Les migrants sont des citoyens

François Crépeau et Anne-Claire Gayet (Extraits d’un texte paru dans les Nouveaux Cahiers du socialisme, numéro 5, printemps 2011)

Nous sommes tous des migrants

Les autorités des pays développés pointent du doigt les passeurs et les pays sources aux frontières poreuses. Pourtant, leur propre responsabilité dans les migrations irrégulières, du fait de l’attraction qu’exercent les « employeurs illégaux », est rarement mentionnée dans le discours gouvernemental. Mais les migrants, en situation régulière ou non, font partie de nos sociétés. Bien que les États détiennent le pouvoir de décider qui peut entrer et résider sur leur  territoire, certains corps démocratiques à l’intérieur de ceux-ci – comme les communes au niveau local – peuvent ne pas vouloir considérer le statut migratoire comme un critère pertinent pour définir l’appartenance au groupe.

Pourquoi devrait-il en être ainsi ? La réponse repose sur trois éléments. Premièrement, la migration est une constante de civilisation : nous sommes tous des migrants. Deuxièmement, même si cela a été tardivement reconnu et si les considérations pour la sécurité nationale tendent à éclipser le caractère fondamental de certains droits, les migrants jouissent de droits. Le respect de ces droits, leur protection et leur promotion, ainsi que leur comparaison avec les droits des citoyens, constituent le prochain développement des politiques de droits humains. Enfin, la présence de migrants dans nos sociétés rend impérieuse la révision de nos conceptions de la citoyenneté et de la résidence, du moins localement, afin de reconnaître que la dignité de chacun se situe au-dessus et au-delà de son statut administratif.

La migration constitue un phénomène complexe qui échappe à toute simplification. Il s’agit d’une constante de civilisation : l’histoire de l’humanité consiste en un périple sans fin sur les différents continents de la planète. La migration est aussi un phénomène générationnel, déclenché par une panoplie de facteurs politiques, économiques et sociaux qui ne peuvent être modifiés de façon significative à court terme. Elle possède plusieurs facettes : il peut s’agir d’un transfert économique, d’un vecteur de transformations sociales, d’un défi à la souveraineté territoriale, d’un enjeu sécuritaire, d’un phénomène clandestin, d’un vecteur de métissage culturel, etc. C’est aussi une trajectoire individuelle dans différents espaces sociaux. Bien que la migration soit décrite en termes de « vagues » et de « flux », il ne faut pas perdre de vue l’individu, ses espoirs et ses craintes.

L’infortune du migrant illustre le conflit entre deux paradigmes fondamentaux du droit international. Dans le paradigme traditionnel de la souveraineté territoriale, l’État décide qui entre et demeure sur le territoire, qui fait partie du corps politique. Selon le plus récent paradigme des droits humains toutefois, toute personne jouit de droits fondamentaux que doit respecter toute autorité. Ce conflit oppose les États – qui revendiquent leur pouvoir d’expulsion – aux migrants – qui tentent de résister en faisant valoir leurs droits.

Les migrants irréguliers sont extrêmement diversifiés

Les migrants irréguliers ne composent pas une communauté homogène. Bien qu’ils soient généralement jeunes, en santé, de sexe masculin et sans qualifications, leur portrait se diversifie rapidement.

L’irrégularité de leur statut administratif s’explique de différentes façons. Ils peuvent être arrivés avec un visa temporaire pour tourisme, études ou travail, et avoir décidé de rester. Ils peuvent être entrés clandestinement à l’aide de trafiquants ou avec de faux documents. Ceux-ci peuvent être contrefaits, ou altérés, ou entièrement valides mais appartenant à un tiers. Les migrants peuvent aussi avoir été laissés à leur sort lors d’un transit ou d’une tentative d’entrée dans un autre pays.

Ils peuvent aussi avoir été amenés au pays lorsqu’ils étaient enfants par    des parents demeurés en situation irrégulière : bien que scolarisés et intégrés    à la société comme tout autre résident, ils découvrent à l’âge adulte qu’ils ne détiennent aucun statut dans le pays qu’ils considèrent comme le leur. Ils peuvent avoir été appréhendés par les autorités le jour de leur arrivée, ou après vingt ans de résidence dans le pays. Ils ont peut-être une famille, des enfants qui sont citoyens, ils sont peut-être mariés à un résident permanent ou à un citoyen. Certains ont des vies professionnelles accomplies, s’intégrant facilement dans la communauté en général. D’autres restent dans l’ombre, tissant principalement des liens avec d’autres migrants irréguliers ou des gens de leur pays d’origine.

Tout cela démontre qu’il n’y a pas de modèle récurrent de migration irrégulière. Qui sait écouter découvre des récits différents et fascinants, aussi dignes de respect que tout autre.

Les migrants ont des droits

On aborde désormais les migrations irrégulières comme une forme de « criminalité internationale », ce qui justifie la non-reconnaissance des droits des migrants irréguliers. En effet, aucun État du Nord global n’a encore ratifié la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille de 1990, qui décrit en détail les droits de tous les migrants. Son « défaut » est de reconnaître des droits aux migrants irréguliers.

En droit international, seuls deux droits sont réservés au citoyen : le droit de voter et d’être élu, ainsi que le droit d’entrer et de demeurer dans le pays   de sa nationalité. Tous  les autres droits bénéficient également à l’étranger et  au citoyen, en vertu de leur humanité commune. Les étrangers jouissent du droit à l’égalité et ne peuvent être discriminés sur la base de leur nationalité.  Ils sont protégés contre le retour vers la torture et la détention arbitraire. Les enfants étrangers bénéficient de protections spécifiques. Les étrangers doivent avoir accès aux recours judiciaires et aux garanties prévues par la loi. Ils jouissent même de garanties en cas de menaces à la sécurité nationale. Au Canada, en vertu de l’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés, toute différenciation entre citoyens et non-citoyens doit être « raisonnable » et doit pouvoir se justifier « dans le cadre d’une société libre et démocratique ».

C’est ce que plusieurs tribunaux ont récemment affirmé. La Cour suprême du Canada a jugé contraires à la Charte les éléments discrétionnaires et le caractère secret de la détention prolongée, sans accusation, d’une personne visée par un certificat de sécurité. La Cour suprême des États-Unis a progressivement imposé des garanties judiciaires à la détention, à Guantanamo, des suspects interceptés dans la « guerre contre la terreur ».

Afin de protéger les droits humains, les garanties légales doivent être complétées par la mobilisation politique. L’histoire du xxe siècle a démontré que la majorité peut avoir tort et que les individus et les minorités doivent pouvoir défendre leurs droits contre les vœux de la majorité. Les groupes marginalisés ou vulnérables ont toujours eu à se battre pour leurs droits, entre autres devant les tribunaux, contre les pouvoirs exécutif et législatif, et souvent contre la majorité de l’opinion publique. Après les ouvriers, les femmes, les autochtones, les minorités, les détenus, les gais et lesbiennes, entre autres, c’est au tour des migrants de constituer la « frontière » du combat pour les droits humains.

Qui les défendra ? Généralement, pas les pouvoirs exécutif ou législatif. Les migrants sont d’utiles boucs émissaires pour les maux de nos sociétés. Ils ne   se plaignent que rarement et ne votent pas : ils sont donc juridiquement et politiquement insignifiants. Puisque personne ne contredit les discours natio- nalistes et populistes, l’opinion publique reste généralement indifférente à leur sort. Les ONG, les églises, les avocats et d’autres groupes de citoyens portent souvent seuls le fardeau de la défense de leurs droits.

Les migrants comme citoyens : expériences en cours

Les migrants font partie intégrante de la Cité : aussi devraient-ils en être reconnus citoyens. Ils seraient des citoyens avec un petit « c » puisqu’ils n’ont pas la nationalité ; mais, localement, ils seraient considérés sur un pied d’égalité avec tous ceux et celles qui vivent et travaillent dans la Cité. Les migrants irréguliers travaillent tous (ils ne peuvent pas se permettre de ne pas le faire) et leur exploitation contribue souvent à la compétitivité de secteurs économiques spécifiques. Ils paient des taxes sur tout ce qu’ils achètent ou louent, et utilisent peu les services publics. L’absence de statut administratif leur reconnaissant  des droits les vulnérabilise. Donner à ces personnes un statut significatif, même localement, contribuerait grandement à combattre l’exploitation et la discrimination. Pour répondre aux situations d’abus auxquelles font face les migrants en situation irrégulière, quelques communautés locales ont adopté une attitude différente : leurs décisions méritent d’être mentionnées afin d’inspirer d’autres collectivités.

Depuis 2004, une campagne « don’t ask, don’t tell » a été lancée à Toronto par l’organisation No One is Illegal, afin de rendre les services d’urgence, de logement social, de banques alimentaires, de soin de santé et d’éducation acces- sibles à tous, y compris ceux en situation irrégulière. Depuis, le conseil des établissements du district de Toronto a adopté la politique du « don’t ask, don’t tell » pour permettre à tous les enfants de fréquenter l’école, sans égard au statut de leurs parents.

Depuis la fin des années 2000, plusieurs villes américaines dont San Fran- cisco, New Haven et Oakland, accordent elles-mêmes des cartes d’identité aux migrants irréguliers. Un tel document ne donne pas le droit de résidence ni le droit de travailler, et ne peut pas être utilisé auprès d’agences fédérales à des fins d’identification officielle. Cependant, il constitue une preuve d’identité et de résidence au niveau municipal et facilite l’accès aux services locaux. Cette carte d’identité peut servir comme pièce d’identité pour l’ouverture d’un compte dans une banque participante ainsi que comme carte de bibliothèque municipale ; elle contient certaines informations sur la santé et les allergies de son détenteur, et une liste de contacts d’urgence.

Dans les villes de Princeton, Asbury Park et Trenton, au New Jersey, l’émission de pièces d’identité est encadrée légalement au niveau local, mais   ce sont des organisations communautaires qui la mettent en œuvre. La carte d’identité – municipale – qu’elles délivrent permet de demander de l’aide aux services d’œuvres caritatives, permet l’accès aux centres médicaux ainsi qu’aux services municipaux récréatifs. Ce document est offert à tous les habitants de ces villes pour ne pas stigmatiser davantage les migrants irréguliers. Les villes des États du Nouveau Mexique et de Washington ont décidé d’accorder des permis de conduire sans contrôler le statut légal des demandeurs, ce qui permet aux migrants en situation irrégulière d’avoir accès à plusieurs services localement.

Dans plusieurs villes américaines, dont San Francisco, les services de police ont décidé de ne pas poser de question sur le statut d’immigration dans le cours normal de leur travail afin de maintenir le lien de confiance avec tous les segments de la population : combattre la violence devient impossible si les victimes et les témoins n’appellent pas la police par crainte d’être déportés.

Dans nombre de pays européens, les résidents citoyens de l’Union européenne peuvent désormais voter aux élections locales ; quelques autres entités légales permettent aux étrangers résidents de voter aux élections locales, notamment dans des communes au Maryland, Massachusetts (Amherst et Cambridge), ainsi qu’à New York, Chicago et Arlington pour les élections des commissaires scolaires. En Nouvelle-Zélande, les migrants peuvent voter pour toutes les élections.

Tous ces exemples démontrent qu’il est possible de concevoir différemment la place des migrants vulnérables dans les sociétés d’accueil. Le statut migratoire continue d’être un facteur important au plan national et le pouvoir des États d’expulser les migrants en situation irrégulière n’est pas remis en cause : il est inscrit dans l’actuel régime légal international. Toutefois, les gouvernements locaux (régionaux ou municipaux) peuvent adopter un autre point de vue.    Ils n’ont pas nécessairement à collaborer à la mise en œuvre de politiques d’immigration qui ne sont pas les leurs (par exemple, en reliant leur base de données avec les agences d’immigration).

Citoyenneté et droits

L’idée centrale est qu’il ne devrait pas y avoir de statut particulier (ou de non-statut) pour les migrants à l’échelle locale : il n’y aurait qu’un seul statut pour tous les habitants de la Cité ou de la communauté locale. Toute personne qui y réside et qui participe aux dimensions économiques et sociales de la Cité devrait jouir d’un statut qui lui permet de bénéficier des services en fonction de sa contribution et de participer localement aux processus politiques de prise de décision.

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