Les trois crises du Brésil

Walter Sorrentino, L’Autre Brésil, juillet 2020
Au Brésil, Bolsonaro est le facteur aggravant de la crise épidémique. Poursuivant la remilitarisation de l’État, il est cependant de plus en plus isolé en raison de son incompétence, de son agressivité et de son ton menaçant à l’égard d’un front social et politique en construction. Rassemblant largement et cristallisant patiemment le mécontentement, cette lame de fond dont l’issue politique est encore incertaine, nourrit l’espoir de porter un coup d’arrêt à l’agonie du pays et de mettre le « bolsonarisme » hors d’état de nuire. Explications et analyses par Walter Sorrentino.   

L’accablante responsabilité d’un gouvernement remilitarisé

Une tendance qui caractérise la situation au Brésil est la confluence et l’aggravation de trois crises majeures. Dans la pandémie, le pays remporte le dramatique record du Covid-19, juste derrière les États-Unis, avec plus de 2,5 millions de personnes infectées et plus de 90 000 vies perdues à la fin du mois de juillet 2020. C’est plus que dans tout le reste de l’Amérique latine et des Caraïbes, bien que nous n’ayons qu’un peu plus du tiers de la population totale. Et le pic est estimé pour juillet-août…

Parmi les différents facteurs qui ont propagé cette infection insidieuse, il y a le fait qu’au Brésil, le gouvernement fédéral a été encouragé à saboter ouvertement l’isolement social, avec la diffusion généralisée de la chloroquine, proclamant l’aberrante contradiction entre sauver l’économie et non les vies. Bolsonaro a déjà destitué deux ministres de la santé, et aujourd’hui il a même militarisé le ministère – toujours sans titulaire – en nommant le général Pazuello ministre de la santé par interim et le colonel Élcio Franco, numéro 2. Il a mis en place une nouvelle méthodologie pour (dés)informer sur le nombre de cas et de décès par Covid-19, pour masquer l’impact de la maladie et pour favoriser la fin du confinement. Comme Trump, Bolsonaro conspire pour faire sortir le pays de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

L’autre crise est celle de l’économie et de ses profondes conséquences sociales. La pandémie a provoqué un choc brutal de l’offre et de la demande, s’ajoutant à une situation de dépression économique préexistante, avec trois ans de récession et trois ans de stagnation. On compte 8,6 millions de nouveaux chômeurs, à ajouter au plus de 40 % de la main-d’œuvre en situation de chômage ou de précarité. Le PIB a chuté de 1,5 % au cours du trimestre, avec une baisse estimée entre 5,7 % et 9 % pour l’année.

Bolsonaro, principal facteur de crise

En outre, se combine une autre situation critique, au niveau politique et institutionnel. Elle est causée par des actions permanentes de confrontation politique de Bolsonaro contre les autres branches du pouvoir de la République et de la Fédération, contre la gauche et contre l’intérêt national, afin de générer ouvertement des ruptures institutionnelles.

Dans ce domaine politique et institutionnel, on peut parler d’une deuxième tendance qui se renforce dans le pays. Bolsonaro subit un isolement politique croissant. Il est renvoyé dans le coin du ring, tandis que sa réaction agressive typique de ceux qui sont acculés grandit, avec sa technique politique qui consiste à ne jamais reculer, dans une fuite en avant permanente, faisant monter les enchères de ses menaces.

Convergences pour dire «Ca suffit»

 Une troisième tendance apparait dans ce contexte. Il s’agit d’un changement important de la situation: un large rassemblement des forces démocratiques, progressistes et populaires se met en place clairement pour dire «Ça suffit !» au gouvernement de Bolsonaro.

Ce mouvement comprend la majorité de la société civile, ainsi que des organisations populaires et des partis politiques. Manifestes et manifestations, initiatives de toutes sortes, intégrées par des forces portant chacune sa vision de l’avenir du pays, se retrouvent au même diapason. Ainsi se constitue un front efficace – qui n’est pas passé devant  le notaire! – pour la démocratie et un état de droit, pour la vie et les droits sociaux.

Les formes appropriées sont encore en discussion pour affirmer le poids de la rue et donner une dimension massive à la lutte politique, patrimoine génétique et historique du peuple brésilien. Les mouvements antiracistes et antifascistes se développent, les femmes et les jeunes sont super-actifs, de même que les fronts sociaux et les centrales syndicales. La question est de préserver la défense du confinement afin de sauver des vies humaines, et la reprise de l’économie alors que la pandémie s’intensifie encore et qu’elle est loin d’avoir atteint son paroxysme.

Face à ces éléments, les forces de la gauche et du centre-gauche, les progressistes en général, et les organisations populaires en particulier, sont en débat sur la question de savoir quel doit être le cœur de l’action politique en ce moment. Une réponse unifiée et cohérente est encore en construction. Pour les forces de gauche les plus déterminées, ce qui est décisif, c’est de mettre au centre la bataille pour la vie et la démocratie, pour une large union des forces afin de sauver la nation de l’abîme. Il s’agit d’unir dans l’action politique tous ceux qui sont prêts en ce moment à lutter contre l’adversaire principal, le bolsonarisme, en défendant la démocratie, quels que soient leur position passée, leur idéologie et leur projet politique futur.

Les issues aux crises seront politiques

Il est clair aussi que les forces les plus avancées doivent, dans le même temps, construire l’unité du peuple avec un nouveau projet pour sortir le pays de la situation actuelle. Pour un développement conforme à l’intérêt national, démocratique et populaire. Les deux tâches – un large front démocratique et l’unité populaire – interviennent sur deux directions complémentaires et imbriquées, mais différentes, avec des temps et des rythmes politiques différents.

La conclusion momentanée, c’est que l’agonie du pays peut se prolonger encore un temps. La clé réside dans le fait que les issues seront politiques. Elles ne sont pas encore définies, ni en ce qui concerne les moyens de faire sortir Bolsonaro du pouvoir, ni en ce qui concerne le jour d’après. Comme c’est le cas pour la politique en tant que science et comme art, ces constructions impliquent des pactes afin de produire les convergences possibles, dans un cadre déterminé de rapports de forces déterminés.

Le vecteur dominant du cours politique est la progression du Covid-19 et ses conséquences. Elles approfondissent et accélèrent la crise multiple du pays, conduisant à une perte de confiance croissante envers le pouvoir, de la part du peuple, et même de couches des forces dominantes. Le pouvoir est coincé par l’incapacité générale de son gouvernement face à la pandémie, la gestion ruineuse de l’État, l’absence totale de dignité, et n’a pas de base politique solide au Congrès (aujourd’hui il est sans parti). Bolsonaro est, en somme, le principal facteur de crise. Les solutions exigent une convergence de forces pour rendre possible un processus d’impeachment, pour sauver la démocratie, les droits du peuple et les intérêts nationaux.