FRANÇOIS BONNET, Médiapart, 28 février 2020
En 2003, le grand historien Tony Judt, d’origine britannique et devenu l’une des figures du monde intellectuel juif new-yorkais, publiait dans la New York Review of Books un texte aux allures prophétiques et qui allait faire scandale. Analysant le sionisme comme un avatar des nationalismes ethniques centre-européens, il estimait que l’État d’Israël était un anachronisme et s’en prenait vivement aux dirigeants israéliens responsables d’un processus de paix assassiné. « La déprimante vérité est qu’Israël aujourd’hui est devenu mauvais pour les Juifs », écrivait-il.
Quinze ans plus tard, c’est au tour de la célèbre sociologue Eva Illouz de publier en septembre 2018 dans le quotidien israélien Haaretz un long article intitulé « L’État d’Israël contre le peuple juif ». Son propos: l’État d’Israël, son régime et les politiques conduites sont contraires aux intérêts des citoyens juifs israéliens et aussi à ceux des Juifs en général.
Fin connaisseur d’Israël, Sylvain Cypel s’est inspiré de ce titre pour publier un essai fortement documenté et qui mériterait un large débat en France. L’État d’Israël contre les Juifs (éditions La Découverte) n’a rien d’un pamphlet. C’est un livre fortement documenté, par les enquêtes de terrain de l’auteur, par les nombreux entretiens conduits mais aussi par une exploration minutieuse des débats extrêmement riches qui traversent le judaïsme américain et certains cercles intellectuels israéliens. En regard, l’impossibilité de mener en France de tels débats sans sombrer dans l’invective et les accusations immédiates d’antisémitisme apparaît désespérante.
Le propos principal du livre de Sylvain Cypel est de raconter la lente dérive de l’État d’Israël vers un régime ethniciste, raciste, belliqueux, faisant un usage systématique et disproportionné de la violence à l’encontre des Palestiniens. C’est la mise en place progressive de ce qui ressemble fort à un régime d’apartheid, c’est aussi un régime illibéral passant des alliances avec des régimes autoritaires tandis que l’extrême droite israélienne n’hésite pas à se rapprocher aux États-Unis avec des groupes évangéliques ou quelques porte-voix des suprémacistes blancs.
C’est cette dérive, écrit l’auteur, qui menace aujourd’hui les Israéliens eux-mêmes mais aussi, par ricochet, les Juifs du monde entier. L’alliance Trump-Netanyahou a accéléré encore cette évolution. Et c’est une droite nationaliste et coloniale (au pouvoir durant 39 ans ces 43 dernières années) qui a gagné la bataille culturelle et remodelé la société israélienne. Une illustration spectaculaire de cette dérive est l’adoption, en juillet 2018, d’une loi définissant Israël comme l’État-nation du peuple juif, un texte qui installe la discrimination entre citoyens israéliens juifs et non-juifs.
Par contrecoup, de plus en plus d’organisations juives américaines, de chercheurs, d’intellectuels s’éloignent depuis quelques années d’Israël. Ils explorent les contours d’un renouveau du judaïsme diasporique. Ils refusent d’être assimilés de près ou de loin à un régime israélien à la fois surpuissant par rapport aux Palestiniens mais de plus en plus isolé. Cette partie de l’ouvrage, parce qu’elle nous détaille des recherches et débats inexistants en France, est sans doute la plus passionnante.
L’État
d’Israël contre les Juifs
Par Sylvain Cypel
Éditions La Découverte, 330 pages