes qui luttent contre les dominations. Un slogan est mis en avant «donne-moi un poisson, je mangerai un jour, apprends-moi à pêcher, je mangerai toujours», Nelson Mandela y répondra en rappelant un proverbe africain : «celui qui lutte pour moi, sans moi, est contre moi». Les anti-impérialistes accusent les caritatifs d’être localistes et basistes; les caritatifs accusent les anti-impérialistes d’être politistes et étatistes. Les deux courants se rapprocheront quand ils seront confrontés à l’arrivée des humanitaires qui ne se préoccupent que de l’urgence et lancent le mouvement sans-frontières. En 1976, la création du CRID crée un espace de débat sur le développement et la coopération. Il s’appuie notamment sur des pratiques nouvelles autour de l’idée de partenariat, développé par la CIMADE et le CCFD, qui se donne comme objectif de créer de l’égalité en partant de situations inégales.

3. de 1977 à 2008, néolibéralisme et altermondialisme

À partir de 1977, commence une nouvelle phase du capitalisme en réponse aux difficultés du capitalisme keynésien et du danger géopolitique de montée en puissance d’un Sud postcolonial. La réponse est à la fois économique et géopolitique. Sur le plan économique, le keynésianisme n’est pas applicable à l’ensemble de la planète, on proposera de promouvoir une nouvelle forme d’organisation capitaliste et impérialiste, le néolibéralisme. Sur le plan géopolitique, on s’attachera à marginaliser les Nations Unies et à promouvoir les institutions de Bretton Woods (FMI, Banque Mondiale et OMC). Pour imposer cette nouvelle orientation, la stratégie est claire : l’endettement des pays du Sud.

Cette stratégie est précisée et expérimentée au Chili, à partir du coup d’État fomenté par Pinochet en 1973 qui a permis de mettre en place une politique, appliquée par un régime fasciste, définie à l’Université de Chicago par Milton Friedman. Le président français Giscard d’Estaing crée en 1975, le G7 pour répondre au choc pétrolier. La stratégie est claire : endettez les pays du Tiers-monde! Et, pour assurer le remboursement de la dette, imposez des PAS, des programmes d’ajustement structurel, organisés en fonction d’une doxa néolibérale et gérés par le FMI et la Banque Mondiale.

On peut distinguer trois sous-périodes de 1977 à 2008

  • De 1977 à 1989 : la dette et les Programmes d’Ajustement structurels; la guerre en Irak
  • De 1989 à 2001 : la chute du mur de Berlin, les manifestations contre la BM, le FMI et l’OMC
  • De 2001 à 2008 : les Forums sociaux mondiaux

Un mouvement altermondialiste émerge en réponse à cette stratégie du capitalisme et de la financiarisation. En réponse à l’affirmation de Madame Tatcher, «il n’y a pas d’alternative», il affirme «un autre monde est possible». La première phase de ce mouvement commence, dès 1979, avec les mouvements contre la dette et contre les programmes d’ajustement structurel. Le mouvement ATTAC, pour la taxation des transactions financières, et le CADTM, pour l’annulation des dettes du Tiers-Monde, relaient et élargissent dans le monde les mouvements des pays du Sud contre la dette. À partir de1989, la situation évolue avec la chute du mur de Berlin, l’effondrement du bloc soviétique et le passage à un monde unipolaire sous la direction des États-Unis et du G7.

Le G7 va chercher à construire un nouveau système international correspondant à leur projet en complétant les institutions de Bretton Woods, le FMI et a Banque Mondiale, par l’OMC, l’Organisation Mondiale du Commerce. Des grandes manifestations internationales de 1989 à 1999, ont lieu contre ces institutions et le G7, à Paris, Madrid, Washington, Gênes et partout dans le monde autour du mot d’ordre, «le droit international ne doit pas être subordonné au droit des affaires». La réunion de l’OMC à Seattle en 1999 qui devait confirmer l’ordre mondial se heurte à l’opposition des mouvements et aux contradictions internes entre les différents pays.

À Seattle, en 1999, les mouvements rendent visible leur internationalisation et en prennent conscience. Le mouvement syndical salarié s’est ouvert aux pays du Sud avec la CUT brésilienne, la KTCU coréenne, les syndicats indiens. La Via Campesina regroupe les syndicats paysans du Nord et du Sud. Les écologistes et les consommateurs sont en grande progression. Les mouvements des femmes et les mouvements de jeunesse démontrent leur dynamisme. Les mouvements de solidarité internationale et les mouvements contre la dette et les PAS sont très déterminés. C’est à partir de là qu’est organisé le premier Forum Social Mondial, à Porto Alegre, en 2001, en opposition au Forum Économique Mondial qui réunit à Davos les banquiers, les entreprises multinationales et les dirigeants des États.

Les Forums Sociaux Mondiaux se succèdent et laissent la parole aux mouvements sociaux et citoyens. Celui de Belém en 2009 regroupe 4500 associations, plus de cent mille personnes. Par rapport à la crise financière ouverte en 2008, il avance des propositions immédiates : le contrôle de la finance, la suppression des paradis fiscaux et judiciaires, la taxe sur les transactions financières, l’urgence climatique, la redistribution… On retrouvera l’écho de ces mesures dans le programme de la commission des Nations Unies animée par Joseph Stiglitz et Amartya Sen; celle sur le Green New Deal. À Belém, un ensemble de mouvements, les femmes, les paysans, les écologistes et les peuples indigènes, surtout amazoniens, ont pris la parole pour affirmer : il s’agit d’une remise en cause des rapports entre l’espèce humaine et la Nature, il ne s’agit pas d’une simple crise du néolibéralisme, ni même du capitalisme; il s’agit d’une crise de civilisation, celle qui dès 1492 a défini certains fondements de la science contemporaine dans l’exploitation illimitée de la Nature et de la planète. C’est de là que date la définition d’un projet alternatif, celui de la transition sociale, écologique et démocratique. Cette transition s’appuie sur de nouvelles notions et de nouveaux concepts : les biens communs, la propriété sociale, le buen vivir, la démocratisation radicale de la démocratie.

Pendant cette période, le mouvement de solidarité international se recompose. Il met en avant un nouveau mot d’ordre : «le droit international ne doit pas être subordonné au droit des affaires». il organise aussi des manifestations contre la guerre. Le CRID adopte en 1987 une charte qui définit quatre objectifs : le développement, le partenariat, l’éducation au développement et à la solidarité internationale, la construction d’un mouvement de solidarité internationale. En 1989, à Paris, deux grandes manifestations en réponse au G7 à Versailles : «dette, colonies, apartheid, ça suffat comme ci» et le Sommet des sept peuples parmi les plus pauvres. En 1994, l’affirmation des zapatistes au Mexique. En 1995, à Madrid, contre le FMI et la Banque Mondiale, 50 ans, ça suffit. La création d’ATTAC en 1998. En 2001, les manifestations de Gènes. À partir de 2001, la succession des Forums sociaux mondiaux.

4. À partir de 2008

La crise financière de 2008 est une nouvelle crise profonde du capitalisme. La crise financière démontre la fragilité du système. Le néolibéralisme est réaménagé en adoptant une stratégie austéritaire qui combine l’austérité et le sécuritaire. Les luttes sociales se durcissent en réponse à cet austéritarisme. La situation s’aggrave avec la pandémie de Covid. Ce n’est pas la première fois dans l’Histoire que la pandémie et e climat s’invitent pour rappeler la fragilité de la situation.3. Cette pandémie rend plus sensible la crise climatique et l’actualité des contradictions sociales, écologiques et démocratiques.

De nouveaux mouvements traduisent la réaction des peuples à la crise financière de 2008. Cette nouvelle génération de mouvements a suivi l’auto-immolation de Mohamed Bouaziz avec les événements de Sidi Bouzid en Tunisie, relayés par les médias sociaux et provoquant la «Révolution de Jasmin». Une succession ininterrompue de mouvements partout dans le monde lui succède : après Tunis et la place El Tahrir au Caire, les indignés en Espagne, au Portugal et en Grèce, les Occupy à Londres, New York et Montréal, les étudiants chiliens et les parapluies de Hong Kong. Et depuis on ne compte plus les manifestations massives en Argentine, en France avec les gilets jaunes, au Chili, en Équateur et dans toute l’Amérique latine, en Syrie, au Liban, en Irak, en Iran, en Palestine… Les manifestations éclatent dans plus de cinquante pays avec des formes nouvelles : ainsi, le Hirak algérien, les manifestations à Hong Kong, la démission de tout le gouvernement à Beyrouth, un gouvernement transitoire imposé à l’armée et des élections au Soudan …. Ces mouvements, très divers, éclatent en contrepoint de l’idéologie dominante et des réactions brutales et autoritaires des pouvoirs contestés.

Depuis la Conférence Environnement et Développement, à Rio en 1972, la présence très active des mouvements a amené les gouvernements à organiser les COP (Conférence pour lutter contre les dérèglements climatiques). À partir de 2020, les pandémies et le climat occupent le devant de la scène. Ce n’est pas la première fois qu’ils s’invitent dans l’Histoire4. Dans tous les pays, de nouveaux mouvements amènent les États à mettre en place des politiques de prévention et de soutien aux populations en termes médicaux et sociaux. Les mouvements mettent en avant de nouvelles propositions pour la garantie des droits : droit à la santé, droit à l’éducation, droit au revenu qui, il y a peu, apparaissait comme complètement utopique, droit au travail, droit aux services publics, droit à une action publique qui ne soit pas uniquement la bureaucratie et l’État, droit des communs par rapport à la propriété. Les mouvements mettent en avant une floraison extraordinaire d’idées nouvelles. Évidemment, elles ne vont pas s’imposer tout de suite; elles sont le support de ce que peut être un Nouveau Monde.

Le mouvement se solidarité internationale est confronté à la remise en cause des certitudes, notamment sur la notion même de développement qui masque l’idée d’un rattrapage par tous les pays du modèle capitaliste5. Cette idée est remise en cause par la rupture écologique qui interpelle l’hypothèse de reproduction du système dominant. Les mouvements sociaux et citoyens réagissent aux situations; ils participent à leur création et à leur évolution. Ils résistent et revendiquent, ils proposent et ils inventent. Ils sont des acteurs directs de l’Histoire. Ils rappellent que les classes sociales structurent les sociétés et qu’elles sont capables d’initiatives et d’inventions. Ils illustrent les contradictions sociales et la multiplicité des formes de la lutte des classes.

Nous sommes dans un changement de période qui se caractérise par le durcissement des contradictions. La montée des alliances entre les droites et les extrêmes droites sont générales; elles instrumentalisent la question des migrations et la question des identités nationales. Les mouvements sociaux, féministes, antiracistes, écologistes, des peuples premiers, sont porteurs de nouvelles radicalités, mais n’ont pas encore de projet commun. Le mouvement social, ouvrier et paysan, est fortement combattu. L’autoritarisme se présente comme une solution par rapport à la méfiance sur les formes contestées de démocratie6.

Les Forums sociaux mondiaux continuent à exister, mais ils doivent être renouvelés. De nouveaux mouvements explorent de nouvelles perspectives, comme les zapatistes, les femmes du Rojava, les jeunes Iraniennes. Ces mouvements mettent en avant le féminisme, l’écologie, la démocratie locale. Ils explorent les voies d’avenir.

[1] Immanuel Wallerstein, L’universalisme européen : de la colonisation au droit d’ingérence, Demopolis, 2008.

  1. Wallerstein, I. 2008, L’universalisme européen : de la colonisation au droit d’ingérence, Demopolis. []
  2. Gustave Massiah, Bandung, un moment historique de la décolonisation, Conférence Bandung, Belgrade, La Havane — novembre 2022 []
  3. Gustave Massiah 2020, Le rôle de la pandémie et du climat dans la crise de civilisation, Revue Les Possibles. En ligne sur le site d’Intercoll. []
  4. Gustave Massiah 2019, Repenser le développement pour repenser la solidarité internationale: douze pistes de réflexion, mai 2019. En ligne []
  5. Gustave Massiah 2019, idem []
  6. Kavita Krishnan 2023, L’autoritarisme est-il le mantra de la multipolarité? en ligne []
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Gustave Massiah
Gustave Massiah est un militant et intellectuel français, figure de proue de l'atlermondialisme, fervent défenseur de l'écologie et de la justice sociale. Sur le plan des droits humain, il intervient surtout dans les domaines de la solidarité internationale. Il a participé à la création du CEDETIM, Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale, de IPAM, Initiatives pour un autre monde, et du CICP, Centre international des cultures populaires qui est une maison d’associations qui regroupe 85 associations de solidarité internationale. Il a soutenu, dès les années 1950, les luttes de libération au Vietnam, en Algérie, en Afrique du Sud, dans les colonies portugaises. Il a été secrétaire général des comités Chili. président du Centre de recherche et d'information sur le développement (CRID) de 2002 à 2009 et vice-président d’Attac de 2001 à 2006. Membre du Conseil international du Forum Social Mondial depuis 2000, secrétaire général de la Ligue Internationale pour les droits et la Libération des Peuples, membre du Tribunal Permanent des Peuples ; rapporteur à la session sur la dette à Berlin en 1988, membre du jury au Mexique sur les assassinats de journalistes, en 2012 ; membre du jury du Tribunal Russell sur la Palestine de 2010 à 2013, à Barcelone, Londres, Le Cap, New York et Bruxelles.