Les réfugiés rohingyas au Bangladesh : une population fragilisée 

DRICI Nordine, Vision internationale, 20 juin 2019

L’exil massif de réfugiés rohingyas au Bangladesh constitue bel et bien la plus grande crise humanitaire de ce début du XXIe siècle. Au-delà des défis humanitaires que cette crise soulève, les Rohingyas représentent l’exemple emblématique de populations victimes de déplacement forcé qui cumulent les vulnérabilités : apatrides depuis 1982, de nombreuses libertés individuelles et collectives leur étaient restreintes voire interdites en Birmanie. Au Bangladesh, les Rohingyas survivent difficilement malgré l’aide internationale et l’appui de nombreuses associations de solidarité internationale. Leur déplacement forcé vient interroger les capacités de résilience des autorités bangladaises et des communautés hôtes. Sans existence juridique, les Rohingyas demeurent la proie facile de passeurs et de trafiquants d’êtres humains au Bangladesh, en Malaisie et en Thaïlande [1].

Afin de comprendre cet imbroglio humanitaire, politique et stratégique, cet article reviendra sur ce que sont les Rohingyas, la genèse du conflit et des déplacements forcés, les enjeux humanitaires et les perspectives de sortie de crise.

Vivant dans l’État d’Arakan, la population rohingya est estimée à près de 2,5 millions de personnes au total, dont 1,2 millions au Bangladesh. Les Rohingyas de Birmanie ne font pas partie des 135 ethnies officiellement reconnues en Birmanie. Ils ne jouissent que d’un accès très limité aux services de base (nourriture, accès aux soins primaires, éducation), et sont la cible de discriminations sociales (autorisation préalable avant un voyage ou un mariage, restrictions au marché de l’emploi). Ils constituent également la cible privilégiée de captations foncières, souvent en lien avec le positionnement géographique et stratégique de la Birmanie dans le cadre de la concurrence économique et commerciale que se livrent, dans l’État d’Arakan en particulier, la Chine et l’Inde. En Birmanie, les violences politiques ont régulièrement engendré des déplacements forcés de Roinhgyas [2]. Pour rappel, l’afflux massif des Rohingyas de l’État d’Arakan vers le Bangladesh à partir du 25 août 2017 est consécutif à des attaques armées menées par l’Armée du Salut des Rohingyas de l’Arakan [3], et aux offensives armées très violentes de la part de l’armée birmane en retour.

Fin décembre 2018, le Bangladesh comptait plus de 1,2 millions de réfugiés rohingyas au Bangladesh, en grande majorité musulmane [4], avec près de 900 000 réfugiés qui vivent dans des camps de réfugiés (73 %) et 335 000 (27 %) qui vivent dans des communautés d’accueil. Concentrés à l’ouest du Bangladesh, plus particulièrement autour de Cox’s Bazar, ces réfugiés rohingyas se retrouvent dans deux sous-districts, Ukhia et Teknaf, avec une pression très importante sur les infrastructures en place, l’accès aux services de base et la population résidente. Plus de 80 % de ces réfugiés se trouvent aujourd’hui dans le camp de Kutupalong Balukhali Expansion Site. Parmi l’ensemble des réfugiés rohingyas, on comptait fin 2018 près de 20 % de femmes veuves cheffes de famille, et 55 % de mineurs. Les besoins en eau potable, en campagnes de vaccination sont énormes, et des épidémies de diphtérie et de rougeole sont fréquentes. Parallèlement, les enjeux de protection contre l’exploitation des personnes les plus vulnérables et les trafics sont prégnants. Plus de 920 millions de dollars seront nécessaires pour l’année 2019 afin de répondre aux besoins élémentaires (sécurité alimentaire, eau et assainissement, abri et gestion des camps, santé, protection, éducation et nutrition).

Sur le plan économique, la présence des réfugiés rohingyas de Birmanie a eu pour effet une hausse des prix de certains produits de base et de denrées alimentaires. Sur le plan écologique, la déforestation aura un coût humain dramatique puisque les sols seront moins fertiles et surtout moins résistants face aux glissements de terrain qui sont légion au Bangladesh.

Nombreuses ont été les tentatives de règlement et de négociation de sortie de la crise politique et humanitaire. Le 26 janvier 2018, le Bangladesh et la Birmanie avaient signé un accord par lequel 650 000 réfugiés rohingyas pourraient revenir dans l’État d’Arakan, avec comme engagement l’achèvement des opérations de rapatriement début 2020. Un retour sûr, volontaire, digne et durable des Rohingyas est aujourd’hui loin d’être assuré et ce malgré la signature, dans la perspective de créer les conditions d’un retour des réfugiés, d’un accord entre le Haut-Commissariat des réfugiés (HCR) des Nations unies, du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et du gouvernement birman en juin 2018 [5]. De son côté, la Cour pénale internationale a décidé en septembre 2018 de se pencher sur les allégations de violations des droits fondamentaux des Rohingyas de Birmanie [6], et les Nations unies ont publié à la même période un rapport suite à la mission indépendante d’établissement des faits sur des allégations de violations des droits de l’Homme, dans trois États de Birmanie.

Concernant l’accueil des « nationaux du Myanmar déplacés de force », vocable utilisé par le Bangladesh pour ne pas reconnaître les réfugiés rohingyas comme réfugié [7], la position bangladaise souffle le chaud et le droit. De souple jusqu’à la fin des années 1980, elle s’est nettement durcie depuis le début des années 1990. Aujourd’hui, les autorités bangladaises ne tiennent surtout pas à ce que ces réfugiés restent ad vitam æternam sur le territoire bangladais. Une promiscuité qui engendre des conflits dans les camps, entre les réfugiés et les populations résidentes, les Rohingyas étant vus comme des musulmans plus rigoristes. Ils sont souvent victimes d’ostracisme d’une partie de la population résidente, qui les rend responsables de bon nombre de trafics, notamment du trafic de drogues qui prévaut [8]. L’enjeu de préserver une coexistence pacifique entre les communautés afin d’empêcher tout dérapage sécuritaire est donc de taille, alors même que la coordination humanitaire entre les neuf agences des Nations unies présentes, les 58 ONG nationales et les 54 ONG internationales, constitue un impératif catégorique et moral difficile à mettre en œuvre sur le terrain.

Du côté birman, quatre éléments président à un règlement de la situation dans l’État d’Arakan : la fin de la violence, un accès sans entrave aux populations touchées, le règlement des causes profondes du conflit et la volonté de mettre en œuvre un développement inclusif. Au-delà du dialogue entre la Birmanie et le Bangladesh, ces quatre éléments ne pourront être réalisés à moyen-terme sans l’engagement réel des puissances que sont la Chine et l’Inde. Du côté bangladais, trois exit strategies seraient envisageables : un rapatriement « au compte-gouttes » au long cours, qui pourrait prendre une moins une décennie ; une relocalisation interne, temporaire pour le Bangladesh, sur les Char, îles éphémères qui apparaissent au gré des moussons [9] ; et l’intégration locale qui, volens nolens, demeure la solution la plus réaliste. Si elle se concrétise sur le long terme, cette intégration locale ne sera pas sans conséquence sur le plan de la coexistence pacifique entre communautés (concurrence pour l’accès à la propriété foncière et aux services de base), avec une très probable escalade de la violence politique, un leitmotiv dans l’histoire contemporaine du Bangladesh.

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