9 février 2019, par Etienne Balibar
La violence des frontières et le drame de l’errance
On peut accorder cette thèse générale, qui considère la situation actuelle, à l’aune de l’histoire de l’humanité. Mais force est de prendre aussi en compte le fait que des changements qualitatifs se produisent, qui font surgir une nouvelle morphologie et de nouveaux problèmes politiques. Ils affectent en particulier l’affrontement entre les deux termes : la mobilité humaine d’un côté, les moyens institutionnels de la contrainte de l’autre, dont font éminemment partie les frontières. Ces transformations sont l’objet de nombreux travaux qui font de la frontière une « méthode » pour déchiffrer la mutation des rapports sociaux et les changements de fonction du « politique » à l’époque de la mondialisation. L’un des grands enjeux dont dépend l’avenir des régimes et leur qualité démocratique dans la conjoncture actuelle n’est pas seulement de savoir comment vont évoluer les flux de migrations en provenance du « Sud global », mais quelle position va prendre finalement la population plus ou moins récemment sédentarisée des pays du « Nord », ou plutôt dans quelles proportions elle va se diviser à propos de la signification et du traitement des migrations. Il m’est arrivé d’écrire que l’avenir de notre « civilisation » dépendait de cette évolution.
L’opinion dans nos pays est aujourd’hui partagée entre plusieurs tendances idéologiques : le sécuritaire, l’utilitaire, l’humanitaire, l’identitaire, diversement combinés, auxquels je crains de devoir ajouter une tendance génocidaire par cécité ou acquiescement devant des politiques d’élimination, comme on le voit en Méditerranée. Le privilège accordé à l’approche sécuritaire, dont l’accompagnement humanitaire est de plus en plus imperceptible, a conduit à une militarisation des opérations de refoulement et de « tri » des migrants, qu’illustrent parfaitement les choix politiques opérés par les gouvernements européens, en particulier la France sur ses frontières maritimes (Manche, Méditerranée) et montagneuses (Alpes franco-italiennes). On y voit jour après jour le coût en vies humaines de ce qui est appelé dans le projet de loi « Asile-immigration », adopté par le Parlement en avril 2018, une politique d’« immigration maîtrisée et de droit d’asile effectif »… De son côté, le président Trump désigne la colonne de réfugiés honduriens, tentant de venir demander l’asile à la frontière américano-mexicaine, comme une « invasion » qu’il faudrait repousser par la force. Après la « War on Terror », l’ordre du jour est à la « War on Migration ». Les fortifications s’étendent, les camps prolifèrent et se pérennisent. En Méditerranée ou dans le golfe du Bengale, il n’est pas abusif de parler de tendances génocidaires contre la population errante qui se trouve confinée entre des barrières hostiles, de plus en plus infranchissables : du rejet à l’entrée et de l’expulsion, on passe à l’élimination, et de là à l’extermination, non pas certes proclamée comme un objectif politique, mais organisée de facto à travers le renvoi des responsabilités, le refus des obligations internationales (y compris celles du droit de la mer), et surtout le démantèlement systématique des entreprises de secours émanant des associations humanitaires, dont le résultat est parfaitement prévisible (comme vient de l’illustrer tragiquement l’immobilisation de l’Aquarius). Mais tout cela n’est que la partie la plus visible (même si elle reste en partie dissimulée) d’une chaîne de violences et de pratiques d’élimination qui s’exercent tout au long du parcours migratoire, livrant les errants à la brutalité des passeurs, des violeurs, des exploiteurs, des seigneurs de guerre ou des milices, des forces armées d’État aussi bien « souverains » que « faillis »…
Pour compléter ce tableau, je dois maintenant introduire un aspect institutionnel concernant le retournement du droit d’asile. N’oublions pas que celui-ci, même si c’est sous des conditions qu’on peut considérer comme restrictives, fait partie des obligations internationales des États en vertu des conventions de Genève de 1951 et des textes ultérieurs qui les ont complétées. Mais les pratiques actuelles ont réussi à transformer de facto le droit de l’asile en un instrument d’élimination et de refoulement des êtres humains dans l’errance indéfinie, en raison notamment de deux facteurs. Il y a d’abord le redoublement « en cascade » des barrières et des points de contrôle « souverains » qui ne constituent plus une seule frontière, mais une succession d’obstacles échelonnés tout au long d’un axe Nord-Sud, de part et d’autre de la Méditerranée. La violence se dissémine ainsi autour des « frontières » théoriques. Ce qu’on voit émerger, ce sont des zones frontalières devenues indiscernables des territoires eux-mêmes, des régions d’insécurité pour des centaines de milliers d’êtres humains en situation d’errance. La région méditerranéenne tout entière en est un exemple, mais aussi bien le Sahel africain, l’Amérique latine autour du foyer de « guerres civiles » colombien et vénézuélien, l’Asie du Sud-Est autour du golfe du Bengale, etc. Il y a d’autre part la transformation par les États de masses de migrants refoulés, puis pourchassés dans les périphéries des points de regroupement (comme en ce moment au nord de Paris), en réfugiés sans refuge possible, puisque leur condition a été « illégalisée » par avance. Cette situation conduit au brouillage sémantique total de la distinction officielle entre les migrants et réfugiés, qui est cependant maintenue comme instrument de discrimination et comme écran de fumée idéologique.
C’est ce qui nous conduit à rechercher un dépassement de l’opposition entre les deux catégories au moyen d’un nom applicable collectivement à tous ceux qui, aujourd’hui, au cœur de nos territoires nationaux, sur leurs bords fortifiés ou dans les zones d’insécurité qui les englobent, tentent de se déplacer et de survivre. Beaucoup d’associations de solidarité utilisent le nom d’exilés, qui connote le fait de se trouver désormais en terre étrangère, hostile ou accueillante. J’emplois de préférence celui d’errants (et d’errantes), pour mettre l’accent sur l’instabilité et l’insécurité maximale d’une condition qui n’est pas seulement en quête de secours et d’hospitalité, mais repoussée loin des rivages et des ports, et persécutée par les pouvoirs étatiques. Le fond de la question, cependant, c’est la transformation de certains étrangers en ennemis communs du système des États (et notamment des plus prospères, ceux du « Nord » de la planète, dont font partie naturellement beaucoup de nations de l’hémisphère Sud : Australie, etc.). À cette transformation qui vient battre en brèche des acquis considérés comme fondamentaux de la morale et du droit, contribuent quotidiennement la peur et la haine de l’étranger « errant », qui font glisser le nationalisme vers une nouvelle forme de racisme généralisé.
La « partie mobile de l’humanité »
Les analyses qui concernent l’évolution des migrations et la proportion des êtres humains qui se trouvent en situation de déplacement volontaire ou forcé par rapport à leurs lieux d’origine ne sont pas concordantes, peut-être parce qu’elles ne se réfèrent pas aux mêmes catégories de population. Ces contradictions ne sont peut-être qu’apparentes, si on prend soin de distinguer ce qui relève d’un changement quantitatif et d’une modification qualitative dans le régime des migrations. Sur la très longue durée, l’humanité est entrée dans un nouveau type de flux qui modifie sa répartition entre sédentaires et nomades, et le sens même de ces mots. Après la décolonisation, le sens des migrations principales s’inverse : il devient majoritairement Sud-Nord après avoir été Nord-Sud pendant des siècles. Mais il faut tout de suite apporter un énorme correctif à cette vision, puisqu’on sait que la plus grande partie des déplacements de population aujourd’hui se fait à l’intérieur du Sud… Il n’en existe pas moins une réalité postcoloniale nouvelle (idéologiquement perçue comme choc en retour de l’impérialisme), qui repose la question du « settlement » entre anciens et nouveaux pays d’émigration et d’immigration. Elle donne lieu aux exploitations tendancieuses que symbolise l’idée du « grand remplacement », ou qu’illustrent les prophéties d’universitaires-journalistes comme Stephen Smith dans son ouvrage La ruée vers l’Europe : La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, 2018, dont le président Macron a fait l’éloge, avant que les démographes sérieux n’en réfutent complètement les bases.
Ce qui semble caractériser la nouvelle configuration des déplacements de population, c’est à la fois la multiplicité des causes et l’addition des effets. C’est pourquoi nous avons besoin d’une phénoménologie soignée des situations qui « déstabilisent » et « déracinent » des groupes humains, pour envoyer sur les routes de l’exil des individus représentatifs de toute une partie de l’humanité, qui sont en même temps, d’une façon ou d’une autre, des rescapés de la violence et de l’élimination. Doivent y figurer l’extension des zones de mort de la planète, que leur origine se situe principalement dans la guerre civile ou dans la persécution de minorités, mais aussi dans les catastrophes sanitaires (Syrie, Myanmar, Colombie et Venezuela, Afrique centrale…) ; leur recouvrement partiel avec des zones d’effondrement de l’État, qui résultent en particulier des interventions impérialistes (Irak, Libye) ; surtout les effets de la nouvelle accumulation par dépossession du capitalisme financier, que l’écrivaine et femme politique malienne Aminata Traoré a justement comparés à une « guerre économique » contre les populations africaines vivant de l’agriculture ou de la pêche. À quoi va s’ajouter la dévastation climatique. Le point important pour ce qui nous concerne est que les effets de ces processus de violence politique ou économique aient cessé d’être purement locaux. La mondialisation établit une chaîne continue entre l’économie de la violence et le régime des migrations. Elle engendre dans la souffrance ce que j’ai appelé une « partie mobile de l’humanité ».
Cette partie est invisibilisée par la clandestinité à laquelle elle se trouve condamnée, mais elle devient de plus en plus visible (non sans extraordinaires déformations de perspective) par la violence de la répression dont elle fait l’objet, qui multiplie sur les trottoirs des villes, dans les « jungles » périurbaines ou au voisinage des ports et des postes-frontières des rassemblements de fugitifs misérables. Le travail des associations d’aide ou de secours s’emploie à accroître cette visibilité tout en rectifiant la déformation dont elle s’accompagne. L’image n’est pas celle d’une classe (et pourtant les migrants contribuent pour une part importante à la reproduction d’une force de travail surexploitée), ce n’est pas non plus celle d’une race (mais il ne fait aucun doute que, de plus en plus, les stigmates postcoloniaux et xénophobes se concentrent sur les migrants, pour en faire des objets de crainte et de haine). On peut emprunter à Antonio Negri et Michael Hardt leur catégorie de la multitude, à condition de ne pas « généraliser » abusivement : les errants sont entre 2 et 3 % de la population mondiale, mais cette « minorité » est concentrée sur certains points (ou plutôt sur certaines routes), et elle est hautement représentative de l’ère de périlleuse instabilité dans laquelle entre l’humanité. Elle nous confronte à un dilemme fondamental : comment traiter les conséquences du fait que l’humanité entre dans un nouveau rapport à ses territoires (ce qu’on pourrait appeler, avec Carl Schmitt, sans craindre la contamination de son programme politique, un nouveau nomos de la terre) qui n’a pas la figure d’une régulation, mais ressemblerait plutôt à un état d’exception normalisé, tout au long du trajet de la migration ? Et comment l’humanité « gouverne-t-elle » aujourd’hui, comment gouvernera-t-elle demain sa propre mobilité, sa propre distribution entre la sédentarité et le nomadisme, sa propre division entre condition de sécurité et condition d’errance ?
Cela nous renvoie aussitôt à une question de méthode : car, s’il n’y a pas, à l’évidence, de conciliation immédiatement possible, « objective », entre le point de vue d’en haut, celui des États et des agences internationales qui gèrent la répartition des errants au moyen de leurs « savoirs-pouvoirs », et le point de vue d’en bas, celui des être humains « sans État » (Arendt), ou privés de la protection des États et transformés en « non-personnes » (Alessandro Dal Lago), une question encore plus difficile est de savoir s’il peut y avoir, en dehors même des États, un point de vue commun aux êtres humains qui sont en position d’accueillir (ou de refuser d’accueillir) les migrants et les réfugiés, et ceux qui sont en position d’arrivants, accueillis plus ou moins durablement, ou au contraire refoulés, pourchassés, éliminés. Ces points de vue sont-ils inconciliables, sont-ils-antithétiques ? Quel est le « différend » (Lyotard) qui s’oppose à ce qu’ils trouvent un langage commun ? Pour essayer d’ancrer cette question dans une problématique historique globale, je crois utile de combiner la notion post-schmittienne du nouveau nomos de la terre avec un retour aux catégories qui avaient été élaborées par Marx sous le nom de « loi de population du capitalisme ».
La « loi de population » du capitalisme et la concurrence des précarités
De même que la mondialisation actuelle n’est qu’une phase d’un processus commencé il y a plusieurs siècles, elle représente elle-même une phase transitoire, nullement terminale, de ce processus. Mais aussi un point d’inflexion, qu’on peut rattacher à l’émergence d’un « capitalisme absolu », auquel la financiarisation permet de ne plus avoir affaire qu’à lui-même ou d’incorporer ses propres conditions de reproduction, bien que de façon profondément hétérogène et dysfonctionnelle. Elle nous confronte à une double impossibilité : traiter du problème politique (et anthropologique) qu’engendre l’errance migratoire du XXIe siècle de façon purement morale ou même « civique », c’est-à-dire universaliste, en faisant abstraction du mode de domination capitaliste qui met les masses en mouvement et, suivant les cas et les moments, les utilise ou les « jette » comme inutilisables ou excédentaires ; analyser les mécanismes démographiques du capitalisme dans une perspective purement « classique », non seulement sans impérialisme ou colonisation-décolonisation, mais sans « pays émergents », sans financiarisation, sans contraintes climatiques… Le retour à Marx, de ce point de vue, est donc un point de départ, mais ne peut constituer un point d’arrêt. Il doit lui-même être effectué dans la perspective d’une transition vers un nouveau type de théorie critique.
Le cœur de la théorisation de Marx à propos du « rapport social capitaliste », c’est la corrélation qu’il établit entre la « loi d’accumulation » (ou de reproduction élargie) du capital et la « loi de population » qui en forme l’envers. Elle est exposée dans la VIIe section du Livre Premier du Capital (chapitre 23 pour la traduction française), en polémique constante avec les thèses de Malthus. L’intérêt et aussi la difficulté de cette théorie résident dans l’ajustement de deux catégories logiquement et historiquement hétérogènes, mais que Marx réussit à présenter comme les deux côtés d’une seule structure : d’un côté l’armée industrielle de réserve, catégorie économique relative aux alternances d’emploi et de chômage, correspondant aux cycles d’expansion et de contraction de la production et aux effets antithétiques des transformations technologiques ; de l’autre la surpopulation relative, catégorie démographique et anthropologique correspondant aux phases de la destruction des modes de vie « traditionnels » par l’extension du capitalisme (Marx distinguant à ce sujet une surpopulation « flottante », en excédent sur l’emploi réel mais potentiellement exploitable, d’une surpopulation « latente », constituée en particulier par les femmes et les enfants, et d’une surpopulation « stagnante », beaucoup plus considérable, dans laquelle il classe les paysans ou les artisans du « centre » et de la « périphérie » en voie de colonisation, promis à plus ou moins brève échéance à l’arrachement de leurs modes de production précapitalistes). La grande question est de savoir si l’articulation des deux notions et des processus qui leur correspondent (cycle de l’emploi, « libération » des vies humaines sans ressources) a un caractère fonctionnel, du point de vue du capitalisme lui-même. Mais comme l’expliquait déjà Marx, la surpopulation et la formation de l’armée industrielle de réserve sont aussi les moyens fondamentaux dont le capital dispose pour opposer les uns aux autres les porteurs de la force de travail. Il ne s’agit pas d’une régulation, mais d’un déséquilibre qui a une dimension politique autant qu’économique. C’est pourquoi, d’ailleurs, l’ajustement des deux catégories importe tellement à Marx : il recèle la clé d’une réflexion sur la façon dont le capitalisme décompose tendanciellement la « classe » des producteurs salariés en même temps qu’il la reproduit, et par conséquent sur les obstacles structurels qui empêchent les prolétaires de se constituer immédiatement en classe « pour soi » (unifiée, organisée dans la lutte contre le capital), en surmontant la concurrence entre les individus et les groupes qui la composent. L’unité de la classe exploitée est fondamentalement aléatoire, et le mot d’ordre « prolétaires de tous les pays unissez-vous ! » ne peut être suivi d’effets du seul fait de sa cohérence logique.
Il y a là certainement une base d’analyse qui conserve une grande valeur, mais à condition de tenir compte en même temps des effets d’aveuglement qu’elle comporte, ménageant la possibilité d’une revanche pour le nationalisme dans la « gauche » politique, comme on le voit lorsque des politiciens et des théoriciens se réclament du « marxisme » (ou de la tradition du mouvement ouvrier) pour déclarer qu’il est de l’intérêt des travailleurs de refuser ou limiter l’entrée des migrants et des réfugiés sur le territoire national, car elle alimente la formation de « l’armée industrielle de réserve » qui, à son tour, permet la compression des salaires et menace les droits sociaux. La faiblesse de Marx, c’est justement de donner à penser (pour contrer le malthusianisme) que les mouvements de population (qui englobent aussi des distributions inégales selon le genre ou la race) sont unilatéralement « au service » des fluctuations de l’armée industrielle de réserve, sans trop se poser la question de leur autonomie relative et des « contre-tendances » qu’ils impriment à la lutte des classes. Il voit l’effet de retardement plutôt que les effets d’antagonisme au sein de la « classe » elle-même, ou plutôt de son développement virtuel.
La question-clé, qu’on peut dire biopolitique au sens où certains marxistes ont détourné cette notion de Foucault, est celle des formes (ou modalités) sous lesquelles se présente aujourd’hui la « surpopulation relative » en tant que facteur de précarité de l’emploi et de la force de travail elle-même, avec des effets locaux de « surpopulation absolue », qui voit l’émergence de masses de gens en trop par rapport aux rapports d’offre-demande institutionnalisés : les « hommes inutiles ». Je pense qu’il existe deux formes tendanciellement disjointes, entre lesquelles existent des voies de passage, qui s’inscrivent dans l’expérience de quelques individus, mais qui demeurent profondément hétérogènes, et ne s’s’inscrivent pas, par conséquent, dans le continuum par élargissement progressif de la « réserve » du capital que décrivait Marx. Empruntant à la terminologie et aux analyses de Robert Castel (Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard 1995), j’appelle la première désaffiliation, parce qu’elle désigne la précarité du « centre », succédant au plein emploi relatif de l’économie keynésienne, qui se double d’une décomposition progressive des droits sociaux et des services publics assurant « l’intégration » (conflictuelle, mais réelle) des ouvriers et employés dans l’État dit « social », qui est toujours, notons-le, défini sur une base nationale. Cette désaffiliation touche bien entendu en particulier les banlieues ou les « quartiers » dans lesquels règne le chômage préférentiel excluant de la communauté les travailleurs (et notamment les jeunes) d’origine étrangère, mais pas uniquement. Elle devient une condition sociale générale. Empruntant cette fois à la terminologie de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad (Bourdieu et Sayad, Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964), j’appelle déracinement le phénomène d’arrachement aux modes de production et de vie précapitalistes (généralement situés dans la « périphérie » de l’économie-monde) qui font partie de ce que Saskia Sassen (Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, Gallimard, 2016) a appelé l’expulsion caractéristique du capitalisme financier à l’époque de la mondialisation postcoloniale (portant à la fois sur les humains et sur l’environnement).
Désaffiliation et déracinement créent deux types de précarité, dont l’une est tendanciellement sédentaire et l’autre tendanciellement nomade, donc ayant des rapports antithétiques au territoire et aux sentiments d’appartenance qui lui sont liés. Ces deux formes sont inégalement distribuées dans deux régions du monde (ce qu’on appelait récemment encore le « Nord » et le « Sud »), mais il s’agit plutôt d’une distribution structurelle que purement géographique, car la territorialisation elle-même est mouvante. Une telle antithèse affecte évidemment les nouvelles valeurs de notions telles que « nations », « races », « classes », « peuples ». Elle n’entre dans les logiques d’emploi du capital qu’au prix d’énormes dysfonctionnalités, d’un coût humain disproportionné, et peut-être même d’une divergence incontrôlable des effets politiques. Aussi longtemps qu’on n’en aura pas pris la mesure, et complètement analysé les formes, on ne pourra pas affronter collectivement les questions de solidarité humaine et de solidarité de classe dont dépend la possibilité de résister aux stratégies du marché et des États.